Comme Kerkennah, la Tunisie est une île au cœur d’une Méditerranée secouée de drames. Leur destinée est cette identique attente lancinante de rompre avec une insularité synonyme d’abandon et d’exclusion.
Par Farhat Othman *
Résumée dans l’archipel des îles Kerkennah symbole d’un trait du caractère du Tunisien, l’âme profonde de ce qu’on n’appelait pas encore tunisianité est une indolence hédoniste.
L’autre trait est incarné par la bourgade isolée de Chebika, oasis suspendu sur ses hauteurs, qui constitue la seconde polarité psychologique du pays, trait de caractère en crête.
En une Tunisie effervescente aujourd’hui, le noeud de l’être semble relever de ce mot à la mode de consensus, balançant entre Chebika et Kerkennah, une fureur de vivre d’un côté et le désir voluptueux de la vie de l’autre, se résolvant souvent en une transition l’emportant sur les formes paroxystiques, autant de dionysies postmoderne.
Une telle âme est à ciel ouvert à la faveur de l’onde de choc qui dure depuis janvier 2011; on y voit la ruse de survivre reine chez un peuple en mal de vivre, devant avoir assez d’énergie tonique pour s’adapter aux conditions léonines qui lui sont faites et gérer sa misère, réussir sa survie. Et c’est en ces endroits, notamment aux îles Kerkennah, que l’on saisit le mieux le drame de l’abandon et de l’exclusion, tout autant qu’on y trouve l’opportunité d’en entrevoir l’issue au travers de l’essence libertaire de l’âme tunisienne, cette parfaite «plénitude du rien absolu» comme en parle Pessoa et qui réalise ce qu’on appelle génie tunisien.
L’attente d’un peuple réveillé à ses démons
En Tunisie, l’effervescence anomique, tellement durkheimienne, des rues, l’instabilité des gouvernements, le caractère erratique de l’idéologie au pouvoir et surtout l’absence de réalisations ont déçu, faisant définitivement perdre ce qui restait de prestige à la ville et au gouvernement central, envenimant l’opposition ancestrale dans la conscience populaire entre la ville et la campagne, la cité et la steppe.
Des barrières invisibles coupent plus que jamais la steppe de la ville, et elles ne sont pas juste nationales, mais aussi internationales et surtout méditerranéennes, stigmatisant tout un peuple réduit à l’état de masses informes d’un village du désert ou d’un archipel déshérité où les cercles du pouvoir national se retrouvent dans l’état d’attente qui est celui des gens de Kerkennah et de Chebika.
La ruralité de Chebika et surtout l’insularité de Kerkennah ont aujourd’hui une folle attente de combler au plus vite le fossé séparant le pays réel du pays légal, la coupure entre l’État et sa société. C’est l’âme à nu de la Tunisie qui s’offre au regard, se déclinant en exigence lancinante de vivre d’un peuple guère muet, quoique souvent assigné au mutisme, voyant se réveiller en lui son duo de démons lassés d’être contrariés de dormir en paix. Il s’agit de celui vilipendé par Bourguiba, tapi dans l’inconscient collectif, à la fois berbère et arabe, que manifestent divers signes, un langage incompréhensible sauf des connaisseurs.
C’est le langage perdu qui a justement été décodé à Chebika par Duvignaud qui en a fait un maître ouvrage de sociologie mondiale; et il est le même à Kerkennah. Le mot attente le résume, rappelant la nécessité du changement, toujours négligée, jamais oubliée, concernant l’archipel et l’oasis du sud du pays qu’aussi et surtout au pays déshérité du sud méditerranéen, l’île méditerranéenne qu’est la Tunisie.
Comme à Kerkennah et Chebika, l’attente en Tunisie, village méditerranéen, est un électron social, porteur de dynamismes intrinsèques ne manquant que de la flamme pour embraser la cécité politique et l’autisme idéologique la retardant de la part des villes et de ses puissants de part et d’autre de la Méditerranée.
En finir avec l’insularité de la Tunisie
L’attente des Kerkéniens, nés marins, épris du grand large, se vit aujourd’hui dans tout le sud méditerranéen en effervescence, gagnant de plus en plus les foules en cet âge qui est le leur, devenant une exigence de changement véritable adressé à un pouvoir institué encore emmuré dans ses frontières en tours d’ivoire, les empêchant de voir la puissance sociétale rugir comme une centrale souterraine en éruption.
Il s’agit de l’exigence d’une nouvelle philosophie pour la démocratie afin de n’être plus la chose de ceux qui ont le démon du pouvoir dans le sang, prêts à tout pour s’en saisir et l’exercer : une daimoncratie. C’est que non seulement on a réifié la démocratie en Occident, mais on la personnifie chez nous avec une mythologie de procédures exclusivement formalistes, sans contenu.
Ainsi, la vision de la démocratie demeure tributaire de conceptions dépassées, entretenues à la faveur d’un sommeil dogmatique qui n’a que trop duré, se contentant de la formalité électorale pour parler de démocratie même en présence de lois scélérates, de pratiques mafieuses. Du coup, on oublie les facteurs déterminants de la richesse et de la misère, de nature pourtant à faire vertu du vice. Ainsi, les qualités humaines des Kerkéniens se retrouvent-elles viciées par la misère puisque, de ces plus altruistes qui soient, on les dit se jalouser entre eux, se haïr même.
Il en va de même avec la misère de l’île tunisienne en Méditerranée, alliée à l’absence de la liberté de circulation de ses ressortissants, produit d’un blocage épistémologique manifestant la résilience dogmatique d’un désordre auquel on tient, car pérennisant une domination des riches n’ayant pourtant plus raison d’être. Aussi est-il temps pour une pensée hauturière, adogmatique, répudiant l’actuel galimatias démocratique de cabotage réduisant la démocratie à la théâtrocratie dont parle Platon dans ses Lois, ce pouvoir du spectacle tel qu’il se donne à voir en Tunisie. Or, du tsunami salutaire qui y a aboli l’ordre archaïque, basculant le pays dans le «dé-sordre» — qui n’est qu’une multiplicité d’ordres (des ordres) nouveaux —, on ne peut rendre compte que par une nouvelle épistémologie où prend fin l’insularité tunisienne à sens unique afin de renouer avec l’ordre juste d’une mer commune, communiant dans les droits et les libertés, dont la libre circulation.
* Ancien diplomate et écrivain.
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