Par sa petite phrase provocatrice : «Il n’y a plus d’hommes en Tunisie», Mariem Dabbegh a poussé certains Tunisiens à montrer qu’ils vivent très mal les moments où ils sentent que leur virilité leur échappe.
Par Mohamed Sadok Lejri *
Mariem Dabbegh, la chroniqueuse mondaine à la réputation sulfureuse, est prise depuis quelques jours dans une tempête d’insultes et de vociférations. Elle avait déclaré, dans une émission de divertissement présentée par Amine Gara et qui passe sur la chaîne de télévision privée Attessia : «Il n’y avait plus d’hommes en Tunisie». La réaction des phallocrates, ô combien nombreux dans ce pays, ne s’est pas fait attendre.
Il serait utile de rappeler que, dans un pays comme le nôtre, les femmes comme les hommes sont concernés par la phallocratie. Sa déclaration lui a valu d’être clouée au pilori. Hommes et femmes s’époumonent, depuis quelques jours, à la traiter de tous les noms d’oiseaux. L’on assiste à un spectacle pitoyable digne d’une société gravement malade.
Perceptions vieillottes des rapports hommes-femmes
Des avocats sont même allés jusqu’à déposer une plainte contre elle. Ces hommes de loi n’ont pas l’air de crouler sous les dossiers. Pour mieux accabler la chroniqueuse, nombre de ses détracteurs n’ont pas manqué de tirer parti de la mort des deux soldats à Jebel Chaâmbi. Manque de chance pour Mariem Dabbegh, la diffusion à la télévision de sa déclaration sur les hommes a coïncidé avec le décès des deux jeunes militaires.
Tout le monde aura compris que tout ce beau monde essaye d’instrumentaliser l‘indignation provoquée par la sentence lapidaire pour mieux accabler Mariem Dabbegh. Comme quoi, les âmes viles et basses ne sont pas celles que l’on croit.
Les Tunisiens jouent la sur-virilité, depuis quelques jours, parce qu’ils n’ont pas saisi les nouveaux codes qui régissent les rapports entre les hommes et les femmes, ils ont du mal à assumer leur condition d’hommes du troisième millénaire investis des mêmes droits et devoirs que leurs compatriotes femmes. Ils veulent entrer dans la modernité sans remettre en question les perceptions ancestrales des rapports hommes-femmes et sans bousculer les normes qui relèvent du conservatisme social. En somme, les Tunisiens d’aujourd’hui parlent de virilité avec la vision d’hier.
En fait, la déclaration de Mariem Dabbegh n’est pas destinée à humilier les hommes, elle est sous-tendue par une conception moderne du rapport qui lie l’homme à la femme. Attardons-nous un peu sur cette terminologie, la «r’jouliya», source de maints malentendus.
La femme n’a plus besoin d’un Cro-Magnon
L’homme est censé protéger sa partenaire. Avant c’était une question de force physique, aujourd’hui c’est devenu une affaire de virilité intellectuelle et de force psychologique. La femme n’a plus besoin d’un Cro-Magnon. Avant, tous les Tunisiens adhéraient à un monde défini par des traditions qui conféraient une légitimité au pouvoir de l’homme et à sa domination. Le comportement machiste était consubstantiel à la virilité. Dans le monde d’aujourd’hui, la notion de virilité a subi une évolution profonde. L’homme protecteur et viril est maintenant celui qui procure un sentiment de sécurité à sa femme, c’est celui qui a de l’assurance, c’est celui qui est inébranlable et sûr de lui.
Le «rajel» (mâle) ne perd pas son contrôle et ne se lance pas dans une frénésie hystérique dès qu’une femme sort la fameuse formule lapidaire : «Il n’y a plus d’hommes dans ce pays.» Cette expression par laquelle les femmes persiflent les hommes en s’attaquant à leur virilité est outrageusement ressentie par les simples d’esprit.
Toutes ces explosions émotionnelles haineuses ne permettent pas aux hommes de retrouver leur virilité, bien au contraire, elles les font plutôt passer pour des gueulards psychologiquement fragiles aux yeux des femmes, donc pour des faiblards qui prétendent être ce qu’ils ne sont pas.
Un «rajel» ne s’acharne pas sur une femme
En effet, bon nombre parmi les détracteurs de la chroniqueuse de ‘‘L’Emission’’ simulent une virilité mal accordée à ce qu’ils sont réellement, ils se gavent d’apparences trompeuses et artificiellement entretenues, alors que, derrière toutes ces caricatures de la virilité, se cache un manque profond de confiance en soi et de virilité.
