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Tunisie : L’impardonnable tort de faire confiance aux islamistes

Au moment où Ennahdha croyait avoir réglé la question avec son lourd passé de violence, voilà que le comité de défense de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, assassinés par des extrémistes religieux en 2013, se met à rappeler les islamistes à leur bon souvenir en remuant la cendre des morts.

Par Yassine Essid

Dans la perspective des prochaines élections, l’avenir s’annonce pour Ennahdha sous les meilleurs augures : un parti devenu majoritaire au parlement, mais qui ne revendique rien, ne se mêle de rien, observe, compte les coups et se contente de regarder l’opposition s’effilocher fil a fil. Car pour Ennahdha «une maille de moins défait tout le tricot» et Nidaa Tounes, victime d’une déperdition inouïe de ses députés et la perte de l’unique espoir qui allait avec, a perdu son titre et se retrouve relégué à la troisième place derrière des partis de dissidents qui n’ont plus grand-chose à dire excepté «regardez, on est toujours vivants» et tentent désespérément de faire des petites combines d’appareil pour survivre.

Ennahdha «restera longtemps au pouvoir» (dixit Bouchlaka)

Comment en sommes-nous arrivés là? Pour y répondre, il faut essayer de démonter rétrospectivement la technique d’Ennahdha pendant son règne et après sa «fausse» éviction du pouvoir.

En 2012, les islamistes, à la faveur d’un soulèvement populaire et au terme d’une courte période de transition, s’emparaient, au prix d’une habile dissimulation, d’un pouvoir qu’ils étaient déterminés à ne plus céder. Le gouvernement actuel «restera longtemps au pouvoir», avait déclaré alors péremptoirement leur ministre des Affaires étrangères, Rafik Abdessalem Bouchlaka.

Ennahdha était alors travaillée par l’inébranlable certitude que du moment qu’il est au pouvoir, il entend le rester indéfiniment nonobstant l’issue que suppose le principe des élections démocratiques à venir et la volonté du peuple.

L’avènement du 6e califat et son corollaire, le retour au jihad.

La révolution ayant été faite par les autres, il leur revenait de droit de réformer. La structure pyramidale mise en place par Hassan Al-Banna dans les années 1930 réapparaît. Rached Ghannouchi devient le Guide suprême, et le conseil consultatif de la confrérie est à nouveau en place, avec un bureau exécutif, des cellules régionales, ainsi que le programme relatif à la philosophie de cette structure et les valeurs qu’elle porte. Il n’était plus question de démocratie, ni de liberté, mais d’une organisation sociale et politique d’un type nouveau dans l’histoire du pays : l’avènement du sixième califat et son corollaire, le retour au jihad.

Le départ de Ben Ali fut ainsi un coup d’Etat parfaitement réussi qui avait permis aux islamistes de sortir du royaume des ombres pour agir, telle une secte appelée à subjuguer l’Etat et la société elle-même en tous ses secteurs. Ils étaient décidés à tout abattre pour tout reconstruire. Il revenait à ses gourous de rejoindre la flatteuse lignée de Frères musulmans, allant de Hassan Al-Banna et Sayyid Qutb jusqu’au Sheikh Taqiuddin Al-Nabhani et aujourd’hui l’illuminé Abou Bakr Al-Baghdâdî, qui ont fait du retour au califat une nécessité religieuse et prioritaire dont la fin justifierait tous les moyens.

Pour durer, il fallait ensuite faire appel à tous les mécanismes d’installation d’une dictature religieuse : profiter de la crise économique pour faire croire aux pauvres et aux jeunes désœuvrés des lendemains qui chantent, exploiter leur abattement moral et leur promettre le paradis, utiliser progressivement les instruments de contrôle de la société par la perte de la conscience individuelle au profit de la conscience collective et ne réfléchir qu’en termes de umma et non d’homme ou femme libre et autonome, faire appel aux principes de la propagande et de l’endoctrinement, surtout au sein d’une jeunesse sans perspective d’avenir. Plus grave, recourir à l’usage de la répression indirecte en surveillant et en punissant les écarts de comportement à l’aide de brigades de zélotes formés à cet effet: femmes humiliées, jeunes filles agressées, imâms congédiés, mosquées confisquées, enseignantes et enseignants insultés et frappés, drapeau national arraché, et hissé à sa place la bannière noire de l’ordre salafiste.

Modèle d’hégémonie d’un parti unique religieux

Il y a là suffisamment d’éléments, qui datent presque d’hier, qui laissent envisager l’accès des islamistes au pouvoir comme un modèle d’hégémonie d’un parti unique, de surcroît religieux, qui cherche à contrôler tous les domaines de la vie sociale, jusqu’à la vie privée même des individus. On s’étonna à l’époque qu’on en fût à parler de dictature à propos d’un pays qui vient à peine de se débarrasser de ses tyrans.

Reste que, et de l’aveu même de Ghannouchi, le moyen le plus efficace pour assurer la pérennité de l’activité de la secte, le plus insidieux, le plus pressant, le plus patient, le plus habile, et qui finira par leur permettre de triompher des opposants les plus déterminés, consiste à noyauter tous les organes officiels de l’Etat, à commencer par les ministères régaliens, toutes les institutions, toutes les organisations sociales de masses : syndicats ouvriers, patronat, ordre des médecins, d’ingénieurs, ou d’avocats et toutes autres associations pour en faire le cœur dirigeant d’où émaneraient les directives qui iraient dans le sens souhaité.

La méthode la plus conforme à la stratégie du combat politique, tel que le concevait le fondateur des Ikhwân, stipule que tout passe par l’émergence d’un islam social et par le retour à la pratique religieuse et l’observance de la loi islamique.

