En matière d’enseignement supérieur, on doit dorénavant travailler en Tunisie sur la qualité et non la quantité. Rien ne sert de former un nombre aussi élevé de docteurs comme on le fait jusqu’ici, soit environ 1000 docteurs/an. Il est nécessaire d’utiliser le peu de moyens dont nous disposons pour former dans de conditions acceptables des docteurs de qualité qui trouveront facilement leur place dans le monde de travail. Ceci permet de ne pas former des docteurs destinés au chômage obligatoire après un parcours marathonien.
Par Ridha Bergaoui *
Selon l’Institut supérieur de la statistique (INS), en 2019, la Tunisie comptait 623.900 chômeurs dont 255.500 diplômés du supérieur. Parmi ces derniers plus de 6.000 sont des docteurs chômeurs, diplômés de nos universités. Au moins 8 années d’études supérieures après le bac, en moyenne 10 ans, sont nécessaires pour obtenir le diplôme de docteur.
De longues années de labeur et de travail parfois très harassant, très épuisant et des sacrifices sont nécessaires pour obtenir le plus haut diplôme délivré par l’université. Au bout de ce pénible parcours, ces jeunes docteurs se retrouvent malheureusement abandonnés à leur sort, dans la rue, face à une ignorance complète, face à une barrière hermétique qui les empêche de réaliser leur rêve et d’accéder au métier qu’ils ont toujours souhaité, celui d’enseignant chercheur. Ceci explique leur grogne, leur mécontentement et leur révolte.
Un gaspillage intellectuel dans un pays pauvre et mal gouverné
Ce gaspillage intellectuel s’ajoute à des pertes chroniques que connaît régulièrement notre pays depuis quelques années, celui de l’exode des cerveaux et cadres tunisiens. On estime à près de 100.000 le nombre de personnes ayant quitté le pays depuis 2011 pour s’installer surtout en Europe. Ces personnes ont été formées essentiellement dans des secteurs nobles et d’avenir : la médecine, l’informatique, l’ingénierie…
Toutes ces personnes ont été formées au prix de grands sacrifices et d’efforts aussi bien personnels que collectifs et nationaux. Dans un pays où la seule richesse notable est sa jeunesse et la matière grise de ses citoyens, dans un pays qui connaît des crises successives, économiques, sanitaires, politique, sociales…, la crise des jeunes docteurs ne laisse personne insensible.
De la formation des docteurs
Les étudiants inscrits ces dernières années en thèse sont environ, chaque année, au nombre de 12.000 à 13.000 parmi un total étudiants de 250.000 environ soit à peu prés 5% de l’effectif. Ceci sans compter le nombre des étudiants qui préparent des thèses à l’étranger, boursiers ou à leur charge, et estimé à 200/an.
L’inscription au doctorat se fait au sein d’une école doctorale d’un établissement supérieur habilité par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique (MESRS) après obtention d’un mastère ou d’un diplôme d’ingénieur. Elle est tributaire du choix d’un sujet de thèse, de l’accord d’un enseignant encadrant et l’accord d’une commission de thèse par spécialité mise en place à cet effet.
Jusqu’en 1993, les établissements supérieurs délivraient plusieurs types de doctorats dont le doctorat de spécialité ou de 3e cycle ainsi que des doctorats d’Etat. Le décret 1823 du 6 septembre 1993 est venu mettre fin à ces différents types de doctorats pour n’instaurer qu’un seul doctorat dont la préparation nécessitait la possession d’un DEA après la maîtrise (Bac+4).
En 2013, le décret 47 du 4 janvier 2013 instaurait la dernière version du doctorat dans le cadre de la réforme de la formation universitaire à trois niveaux : licence, master et doctorat (LMD). Le doctorat d’Etat, jadis nécessaire pour passer du grade de maître assistant à celui du maître de conférences, est désormais remplacé par l’habilitation universitaire.