Un «rajel» ne s’acharne pas sur une femme qui dit ce qu’elle pense sans s’embarrasser de circonlocutions. Le fait de traiter Mariem Dabbegh de manière aussi vulgaire et avec autant d’allégresse est d’une lâcheté sans bornes. C’est même la négation de la virilité. Ces faux durs au langage ordurier ne défendent pas la virilité, mais forcent davantage l’illusion de virilité dans laquelle ils se laissent prendre éperdument. Ce n’est pas en s’adonnant à la vulgarité et à l’agressivité que les hommes reprendront le contrôle sur les femmes.
On a l’impression que certains tunisiens rêvent d’éradiquer de la surface de la terre les grandes gueules telle Mariem Dabbegh pour ne plus avoir à supporter cette liberté de ton avec laquelle elles n’hésitent pas à heurter certaines susceptibilités, cette hardiesse avec laquelle elles nomment les choses et ce mépris assumé à l’égard de la doxa. On a l’impression qu’ils rêvent de faire disparaître toutes ces femmes insolentes pour tuer en elles la chose qui les tourmente le plus : une virilité qui leur échappe.
La réaction des croisés de la virilité guerrière vis-à-vis des femmes qui osent prononcer la fameuse sentence «il n’y a plus d’hommes dans ce pays» relève de la pathologie sociale. Tous ces hommes qui jouent aux mâles prétentieux, fiers d’exhiber une virilité susceptible et vaniteuse, une virilité perçue comme menacée par la prononciation d’une simple phrase, aussi provocatrice soit-elle, ne font que compenser leur réel manque de virilité par l’agressivité et la grossièreté.
Des femmes comme Mariem Dabbegh s’amusent à jouer sur l’ego du mâle tunisien et sa suffisance. Et elles ne manquent jamais leur coup. En effet, des parodies d’hommes virils complètement fragilisés se manifestent, à chaque fois, avec véhémence. Ces machos blessés, tout en obéissant à une logique parodique, se mettent à afficher une pseudo-virilité exacerbée pour en imposer aux femmes. À chaque fois qu’une femme ose déclarer «il n’y a plus d’hommes dans ce pays» ou s’adresse personnellement à un homme en lui disant «tu n’es pas un homme», les hommes atteints dans leur virilité recourent aux invectives et aux insultes croyant infliger à la femme une correction dont elle se souviendra longtemps.
Une femme qui n’a pas froid aux yeux
Cette fois-ci, ces simplets dociles aux angoisses puériles nous ont offert un spectacle pathétique en sortant des tirades aussi ridicules les unes que les autres : «Ceux avec qui tu as couchés ne sont pas des hommes, Mariem?»; «Tu n’as pas eu l’occasion de rencontrer de vrais mecs, toi, dans les endroits huppés et les lieux à la mode que tu fréquentes!»; «On comprend que tu n’as pas vécu entourée de vrais hommes chez toi. Un vrai mec t’aurait appris à bien parler aux hommes, il ne t’aurait jamais laissée t’exposer de cette manière-là aux regards libidineux des hommes»…, lui assènent-ils depuis plusieurs jours dans l’espoir de voir leur «coup de poignard héroïque» provoquer des ravages psychologiques chez cette chroniqueuse controversée. Bref, des réactions d’hommes qui ne conçoivent la virilité qu’à travers le pantalon et l’agressivité qu’ils exercent à l’encontre de la femme qui n’a pas froid aux yeux et qui n’y va pas par quatre chemins pour dire ce qu’elle pense.
L’autorité de l’homme doit être légitime, la femme ne doit pas être soumise à boire le calice. Pour ce faire, l’homme doit faire en sorte qu’une femme se sente en sécurité avec lui, elle doit pouvoir se relâcher avec son homme et être à l’aise et épanouie avec lui. Elle doit se sentir bien en sa compagnie et non frustrée sous une chape de plomb. Il faut que l’homme comprenne «qui elle est» et non «ce qu’elle doit être». On n’exerce plus sa virilité en brimant la femme, mais en ayant un ascendant sur elle. Une femme ne doit pas avoir peur de son homme, elle doit l’admirer.
Le «rajel» ne doit pas avoir peur de supporter la tension qu’implique une vie de couple. L’homme doit être au centre des activités du couple et ne doit pas craindre la responsabilité pour que son autorité d’homme ne soit pas compromise et «profanée». Ainsi, il ne s’agit pas d’exprimer sa domination pour se rassurer quant à sa virilité ou de dominer pour dominer.
