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L’islam politique en Tunisie : chronique d’une disparition annoncée

L’échec de Jemli est celui de Ghannouchi et, au-delà, des islamistes en Tunisie.

Si la victoire au goût amer des islamistes aux dernières élections législatives a sonné comme un chant du cygne, la non-validation de la nouvelle formation gouvernementale proposée par Habib Jemli, désigné par Ennahdha, est annonciatrice d’un prochain coup de grâce. Encore faut-il que la Tunisie moderniste et laïque se ressaisisse et se soude pour pouvoir réorienter la Tunisie vers des cieux plus clairs et plus cléments.

Par Adel Zouaoui *

Le large refus d’accorder la confiance au nouveau gouvernement présenté au parlement par Habib Jemli, le 10 janvier 2020, constitue un tournant majeur dans l’histoire politique de la Tunisie. Seulement 72 voix pour, 134 contre. Une première que d’aucuns considèrent comme une victoire pour notre jeune démocratie, fraîchement émoulue, alors que d’autres y voient une défaite cuisante pour Ennahdha, le parti islamiste au pouvoir, sans discontinuer, depuis la chute de la dictature en 2011. Et pour cause, le gouvernement proposé par M. Jemli était bien celui désigné par les islamistes et c’était un secret de polichinelle pour toute la classe politique.

Les islamistes ne peuvent plus se cacher derrière leur petit doigt

Ce retour de manivelle risquerait de priver le leader des islamistes, Rached Ghannouchi, et ses sbires de leur redoutable stratagème, celui d’exercer le pouvoir derrière d’épaisses tentures, en tirant les ficelles comme d’habiles marionnettistes. Cette posture leur a permis, tout au long de ces années, d’être ici et là, juge et parti, au pouvoir et dans l’opposition, et somme toute de résister aux vents contraires et de se maintenir à flot.

Dans cet univers kafkaïen qui est le leur, il n’est pas rare de les entendre critiquer vertement la politique qu’eux mêmes mènent. Rappelez-vous de ce «Ayna Al houkouma – Où est le gouvernement ?» de Hamadi Jebali, alors chef de gouvernement, lors d’une visite effectuée à la cité Ezzouhour de Tunis, où il s’était étonné de l’inaction publique face à la pollution liée aux ordures, inaction publique dont il était lui et son parti l’incarnation même.

De toute façon, c’est toujours vers les autres que le parti Ennahdha pointe un doigt accusateur toutes les fois que le pays trébuche. Et quand on leur demande, par ailleurs, de prendre les taureaux par les cornes et de gouverner seuls, ils se rétractent en prétextant que la Tunisie ne peut être gouvernée qu’à travers un large consensus, réunissant différentes sensibilités politiques. C’est ainsi qu’ils n’ont pas eu à souffrir de se faire une virginité politique à la veille de chaque élection quelle qu’elle soit et de réussir aisément à occuper les avant-postes.

Il va sans dire que si les islamistes s’accrochent au pouvoir telle une arapède à son rocher, c’est parce qu’ils pensent que ce dernier les protège en même temps qu’il les rassure. Sans lui, ils se seraient sentis exposés au danger. Le retour à une vie ordinaire, loin des arcanes du pouvoir, éveillerait en eux des souvenirs pénibles, ceux du temps où ils étaient pourchassés comme des oiseaux de malheur.

Habib Jemli, le dernier dindon de la farce islamiste

Pour ce faire, ils ont toujours usé d’un subterfuge, celui de se mettre derrière un tiers et de le sacrifier sur l’autel de leurs petits calculs quand les circonstances l’exigent. Habib Jemli était l’autre dindon de la farce ces dernier temps. S’il avait quitté son poste, il aurait gagné en honneur, sachant d’avance que son projet de gouvernement ne sera jamais accepté.