Chaque année, nos universités forment plus de 1000 docteurs sur un total de près de 60.000 diplômés de tous les niveaux et différentes spécialités. Le pourcentage des filles est plus élevé que celui des garçons soit environ 55% contre 45%. D’après les données du MESRS, l’année universitaire 2016-2017 a connu une explosion du nombre de docteurs diplômés qui a atteint 3068 dont 1922 filles. Ceci s’explique par la cohabitation jusqu’à cette date des deux types de doctorat, celui régi par le décret de 1993 et celui du décret 2013.
Avec le système LMD, la préparation de la thèse de doctorat nécessitait 3 ans, période qui pourrait être prolongée de deux années maximum. La préparation de la thèse comportait un complément de formation (l’équivalent de 30 Unités sur un total de 180), dispensé sous différentes formes et évaluations, dont une partie au choix de l’étudiant en liaison avec l’école doctorale de la spécialité concernée. Ce complément est théoriquement destiné à faciliter l’insertion du doctorant dans le milieu scientifique, à côtoyer des scientifiques de carrière et à apprendre à présenter des communications scientifiques avec toutes les contraintes imposées du point de vue forme et fond.
Compétences qui devraient être acquises par le doctorant
Le doctorat consiste en une formation par la recherche en vue de la recherche et de l’innovation. L’objectif de la thèse est de former l’esprit du futur docteur. Avec son diplôme, le docteur doit avoir acquis de nombreuses qualités. Tout d’abord il doit justifier de connaissances scientifiques et techniques dans son domaine de compétence. Il faut qu’il soit un expert dans son thème d’étude mais avoir une vision large et stratégique de son domaine.
Il doit également posséder des compétences personnelles en matière de capacité de travailler en équipe, un excellent relationnel, une excellente communication verbale et de bonnes capacités rédactionnelles. Il doit savoir prendre l’initiative et justifier de l’autonomie et l’indépendance ainsi que la précision, la rigueur et le regard critique. Enfin il doit savoir gérer efficacement son temps, être tenace et avoir confiance en soi.
Des difficultés du doctorant
Il est beaucoup plus facile pour un jeune de préparer sa thèse à l’étranger. En ayant l’aval d’un professeur pour l’encadrement de sa thèse, le candidat rejoint une équipe bien rodée et un laboratoire bien équipé du matériel et des produits nécessaires pour la réalisation de la thèse.
Nos établissements manquent malheureusement de tout et le doctorant est généralement confronté à des difficultés matérielles de tout genre. Tout d’abord les moyens matériels pour vivre et subvenir aux besoins de sa thèse (photocopies, fournitures diverses…). Le MESRS accorde une bourse de 250DT/mois, durant trois ans de préparation de la thèse. Ce montant est insuffisant surtout pour les étudiants venant de l’intérieur du pays et obligés de payer leur logement, les repas et le reste. En France pour s’inscrire en thèse il faut justifier d’un budget minimum de 1.000 Euro/mois.
Il faut également disposer des moyens matériels pour préparer la thèse. Il y a tout d’abord l’accès aux revues scientifiques. Chaque étudiant doit se débrouiller pour se procurer la documentation nécessaire encore faut-il qu’il dispose d’un ordinateur et d’Internet. La plus grande difficulté, surtout pour les étudiants préparant des thèses nécessitant du matériel animal ou végétal, est de disposer d’une animalerie ou d’une parcelle expérimentale pour réaliser ses essais, ainsi qu’un budget pour les frais d’expérimentation. Il y a aussi tout un travail de laboratoire et d’analyses qui pose parfois des difficultés insurmontables à cause de l’absence de matériel, un matériel en panne, un manque de produits chimiques… Les étudiants qui font partie d’une structure de recherche (laboratoire ou unité de recherche) peuvent bénéficier en partie des ressources dont disposent ces structures de recherche et mises à leur disposition par le MESRS, pour financer leurs travaux. Il met également à la disposition des doctorants des bourses d’alternance pour de petits séjours dans un laboratoire d’un pays voisin pour effectuer des analyses chimique. Ces possibilités restent néanmoins insuffisantes et parfois difficiles à mobiliser en raison des complications bureaucratiques administratives.
