Broyant du noir, Ennahdha joue au matamore pour tromper sur le casse-tête que représente Youssef Chahed. Il leur tend une main de fer dans un gant de velours, retournant contre eux la stratégie, désormais reniée, de leur chef devenu l’otage des extrémistes de son parti.
Par Farhat Othman *
Le pire ennemi des islamistes est loin d’être celui qui appelle à leur exclusion, vrai complice objectif à la vérité, mais qui réussit à les prendre à leur propre jeu. La circulaire de Chahed sur le niqab le montre concernant cette négation de l’islam qui n’a jamais ni connu ni prescrit une telle invention de ses ennemis. Aussi importe-t-il d’oser le dire et aller plus avant dans la contestation de la lecture vérolée de l’islam du supposé principal soutien du chef du gouvernement.
C’est une telle lecture saine de l’islam qui prémunit Chahed de la moindre influence d’Ennahdha, l’imposant en allié indispensable dans la hantise des islamistes de ne pas perdre le pouvoir et donc le support de l’Occident, garant de leur pérennité en Tunisie. En effet, si l’on ne peut se passer d’islam en ce pays, il ne s’agit nullement de la fausseté d’Ennahdha, religion caricaturée, reniant le meilleur de l’islam, sa nature paisible de foi de droits citoyens et de totale liberté du fidèle dans sa vie privée.
Erreur sur l’otage d’Ennahdha
On se trompe donc lourdement de croire Youssef Chahed prisonnier du bon vouloir du parti Ennahdha pour rester ou non à la présidence du gouvernement. S’il est, aujourd’hui, un prisonnier de ce parti, c’est bien son propre chef de plus en plus isolé et dont la stratégie est plus que jamais contestée. Ce qui signifie la remise en cause de sa ligne se voulant moderniste et démocratique, celle qui lui a valu justement le renfort indéfectible de l’Occident avec une voie royale vers le pouvoir.
Car les intégristes du parti y sont plus que jamais puissants et freinent des quatre fers leur participation contorsionnée au jeu manichéen de leur leader. Ils assurent qu’une telle stratégie, bien que bénéfique sur l’immédiat et court terme, précipite leur perte et celle de leur lecture intégriste de l’islam. Faisant donc volte-face, ils ont renié la stratégie passée de leur chef, reniement manifesté par leur refus de publier ce qui devait être le manifeste d’Ennahdha pour les libertés, sa lettre concernant le rapport de la Commission des libertés individuelles et de légalité (Colibe).
Tout en y pratiquant son habituel jeu de clair-obscur, essayant de faire la part des choses, repoussant surtout le plus grave danger estimé être celui de l’égalité successorale, Ennahdha s’y montrait favorable à une certaine évolution législative, comme sur l’abolition de l’homophobie ou la levée d’anathème sur l’alcool. Ce faisant, ses faucons s’alignaient encore, quoiqu’à contrecœur, sur la ligne conciliatrice de M. Ghannouchi, voulant y voir juste du bluff; mais cette stratégie n’est finalement plus acceptée et son maître d’œuvre doit se soumettre ou se démettre.
Or, aux yeux de l’étranger, Ennahdha n’est rien sans Ghannouchi; il est toujours le garant de l’appui occidental aux islamistes. Aussi, son échec en son propre parti est assurément l’échec du parti en Tunisie pour laquelle il est exclu de basculer dans l’intégrisme, les intérêts bien compris de cet Occident l’interdisant.
Erreur sur l’islam tunisien
La Tunisie dépend de l’Occident qui ne peut y durer avec un islam intégriste à ses portes, imposé au peuple. Il ne devra s’y permettre d’aller trop loin, même au service d’intérêts impératifs immédiats; pas au-delà d’une période courte en tout cas, l’exception confirmant la règle. Car la Tunisie ne muerait pas en théocratie.
Or, imperceptiblement, elle y glisse; ce qui minera fatalement le socle même de l’édifice occidental dont l’ambition est de faire du pays la vitrine de son modèle, son arrière-cour où il fera bon de vivre et commercer; le commerce amoureux n’est-il pas le meilleur du commerce humain ? La religion du peuple tunisien, paisible et hédoniste, s’y prête; elle est une spiritualité ne versant point dans la religiosité comme on l’a vu avec Ennahdha au pouvoir.
Au vrai, l’obsession du pouvoir d’Ennahdha a aggravé chez lui une veine autoritaire issue d’une lecture faussée de l’islam, mise en œuvre par l’autorité politique arabe, pouvoir se voulant fort, dictatorial, et avec laquelle a été asservi le peuple, en usant comme d’opium. Au mieux, en Tunisie, l’islam devient un mercantilisme de la pire espèce; non meilleur gage de l’expansion d’un capitalisme sage et raisonnable, mais remake en plus sauvage de passé renié, reposant sur l’islam intégriste.
De cela, otage de son parti, le chef islamiste est conscient. Ce qui le tracasse, c’est moins la montée de la défiance dans le pays à l’égard des intégristes religieux que la confirmation en son parti de la résistance de ces derniers à ce dont il a toujours voulu faire l’atout de son jeu de cartes, n’étant pas loin d’en estimer l’évolution fatale : une conception humaniste de l’islam. Or, il la voit gagner du terrain alors que ses détracteurs, au lieu de se ranger à sa stratégie, la jugent en plus grand péril pour la mainmise qu’ils entendent avoir sur les esprits. Une telle conception d’islam de droits et de libertés attaque, pour eux, le cœur de cible de leur projet politique, dépeçant méthodiquement, avec logique et éthique, les fondements dont ils prétendent user et qu’ils ne caricaturent pas seulement, mais violent sans vergogne.
C’est d’autant plus grave que M. Chahed, avec les modernistes ralliées à lui, semble être le mieux placé pour répondre à l’impératif de la révolution virtuelle, délaissé sinon oublié, de l’État de droit avec des libertés effectives. En somme, l’islam politique d’Ennahdha est en train de finir les miettes de son pain blanc; c’est même du pain rassis, dans l’attente du pain noir. C’est bien le souci d’un Ghannouchi contrarié, otage et maître à la fois d’un parti aux abois, rêvant à la réédition des exploits de la troïka et du compromis historique avec un Chahed passant du statut d’affidé au stratégique allié.
* Ancien diplomate et écrivain.
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