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Fracture générationnelle en Tunisie : Une jeunesse sans leaders et sans héros

En écoutant le président de la république déclarer dans un message vidéo que «l’avenir du pays repose sur sa jeunesse qui doit édifier un Etat du 21e siècle, pas un Etat du 17e, pour que la région, en particulier la Tunisie, puisse rattraper le retard qu’elle a sur les pays développés», nous sommes tentés de lui demander de quelle jeunesse parle-t-il ?

Par Khémaies Krimi

Si, Béji Caid Essebsi (BCE), qui s’adressait au Forum Moyen Orient Méditerranée sur la jeunesse (25-26 août 2018, à Lugano, en Suisse), fait ici allusion à la jeunesse tunisienne, cette dernière, dans son hétérogénéité, ne croit plus, depuis belle lurette, au pays et encore moins à l’Etat. La question est alors de savoir de quelle manière BCE compte-t-il édifier un nouvel Etat moderne avec des jeunes anti-Etat et antisystème.

Que peut-on attendre d’une jeunesse qui tourne le dos à l’Etat ?

C’est que l’aversion des jeunes pour la Tunisie est telle qu’il faut être vraiment aveugle pour ne pas la voir et la sentir.

En effet, l’écrasante majorité de nos jeunes, qu’ils soient étudiants studieux, chômeurs oisifs, cadres actifs, médecins, ingénieurs, universitaires, entrepreneurs, ouvriers ou autres, ne rêvent que de quitter la Tunisie et de louer leurs services à d’autres pays qu’ils estiment plus accueillants et plus viables.

Les étudiants tunisiens suivant des études à l’étranger, quant à eux, ne reviennent plus au bercail, et ce, même s’ils y ont encore un patrimoine à valoriser.

Cette désaffection a pris de l’ampleur, depuis le soulèvement du 14 janvier 2011 et surtout après que les «insiders» ou les «makhzeniens» contre-révolutionnaires aux intérêts bien établis ont confisqué «la révolte» et en ont fait un butin qu’ils se sont partagé avec les corrompus d’hier et ceux d’aujourd’hui, qui se recrutent principalement parmi les islamistes obscurantistes aux penchants terroristes.

Ainsi, une fois formés et entretenus au prix fort par le contribuable, ces jeunes, aux diverses spécialisations, font feu de tout bois pour migrer vers d’autres cieux plus accueillants.

Quant aux jeunes qui sont obligés de rester dans le pays, ils ont appris à manœuvrer en marge de l’Etat et de ses institutions et à survivre d’expédients, entre débrouillardise et informel.

Ces jeunes tunisiens qui boudent leur pays et ses institutions ne sont pas homogènes. Il y a les cadres qui veulent migrer pour bénéficier de meilleures conditions et des rémunérations plus gratifiantes. Il y a les chômeurs non qualifiés exclus totalement de la société, qui sont prêts à courir tous les risques, y compris celui de consentir au sacrifice suprême. Il y a aussi les jeunes plus ou moins rangés ou résignés, qui cherchent à imposer, dans le pays, un nouveau mode de société en dehors ou en marge des institutions de l’Etat.

Quant la Tunisie forme gratis des cadres pour l’étranger

Pour les jeunes cadres candidats à l’émigration (médecins, paramédicaux ingénieurs, universitaires…), les choses ont tendance à bien se passer. Bien formés, ils sont sollicités par tous les pays riches (Golfe) et industrialisés (France, Allemagne, Canada…).

Certains pays, comme la France, cherchant à profiter de ces compétences bon marché, ont mis en place des mécanismes pour faciliter leur venue et leur installation. Le gouvernement français a ainsi institué la carte «Compétences et talents». Il s’agit d’un titre de séjour attractif, destiné à susciter des vocations chez les étrangers les plus compétents et les plus talentueux. Elle leur offre la possibilité de s’installer en France avec leur famille pour une durée renouvelable de trois ans. Le public visé par cette carte est très diversifié : diplômés de l’enseignement supérieur, professionnels qualifiés (quel que soit le niveau du diplôme), médecins, ingénieurs, opérateurs économiques désirant investir en France…

S’agissant des jeunes non-qualifiés, environ un million lâchés dans la nature, selon Maher Ben Dhia, ancien ministre de la Jeunesse et du Sport dans le gouvernement de Habib Essid, la situation est plutôt préoccupante et dramatique. Sans encadrement et sans accompagnement de qualification, ces jeunes oisifs se trouvent, en effet, en face de quatre possibilités : la débrouillardise et la survie au quotidien, la criminalité et la drogue, la migration clandestine avec tout ce qu’elle comporte comme risques et le jihad islamiste et ses atrocités.

Est-il besoin de rappeler ici que ces jeunes désœuvrés sont de plus en plus aventuriers et de plus en plus violents. Ils n’ont plus peur de rien. Ils osent organiser un sit-in pour bloquer une usine, braquer des passants et des usagers du transport public, qui plus est, en plein jour, affronter la police et même tuer de sang froid. Comble de la témérité et de l’inconscience, une jeune délinquante s’est permis, récemment, de faire un strip-tease dans un wagon de métro.

Fracture générationnelle et dissidence de type nouveau

Quant aux jeunes diplômés sans emploi, certains d’entre eux commencent à faire preuve de créativité et à se prendre en charge en dehors des circuits officiels de l’Etat.

À titre indicatif, dans le domaine culturel, et alors que les fonds publics destinés à ce secteur sont en net recul, on assiste, depuis 2011, à une ébullition de la jeunesse qui fait preuve d’une immense créativité, sur le plan de l’expression artistique comme dans celui de l’organisation, dont la révolution numérique a multiplié les possibilités.

Cette révolution numérique offre, également, aux jeunes start-uppeurs de nouvelles opportunités pour s’installer pour leur propre compte, créer des entreprises et des emplois et s’imposer sur le vaste marché international.

Récemment, deux groupes de jeunes inventeurs tunisiens se sont distingués de la plus belle manière à l’étranger. Le premier ayant été classé, lors d’un événement à Mexico, champion du monde de robotique, tandis que le second a décroché une médaille d’argent en ingénierie en inventant une imprimante pour les personnes malvoyantes.

Même si elles demeurent encore rares et anecdotiques, ces petites réussites dénotent une nouvelle dynamique d’innovation et d’inventivité portée par des jeunes décomplexés et qui se positionnent à la croisée des innovations technologiques dans le monde.

Cela pour dire que les jeunes tunisiens, qui n’attendent plus rien d’un Etat impuissant, semblent décidés à compter sur eux-mêmes, en utilisant les moyens numériques à portée de main, et à monter des projets concrets en dehors des institutions et des entreprises publiques, qui ne les embauchent pas, et des partis politiques qui ne les écoutent pas.

Apolitiques, ces jeunes agissent dans la confusion, «sans leaders et sans héros», en comptant sur leur créativité et leur débrouillardise, souvent dans un cadre informel, en lorgnant sur les possibilités offertes dans un monde ouvert à l’intelligence, fut-elle sans papiers. L’essentiel pour eux c’est d’avancer. Ils sont en train de créer leur propre révolution à la faveur de cette fracture générationnelle entre les vieux et des jeunes d’un type nouveau.

Ce qui a amené Khadija Mohsen-Finan, politologue spécialiste du Maghreb et des questions méditerranéennes, qui enseigne à l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne, à qualifier cette «fracture générationnelle» de «dissidence de type nouveau». À méditer…

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