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Tunisie : L’économie, épée de Damoclès ou parent pauvre du pouvoir politique?

Investiture aujourd’hui, 23 octobre 2019, du nouveau président Kaïs Saïed.

La première tâche urgente du président Saïed consiste à veiller à ce que les négociations pour la constitution du gouvernement aillent rondement pour ne pas perdurer les risques qui pèsent sur l’économie. Et éviter de se trouver avec un chef de gouvernement très politique, peu «présentable» à l’international et surtout «incompétent» en économie et en gouvernance des affaires publiques.

Par Moktar Lamari, Samir Trabelsi et Najah Attig *

Élu haut la main (avec 72% des suffrages), sans parti politique pour le soutenir ni équipes pour le conseiller; sans programme politique ni budget de campagne, Kais Saïed est depuis ce matin le président en exercice de la Tunisie, et pour un mandat de 5 ans (2019-2024). Un succès inédit en démocratie!

Ce président, à qui tout semble réussir du premier coup, ce président qui manie l’art du verbe et la rhétorique à merveille, doit maintenant sortir de sa zone de confort, pour affronter le vent de face, avec tout cela peut comporter comme risques et incertitudes. Il sait que les Tunisiens et les Tunisiennes ont les yeux rivés sur lui, espérant qu’il arrive à changer leur vie et à sortir l’économie la Tunisie de la trajectoire descendante dans laquelle elle s’est engouffrée depuis 2011.

Ses trois millions d’électeurs ont aimé son image, son intégrité, son air distingué et excentrique, vu les autres politiciens ayant gouverné le pays durant les 9 dernières années. Ils l’ont plébiscité et s’attendent de son excellence une action gouvernementale axée sur les résultats; et sur plusieurs fronts : chômage, pauvreté, corruption, mal-gouvernance de l’État, restauration des services publics, etc.

Va-t-il- il réussir à initier une nouvelle ère économique? Va-t-il pouvoir inverser la vapeur et remettre le pays sur la trajectoire de la prospérité et du bien-être ?

L’heure de vérité

Le président Saïed doit se retrousser les manches, démontrer rapidement sa capacité à gouverner et à prendre les bonnes décisions, y compris celles qui sont les plus impopulaires, les plus douloureuses et les plus risquées politiquement.

La plus importante est la plus urgente tâche est celle de veiller à la constitution d’un gouvernement cohérent et capable de fonctionner rapidement. Si la constitution du gouvernement revient au parti Ennahdha (1er parti représenté au Parlement), le président Saïed doit veiller à ce que les négociations aillent rondement pour ne pas perdurer les risques qui pèsent sur l’économie.

Le contexte est morose sur plusieurs fronts: chômage, inflation, pouvoir d’achat, un endettement, corruption, etc. Le président doit rapidement se faire entourer par une équipe de conseillers compétents et de calibre international pour éclairer les processus décisionnels présidentiels et éviter les dérapages et l’improvisation qui a marqué les huit dernières années en Tunisie.

Ici, le président Saïed peut mettre de la pression sur le processus pour éviter les dérapages éventuels, et les risques de se trouver avec un chef de gouvernement très politique, peu «présentable» à l’international et surtout «incompétent» en économie et en gouvernance des affaires publiques.

Le président Saïed est aussi attendu de pied ferme par la communauté internationale, et notamment les partenaires économiques de la Tunisie. Ici aussi, il doit agir vite, certains de ses propos lors de la campagne présidentielle ont été très mal pris par des partenaires très influents sur la scène internationale. Ceux-ci peuvent rapidement se mettre en position de nuire à l’économie tunisienne, si le président élu ne fait rien pour dissiper les doutes et les animosités éventuelles.

Même si la constitution de 2014 réduit les responsabilités présidentielles aux affaires étrangères, sécuritaires et militaires, le président Saïed sait que le peuple tunisien l’attend davantage sur le terrain de l’économie et de la création de l’emploi productif. Ici aussi, le nouveau président doit sortir des sentiers battus, doit innover et capitaliser ses liens avec la population de toutes les régions de la Tunisie. Il sait qu’il arrive au pouvoir presque dix après le déclenchement de la révolte du Jasmin, une révolte qui a promis de l’emploi, de la liberté et de la dignité.

