Il y a comme une sorte d’accord unanime de l’establishment politico-affairiste tunisien sur deux noms pour succéder au chef du gouvernement démissionnaire Elyès Fakhfakh : Fadhel Abdelkefi et Khayam Turki. Si pour le premier, il convient de faire attention à ce qu’il n’y ait pas de conflit d’intérêts, car il a des liens avec plusieurs groupes privés. Pour le second, on risque de faire face à un scandale financier international. Explication…
Par Ridha Kéfi
L’ancien dirigeant d’Ettakatol, qui a failli être nommé ministre des Finances, en décembre 2011, dans le gouvernement Hamadi Jebali, mais dont la candidature proposée par son parti a été retirée en dernière minute, après que le cabinet d’avocat tunisien Bousayenne-Knani-Houerbi s’est manifesté et a déclaré, dans un entretien avec Kapitalis, détenir un grave dossier contre M. Turki ayant lien avec un paradis fiscal et plusieurs pays, dont un européen, annonçant qu’une plainte allait être déposée devant la justice tunisienne, sans donner plus de détails sur l’affaire.
«Ce qui nous a obligé à ébruiter l’affaire c’est la parution du nom de M. Khayam dans la liste du nouveau gouvernement publiée par l’agence Tap le 15 décembre. L’alerte n’a pas été demandée pas notre client des Emirats. C’est notre cabinet (en coordination bien sûr avec ce client) qui en a pris l’initiative», nous avait alors déclaré l’un des avocats du cabinet cité.
Une notoriété par intermittence
Les idiots utiles de l’époque avaient alors parlé d’une ingérence d’un pays étranger, les Emirats arabes unis en l’occurrence, dans les affaires intérieures tunisiennes. Mais ceci explique cela, le nom de M. Turki a été rapidement retiré de la liste des candidats, et l’affaire a été oubliée, ou presque, par les médias. Et l’intéressé était pour quelque chose dans cet oubli, puisqu’il a disparu de la circulation, annonçant, quelques années plus tard, en 2015, la création d’un bien vague think-tank «Joussour pour les politiques publiques», avant d’entrer de nouveau dans l’anonymat, et de voir son nom, en cette année 2020, propulsé sur les devants de la scène politique.
Le problème, car problème il y a, pour nommer le successeur d’un chef de gouvernement, soupçonné dans une affaire de conflits d’intérêts, il n’est pas permis de poser la candidature d’un autre poursuivi en justice, en Tunisie et en Suisse, dans une affaire d’escroquerie et de blanchiment d’argent.
Il s’agit de la même affaire dont il était question en 2011, et qui est aujourd’hui, examinée par la justice suisse, dans sa phase d’appel.
Qui est Khayam Turki et dans quelle affaire est-il impliqué ?
Un golden boy très soluble dans l’argent
Fils d’un célèbre diplomate, Brahim Turki, dont les oncles sont deux célèbres peintres de l’Ecole de Tunis, Zoubeir et Hedi Turki, Khayam Turki est né à Paris, en France, où son père était en poste. Fils d’un diplomate, il a vécu longtemps à l’étranger. Il a fait ses études dans des écoles, collèges et lycées de La Haye, Rome, Tunis, Stockholm et Londres. Plus tard, il sera diplômé de l’IHEC à Carthage, de Sciences politiques Paris et de l’Université américaine du Caire. En 1992, il est entré par la grande porte dans le monde des finances, du commerce international et de l’immobilier.
«J’ai travaillé à la City de Londres (Société Générale Investment Banking) en tant qu’analyste financier spécialisé du monde arabe», raconte M. Turki, dans un entretien avec Kapitalis, remontant à 2011. Par la suite, il a intégré le groupe des médias Founoun au Caire. Avec du bagage et un bon carnet d’adresses, il s’est trouvé propulsé dans le monde des affaires. En 2006, il intègre la holding nationale émiratie, Emirates International Investment Company LLC (EIIC), spécialisée dans l’investissement immobilier et touristique. Cette expérience n’a duré que 2 ans. Pourquoi a-t-il quitté cette riche société où d’autres aurait sans doute cherché à durer le plus longtemps possible ?
En réponse à cette question, M. Turki a préféré, dans son ancien entretien avec Kapitalis, ne pas s’étaler, se contenant de répondre qu’il a quitté cette entreprise, dont il était représentant en Algérie, pour se mettre à son propre compte et tisser des liens avec les professionnels de l’industrie et des finances un peu partout dans le monde.
De la justice suisse au Palais de la Kasbah ?
Soit… Mais la raison de son départ a lien avec la plainte déposée par EIIC contre lui, auprès de la justice tunisienne, en 2011, pour escroquerie et blanchiment d’argent. En 2012, la justice tunisienne, qui s’est saisie de l’affaire, a déposé auprès de son homologue suisse une demande d’entraide judiciaire. Les juges helvètes ont estimé le dossier assez sérieux pour lancer une enquête, d’autant que M. Khayam dispose, en Suisse, d’un compte auprès de la HSBC, par lequel ont transité d’énormes sommes d’argent. Le nom de M. Khayam a aussi été révélé par l’enquête des Panama Papers : il posséderait une société écran, Herlang, dans ce paradis fiscal.
L’affaire, en Suisse, suit encore son cours. Ayant été acquitté en première instance, M. Turki doit encore attendre le verdict de la cour d’appel. Selon un avocat suisse proche du dossier, l’affaire de blanchiment d’argent porte sur un montant de l’ordre de 14 à 16 millions d’euros.
Ceci dit, M. Khayam a droit comme tout justiciable à la présomption d’innocence, mais peut-on sérieusement proposer son nom pour un poste aussi délicat que celui d’un chef de gouvernement ?
Les partis qui l’ont proposé (Ennahdha, Qalb Tounes et Tahya Tounes) sont au courant d’au moins une partie de ces faits si ce n’est de leur totalité (dans l’entre-soi de cette nouvelle nomenklatura, on sait tout les uns sur les autres). S’ils ont maintenu son nom sur la liste des personnalités proposées au président de la république pour prendre la tête du gouvernement c’est qu’ils veulent induire de dernier en erreur pour le salir ou, pire encore, ils cherchent à maintenir le système de népotisme et de corruption en place dans le pays et auquel ils appartiennent eux-mêmes.
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