Le «rajel» ne doit pas se montrer trop fragile face aux difficultés, il ne doit pas se laisser aller à des manières déplaisantes avec sa partenaire en invoquant la dureté de la vie. Il doit être stoïque et rester calme sous la pression dont il doit avoir l’habitude. Un homme doit être solide et confiant, il transmet de la sorte, comme par un effet de contagion, cette force à sa partenaire.
Un «rajel» doit être une source de sérénité et non d’anxiété. C’est surtout à lui de subir la tension au sein du couple, la violence de la vie, la méchanceté des gens, de prendre des coups et de gérer les problèmes, sans qu’il ne tombe dans l’agressivité et l’aigreur et sans qu’il ne fasse de sa partenaire son souffre-douleur avec l’illusion de réhabiliter une virilité mise à mal au quotidien.
Un «rajel» n’essaye pas de récupérer une virilité déficiente, mise à mal ou absente, au détriment de sa partenaire.
L’éducation des mamans tunisiennes exacerbe le malentendu
En outre, il ne faut pas avoir peur de dire que l’éducation des mamans tunisiennes exacerbe le grand malentendu qui existe entre les hommes et les femmes, sinon à l’origine de cette guerre des sexes. Les mères tunisiennes apprennent à leurs enfants mâles qu’ils sont les rois du monde. Elles ne développent pas en eux l’esprit égalitaire et le sens du partage. Le Tunisien sait ce qu’il veut chez une femme : «Je veux qu’elle soit…»; «Il faut qu’elle ait…» ; «Il faut qu’elle fasse…» En revanche, il ne se pose jamais la question de la réciprocité : «Qu’est-ce que je dois donner?»; « Qu’est-ce que je mérite?»; «Suis-je en train d’exiger d’elle ce que j’exige de moi-même?»…
Il ne faut pas avoir de la réalité et se réfugier dans le déni : le Tunisien n’est plus un homme aux yeux d’un très nombre de ses compatriotes femmes. Non seulement il se montre complètement ringard en se soumettant à un référentiel de valeurs anachroniques, et ce malgré ses cheveux gominés et son look branché, mais en plus il se montre souvent irresponsable et reste avant tout le petit garçon de sa maman. Il n’a toujours pas compris qu’il ne peut pas être également le petit garçon de sa petite amie ou de son épouse. Les femmes en souffrent.
Les hommes également souffrent énormément de cette virilité qui leur échappe. La virilité a été largement redéfinie dans les sociétés modernes et les Tunisiens n’ont pas encore saisi son esprit. La signification attribuée à la virilité dans les sociétés maghrébines et arabes n’est plus en adéquation avec les aspirations de la femme tunisienne. C’est en conséquence de cela que les Tunisiens se bricolent une virilité factice, minable, avec le peu de moyens intellectuels dont ils disposent. L’on obtient, généralement, l’un de ces trois résultats : le ridicule, le trivial (barbare) ou les deux à la fois.
En effet, une virilité humiliée devient agressive. Le Tunisien vit très mal les moments où il sent que sa virilité lui échappe. Il doit apprendre à réfléchir un peu et se poser des questions au lieu d’envisager son rapport à la femme avec une sorte de rancune et à travers le prisme de la vengeance, au lieu d’être obnubilé par le besoin de se sentir supérieur à la femme, au lieu de rester tributaire de cette image d’homme archaïque, au lieu de se rassurer quant à sa virilité en se montrant pleinement satisfait de sa beaufitude.
Une franchise qui tranche avec l’hypocrisie ambiante
Mariem Dabbegh donne ses opinions tout de go et sa franchise tranche avec l’hypocrisie ambiante, sa façon de s’exprimer sans ménager la susceptibilité des téléspectateurs tranche avec une «certaine manière» de s’exprimer en public. Il n’en reste pas moins que ses détracteurs, un ramassis d’imbéciles dont la trivialité et la bassesse des injures le dispute au grotesque, doivent comprendre que la chroniqueuse de ‘‘L’Emission’’ joue un rôle avant toute choses, en l’occurrence celui de la bourgeoise hautaine, snobinarde, rompue aux mondanités et aux usages du beau monde. Ceux qui la fréquentent affirment que, contrairement aux apparences, cette jeune femme est authentique et magnanime. C’est généralement ceux qui ont un cœur d’or qui s’expriment avec le plus de sincérité et qui s’attirent les foudres des faux et des hargneux.
On a l’impression que Mariem Dabbegh prend sur elle les péchés des femmes hardies pour les «expier» des effronteries qu’elles s’autorisent avec les hommes. En se sacrifiant, elle sauve la Tunisienne Moderne à la forte personnalité et qui ne s’écrase pas devant le mâle. Pardonne-leur, Marie, car ils ne savent pas ce qu’ils font.
* Universitaire.
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