Par ailleurs le doctorant est appelé à se faire connaître et à publier, de préférence dans des revues scientifiques spécialisées internationales. Les thématiques peu innovantes abordées par nos doctorants, parfois la démarche utilisée, l’absence de moyen pour payer la revue (la publication est généralement payante) et la non maîtrise de la langue anglaise par la plupart de nos étudiants (les revues exigent des textes en anglais) sont autant de frein à la publication scientifique par nos doctorants.
Enfin, toujours faute de moyens, nos doctorants n’ont presque jamais l’occasion d’assister à des conférences scientifiques internationales organisées à l’étranger et côtoyer des scientifiques de haut niveau travaillant sur leur thématique. Ils se limitent à participer à des manifestations locales lorsque l’occasion se présente.
Faisant preuve de réalisme et face aux contraintes ci-dessus exposées, certains enseignants-encadrants sont contraints de proposer des sujets de thèse qui nécessitent peu de moyens matériels et de limiter la partie expérimentale. De ce fait, le sujet de thèse revêt de plus en plus un aspect superficiel, proche d’un bon projet de fin d’étude qu’une thèse de doctorat. En rupture avec le monde professionnel, la thèse devient un exercice strictement académique. Le travail en lui-même est intéressant pour le doctorant du fait qu’il apprend les différentes étapes d’une démarche de recherche scientifique allant de la problématique à l’hypothèse, la vérification de l’hypothèse, les conclusions… pour aboutir à la rédaction d’une thèse selon des normes scientifiques et un exposé oral devant un jury de thèse. Cette formation devait en réalité déjà être acquise lors de la préparation du mastère et la thèse ne présente aucun intérêt pour la profession ou reste impossible à exploiter.
D’une façon générale les moyens matériels mis à la disposition des doctorants sont insuffisants pour mener des recherches assez poussées surtout avec le nombre élevé de doctorants. Pour toutes ces raisons rares sont ceux qui arrivent à terminer leur thèse au bout des 3 ans, la plupart des doctorants terminent au-delà des 4 et même 5 ans. Certains n’ont pas le souffle de tenir jusqu’au bout et abandonnent en cours de route.
Des problèmes structurels
Parmi les problèmes on peut citer en premier le faible taux d’encadrement. En effet, d’après les données du MESRS, en 2015-2011, compte 12515 enseignants-chercheurs dont seulement 2393 du corps A habilités à encadrer des thèses de doctorat (professeurs et maîtres de conférences). Le nombre de doctorants inscrits pour la même année est de 11.171, soit un taux d’encadrement de près de 5 doctorants/enseignant-chercheur A. Ceci suppose que certains encadrent beaucoup plus de 5 doctorants à la fois, ce qui est énorme face au reste des charges de l’enseignant-chercheur (enseignement, gestion du laboratoire, participation à la gestion de l’établissement…). À titre de comparaison, la France compte 90.000 enseignant-chercheurs et seulement 75.000 doctorants.
Sans vouloir généraliser, on constate que certaines commissions de thèse de doctorat sont trop indulgentes et acceptent facilement les projets de thèse parrainés par leurs collègues. Des étudiants très moyens ont été acceptés pour s’inscrire en thèse. Ces étudiants généralement avancent très lentement et butent à la première difficulté. Certains n’arrivent pas à soutenir dans les délais, d’autres abandonnent carrément en cours de route.
Les candidats au doctorat représentent l’aboutissement d’un cursus de formation allant du primaire à l’université. La formation des docteurs est le dernier maillon de la chaîne qui pour bien tenir doit s’appuyer sur la solidité des maillons antérieurs. Ce cursus malheureusement connaît depuis des années une détérioration qualitative certaine face à une massification générale et des moyens humains et matériels très limités. On assiste désormais à une dévalorisation de nos diplômes et une dégradation de la valeur de nos diplômés.