Ses prédécesseurs au lieu de créer de l’emploi ont réduit le PIB de la Tunisie de presque 18% entre 2008 et 2019 (en US $ constant). Le nouveau président doit prendre le taureau par les cornes et agir promptement en connaissance de cause! Il doit trouver les compétences et les mesures capables de mobiliser la confiance, réhabiliter le travail et inciter l’investissement pour relancer l’économie rapidement. Et le potentiel économique est bien présent en Tunisie, il suffit de le stimuler pour atteindre rapidement des taux de croissance pouvant atteindre les 6 à 7%. Et à ce sujet, il sera jugé sur les fins et non sur les moyens.

Un début de mandat crucial!

Contrairement à la fin de législature, le début de législature permet aux élus et dirigeants politiques d’agir rapidement, profitant de la dynamique de soutien électoral et capitalisant les préjugés positifs et optimisme lié. C’est pourquoi dans les démocraties occidentales le cycle politique est souvent vu en deux moments clefs: le début (juste après les élections) et la fin (juste avant les élections).

Le début de mandat est souvent propice aux réformes les plus doubleuses, aux changements drastiques, notamment quand il faut couper dans le gras de l’État (gaspillage, sureffectif, bureaucratie ministérielle, pléthore d’organisation, etc.). Dans d’autres pays vivant la crise économique des leaders talentueux et intègres ont réussi à réduire les effectifs et réviser à la baisse les salaires des hauts fonctionnaires, des ministres, des conseillers, etc.

Mais, et de manière plus stratégique, la Tunisie d’aujourd’hui attend de son président des réformes politiques structurantes. On identifie ci-dessous les 5 réformes les plus importantes et les plus structurantes.

Réconcilier le politique avec l’économique. Tout indique que les aspirations et les contestations politiques issues de la révolution du Jasmin en 2011 ont été gérées sous l’emprise de l’incompétence en gouvernance économique et sous la pression des enjeux partisans, sacrifiant la création de la richesse et de l’emploi, sur l’autel de l’accès au pouvoir.

La Constitution de 2014 a créé des dissonances chez les Tunisiens et Tunisiennes, pensant pouvoir assumer à l’État tous les efforts de création d’emplois. La liste des «abus» économiques de la nouvelle Constitution 2014 est longue, et les plus graves sont ceux qui ont initié la culture d’assistés chez les jeunes, passant sous silence l’effort, le travail et la productivité. Sur un plan macroéconomique, cette même constitution a toléré les déficits budgétaires, alors que dans la plupart des démocraties occidentales, la constitution impose la règle du «déficit zéro» et engage souvent la responsabilité directe des gouvernements et partis concernés dans la réalisation des objectifs économiques, entre autres.

Privilégier la patrie sur le parti. Beaucoup des partis et formations en lice durant les dernières élections ont été créés ex nihilo, autour d’un ou deux personnages (et égos) qui n’ont jamais fait de la politique utile et bénéfique au bien-être collectif. Quasiment 98% des 1500 partis et formations politiques ayant présenté des candidats n’ont pas présenté un programme électoral traitant des enjeux et des priorités économiques. Ils sont présents uniquement pour la quête du pouvoir, sans programme et sans compétence économique reconnue.

La compétition entre les partis, et les manœuvres politiciennes des élus, passant d’un parti à un autre, exercent une externalité très négative sur les intérêts économiques et stratégiques de la Tunisie. La Loi électorale, et certains articles de la Constitution 2014 doivent changer pour éviter que la démocratie tunisienne ne se tourne conte elle-même, pour vampiriser son économie et cannibaliser la qualité de vie de sa population.

Réconcilier l’État avec le marché. Dès 2012, les élites politiques au pouvoir en Tunisie ont explicité leur incompréhension et du rôle économique de l’État et du bien public. Perçue comme une prise de guerre, l’administration publique a été bourrée par le recrutement de 250.000 nouveaux fonctionnaires proches des partis au pouvoir, pour faire passer les effectifs de 580.000 à 830.000 fonctionnaires (administration et sociétés d’État), soit presque autant que le Maroc qui compte trois fois de population. C’est presque le tiers des effectifs en France qui compte pourtant sept fois plus de population que la Tunisie.