D’autres avant lui ont connu le même sort. Qu’en est-il des deux membres de la tristement célèbre alliance gouvernementale dite de la «Troïka», constituée avec les partis Ettakatol et le Congrès pour la répuplique? S’ils n’ont pas disparu, ces deux partis sont aujourd’hui dans un état de décomposition avancé. Quid de Nidaa Tounes ? Le parti fondé par feu Béji Caïd Essebsi. Il s’est peu à peu effiloché, pour finir par être l’ombre de lui-même, payant lui aussi une malheureuse coalition avec les islamistes.

Perfide et machiavélique, Ennahdha, tout comme l’araignée noire, occis ses partenaires après s’en être servi.

Victimes de leur hyrbis ou hubris, les islamistes n’ont pas vu venir, depuis 2011, les changements du paysage politique. Ce dernier se compose désormais d’une opposition plus futée, plus alerte et moins crédule, et surtout plus rompue aux jeux d’alliance politique. Une opposition consciente du fait que l’histoire enseigne mais ne pardonne pas.

Cette nouvelle donne politique coïncide, malheureusement pour les Nahdhaouis, avec une situation économique des plus catastrophiques. Les faits sont là, effarants, têtus, et n’ont besoin d’aucun commentaire. Neuf années après, le pouvoir d’achat pique du nez, la classe moyenne se paupérise, le désespoir et le chômage rongent la jeunesse, le taux de pauvreté se décuple, etc.

S’ajoute à cela, les frasques et les erreurs à répétition commises par le Parti de Rached Ghannouchi telles les scabreuses affaires du Sheratongate et du don chinois où Rafik Bouchlaka, gendre de Rached Ghannouchi, est fortement impliqué, ou encore celles de l’envoi de nos jeunes par flopées en Syrie pour rejoindre les rangs de Daêch et de l’organisation secrète infiltrant les ministères de l’Intérieur et de la Justice, etc.

Craquelures, divisions et démissions en cascade

Pour ne rien arranger: des craquelures commencent à apparaître au sein du parti Ennahdha. Longtemps considéré comme un monolithe, incassable, inviolable et invincible, le parti islamiste est à son tour frappé par le syndrome de la dispersion. Les démissions de son ex-secrétaire général Zied Laadhari et de l’ancien directeur de cabinet de Ghannouchi et membre du conseil de la choura, Zoubeir Chehoudi, les états d’âmes de Lotfi Zitoun, ancien conseiller politique du même Ghannouchi, et l’insubordination des membres du Conseil de la Choura Abdellatif Mekki et de Mohamed Ben Salem, pour ne citer que ces cas là, en disent long sur les dissensions et malentendus traversant actuellement le mouvement.

Tous ces faits ont écorné l’image d’Epinal des islamistes à laquelle on nous a toujours habitués, celles d’hommes intègres aux mains propres, entièrement dévoués à leur pays.

Si la victoire au goût amer des islamistes aux dernières élections législatives, 52 sièges seulement remportés, a sonné comme un chant du cygne, l’échec cuisant du 10 janvier, celui de la non-validation de la nouvelle formation gouvernementale proposé par Habib Jemli, est annonciateur d’un prochain coup de grâce.

Faut-il encore que l’opposition se ressaisisse et se soude pour pouvoir réorienter la Tunisie vers des cieux plus clairs et plus cléments, loin de la grisaille de ces longues années post révolutionnaires

La logorrhée panégyrique et furibarde du député Noureddine Bhiri, en guise de clôture des discussions lors de la séance plénière, ce même jour du 10 janvier, témoigne de la fébrilité des islamistes face aux incertitudes de cette nouvelle configuration qui pointe déjà à l’horizon. Et pour cause, les 134 voix qui ont refusé de donner leur confiance au nouveau gouvernement incarne une nouvelle Tunisie désillusionnée et désenchantée car plus réaliste, plus consciencieuse et plus consciente de ses larges potentialités, mais aussi de ses limites. Une Tunisie moderne décidée à se redresser et surtout à renouer avec son image, celle d’un pays fier de son identité, de son histoire et de son patrimoine trois fois millénaire et résolument ouvert sur le monde. Un pays multiple et foncièrement indivisible.

* Sous-directeur chargé de l’organisation des manifestations scientifique à la Cité des Sciences de Tunis.

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