Ennahdha devait par conséquent procéder en priorité à un recrutement massif de ses sympathisants dans l’administration et les entreprises publiques sous prétexte de contribution à l’emploi des jeunes, diplômés ou non.

Le maillage de la société et l’infiltration des institutions de l’Etat

Par ailleurs, dans la mesure où l’influence sociale passe par une présence active dans l’université, qui doit être à l’avant-garde de la réislamisation, quoi de mieux que la création de l’UGTE, un syndicat étudiant islamique qui fera concurrence à l’historique Union générale des étudiants tunisiens (Uget), trop laïque, et dont la toute première revendication était que… les cours soient interrompus aux heures de prière.

Il fallait aussi songer à transformer l’université en y imposant une armature pédagogique islamique par l’apprentissage d’une idéologie résumée en termes de «croire, obéir et, le moment venu, combattre en allant au jihad».

Le dernier chaînon, le plus efficace parce que le plus fidèle aux méthodes des Frères musulmans, est l’investissement associatif. Leur présence concrète dans le quotidien doit se manifester par la création d’associations paravents, notamment caritatives, alimentées par des fonds occultes, qui ne se réclament nullement d’Ennahdha, et dont la plupart sont liées à des mosquées privées. On a vu ainsi exploser sous le gouvernement de la Troïka, l’ancienne coalition conduite par Ennahdha, qui a gouverné de janvier 2012 à janvier 2014, un nombre incalculable de ces mosquées privées dans tout le pays.

En 2014, Ennahdha battue, accepte la défaite avec tout de même une confortable deuxième place au parlement, et se lance dans une politique destinée à embobiner l’opinion public. En dépit du pouvoir qu’elle avait pour s’imposer comme la première force d’opposition au régime, la confrérie a préféré prendre ses distances avec un passé peu reluisant. Elle participe au pouvoir, accepte d’importants sièges au gouvernement, son Cheikh devient un homme respectable, change de look, s’allie à l’adversaire de la veille pour composer un duumvirat, décide de se transformer en doctrinaire d’un islam démocratique qui lui vaut l’admiration des naïves élites occidentales, victimes alors d’un impitoyable islamisme radical, même s’il nous paraît, à nous, pour le moins incongru d’accoler d’une quelconque manière le qualificatif démocratique à une architecture d’obédience islamique.

Cependant, lorsqu’il s’agit des grandes questions qui engagent l’avenir du pays, les islamistes ne sont jamais là. Ils laissent faire, regardent en spectateurs indifférents le pays s’enfoncer dans la crise. C’est que le temps travaille pour eux car, contrairement aux apparences, ils sont occupés à résoudre un certain nombre de problèmes, à la fois de stabilité et d’ancrage, à se constituer une image de gens fréquentables, démocrates, capables de s’adapter au pluralisme politique, privilégient la voie pacifique, et cherchent, après avoir constitué des réseaux de sociabilité au sein des populations, à influencer la politique de l’Etat.

Tout cela, bien évidemment, sans s’écarter de leur agenda politique, ni dévier d’un iota de leur objectif d’instaurer, le moment venu, un Etat islamique dans lequel se réalise le bien pour l’ensemble du peuple.

Et si demain ils retournaient au pouvoir? Si leur retour devait susciter une vague de protestations et de résistance?

À l’exemple de leur idole de Turquie, les islamistes sont convaincus qu’il est devenu possible de freiner les forces démocratiques dans leur liberté de mouvement sous des prétextes fallacieux comme la trahison, le complot, ou même le blasphème, qu’on les accusera d’être ennemis de la nation. Il n’y a pas d’Etat qui ne se serve d’une façon ou d’une autre de la censure au moyen de l’appareil judiciaire ou policier et, à défaut, au moyen de la réprobation dite populaire afin de casser toute résistance.

Dans cette future configuration, d’autres militants seront chargés de consigner le moindre événement de la vie locale et les éventuelles anomalies, d’intervenir en force sur les réseaux sociaux afin d’y étouffer la liberté d’expression, contribuant ainsi au quadrillage idéologique du pays.

L’instauration d’un régime, qui ne reconnait plus le jeu démocratique pour s’imposer, assurera avec diligence la modification des structures existantes, le remplacement des élites dans les domaines politique, économique et culturel, et l’établissement dans certains organes, structures, institutions comme dans les milieux journalistiques et médiatiques, de dirigeants et de fonctionnaires politiquement fiables et acquis à ses idées.

Le parti islamiste tunisien rattrapé par son passé violent

Autoproclamé gardien de la morale publique, Ennahdha possède, contrairement aux autres partis, une grande capacité de mobilisation des troupes de militants, fortement idéologisés, passant sans scrupule du fanatisme au terrorisme, qui fonctionneront comme un instrument d’appoint d’autant plus efficace qu’ils sont censés à chaque appel exprimer et défendre ce qu’ils croient être les vraies valeurs de la société.

Au moment où Ennahdha croyait avoir réglé la question avec son lourd passé, retrouvé une certaine respectabilité et, pourquoi pas, réussi à parfaire son image auprès d’un électorat réticent et sans véritable alternative, feint de croire que l’avenir est assuré, que rien n’est perdu, que tout est possible, voilà qu’un comité de défense de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, dont les veuves n’avaient cessé de réclamer justice et n’en pouvaient plus de se faire balader par un Béji Caïd Essebsi engagé dans un misérable pacte qui le liait à Ghannouchi, se met à rappeler les islamistes à leur bon souvenir en remuant la cendre des morts.

Sans apporter des preuves irréfutables quant à l’implication directe des dirigeants d’Ennahdha, ses membres ont eu le mérite de dénoncer son implication par l’importance des officines qu’elle n’avait jamais cessé d’entretenir et au sein desquelles se tramaient, et se trament encore peut-être, d’abominables complots.

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