Les partis au pouvoir entre 2012 et 2019 ont démultiplié les structures administratives, comités et autres organismes politiques ayant un statut administratif permettant la titularisation des employés, et gonflant toujours plus la taille de l’État. Le budget d’État 2020 alloue l’équivalent de 50% de ses ressources aux salaires de la Fonction publique (16% du PIB). Vingt milliards de dinars sont ainsi prélevés à même les taxes pour payer une administration publique pléthorique, archaïque et infestée par l’absentéisme, le clientélisme (politique) et la corruption à grande échelle.

La situation doit changer! L’État doit être vu comme un facilitateur pour l’économie, en plus d’être un prestataire des services publics. Il n’y a aucune raison que l’État maintienne quasiment en friche, plus de 600.000 hectares de terres domaniales (fermes coloniales nationalisées en 1964, et tombées en ruine depuis). La privatisation et l’exploitation optimale peuvent générer plus 150.000 emplois, réduire les prix des produits de première nécessité et combler une bonne partie des déficits agroalimentaires de la balance commerciale. Plusieurs fois annoncées comme des terres à privatiser et à rentabiliser, les différents gouvernements de la Tunisie démocratique ont préféré le statu quo, se réfugiant derrière des idéologies obsolètes anti-marché et anti-entreprise.

Arrimer les politiques monétaires aux politiques fiscales. L’état désuet des régimes d’imposition et l’archaïsme des mécanismes fiscaux continuent de pénaliser l’économie tunisienne. Et les différents gouvernements ayant gouverné le pays depuis 2011, ont évité de toucher aux acquis et aux rentes de situation, reportant toujours à plus tard les réformes et l’adoption des mesures douloureuses pour assainir la fiscalité, la rendre plus neutre et plus incitative.

Les politiques fiscales ont perdu progressivement de leur capacité à inciter l’investissement productif. Plusieurs niches d’activités économiques et groupes d’intérêts ont opposé leur veto aux réformes suggérées les dernières années. Les gouvernements successifs ont courbé l’échine pour ne pas affronter des contestations.

Les tensions insidieuses et les distorsions entre le fiscal et le monétaire s’aggravent de jour en jour, cela ouvre grand la porte aux politiques monétaristes ultralibérales initiées par l’Union européenne et le FMI.

L’augmentation successive du taux directeur n’a pas atteint ses résultats escomptés, notamment pour réduire l’inflation. Une telle augmentation a fait gonfler les taux d’intérêt atteignant des sommets (12 à 13% pour les PME), mettant à plat l’investissement productif et la demande agrégée. Une double peine pour l’économie : une fiscalité inopérante et un accès aux crédits rendu quasiment impossible. La Banque centrale est désormais indépendante du gouvernement, mais à la solde du FMI et des bailleurs de fonds étrangers.

Se doter d’un Commissaire au Budget public. Une des innovations institutionnelles pourrait être la nomination d’un Commissaire au Budget pour contrôler la véracité des budgets, éviter les abus comptables et s’assurer que les partis ne manipulent pas les dépenses publiques. Une telle pratique a été adoptée durant la dernière décennie au Canada, en Australie et au Pays-Bas. Une telle institution peut relever de la présidence de la République, et doit être en mesure d’accéder aux données financières, budgétaires et économiques dans toutes les institutions pouvant avoir un impact sur les déficits budgétaires et les manipulations politiques et partisanes.

L’objectif est d’améliorer la qualité des débats portant sur le Budget de l’État et de promouvoir une plus grande transparence et responsabilité en matière budgétaire. Une telle institution peut aussi répondre aux demandes des partis politiques ou des députés indépendants du parlement et fournir une évaluation des coûts et du niveau de réalisme de toute proposition envisagée par le parti ou le député.

Le mandat présidentiel de Kais Saïed doit concourir à stopper ces dysfonctionnements de politiques générales et de sécurisation du bien-être collectif. Il peut engager ces chantiers dès ses premiers jours au Palais de Carthage, en s’entourant de compétences reconnues et non politisées.

* Universitaires au Canada.

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