Enfin, le problème devenu classique, celui de la rupture avec la profession. En effet, malgré toutes les tentatives de rapprochement menées par le MESRS entre le monde de la formation et celui de l’embauche, le fossé ne cesse de s’agrandir. On s’ignore mutuellement et chacun s’isole dans son petit coin. Les professionnels sont très mal informés de ce qui se passe à l’université et ne voient pas l’intérêt de s’y investir. Au cas où ils embauchent, ils crient au problème de l’inadéquation entre la formation et l’emploi.
Des lacunes certaines dans la formation des docteurs
La formation des jeunes docteurs souffre de nombreuses lacunes. Il est nécessaire tout d’abord de réformer toute la chaîne de formation allant de la maternelle au diplôme de doctorat en passant par la formation professionnelle et sa réhabilitation. Il s’agit, en ce début du 21e siècle, d’avoir une vision globale de l’éducation et de la formation en tenant compte de nos objectifs nationaux en matière de développement social, économique, humain… Cette vision doit tenir également compte de l’évolution de la société et des nouvelles technologies qui ont complètement transformé notre mode de vie.
En attendant cette réforme que tout le monde souhaite et qui malheureusement tarde à venir, les commissions de thèse doivent être beaucoup plus exigeantes et sélectives et ne retenir que les étudiants qui ont d’une part un cursus excellent et ont réussi brillamment leurs études depuis le collège et d’autre part des qualités personnelles les habilitant à accéder à la formation doctorale et plus tard au noble et difficile métier d’enseignant-chercheur.
Toutefois, ceci reste insuffisant, surtout si on voudrait élargir les possibilités d’embauche du jeune doctorant. Il s’agit en premier de la maîtrise parfaite de la langue anglaise (écrite, parlée et comprise). Il serait intéressant d’imposer le test Toefl par exemple ou son équivalent pour avoir le diplôme de docteur. La maîtrise de la langue française va de soi en tant que deuxième langue.
Il faut revoir la formation complémentaire dispensée dans le cadre de la formation doctorale et lui accorder l’importance qu’elle mérite dans la formation du doctorant et plus tard pour l’embauche. Un cours essentiel et approfondi sur les statistiques et l’utilisation des logiciels de traitement des données et les différents tests statistiques est primordial pour un jeune qui se destine à la recherche. La maîtrise des méthodologies expérimentales, les brevets et la propriété intellectuelle, la gestion des projets, le management de la qualité, les mesures de sécurité au sein d’un laboratoire et le secourisme… sont des compétences inintéressantes à acquérir pour un futur chercheur.
Approfondir ses connaissance sur l’utilisation fonctions avancées des logiciels de bureautique (World, Excel et Power Point) est évident pour une communication écrite et orale parfaite. Des cours sur le leadership, le travail d’équipe, le développement personnel… peuvent être également envisagés. Un cours de psychologie ou de pédagogie serait recommandé pour les futurs enseignants. Un enseignement sur comment rédiger un cours en ligne en faisant appel aux nouvelles technologies serait vivement conseillé.
À part l’aspect niveau d’instruction, le candidat à la thèse doit faire preuve de beaucoup de motivation. Il doit être motivé pour son projet et le défendre farouchement. Il ne doit pas s’imaginer que le chemin de la thèse est facile et bien balisé mais doit s’attendre à des difficultés de tout genre surtout dans nos établissements supérieurs. En effet, savoir affronter ces difficultés est primordial. Le candidat doit être débrouillard et avoir le sens de la communication et de la persuasion.
Il est indispensable de reconnaître que les moyens mis à la disposition des doctorants et de la recherche en général dans nos universités sont très limités et insuffisants pour travailler correctement. Il est nécessaire de renforcer les moyens humains et matériels, de réhabiliter les bâtiments et les équiper correctement pour les mettre à niveau et donner les moyens aux chercheurs et doctorants de travailler dans des conditions convenables. Les sujets de recherche doivent être identifiés en liaison avec la profession. La recherche ne doit pas être uniquement académique avec de belles thèses rangées sur les étagères des bibliothèques universitaires. Le privé pourra également contribuer au financement de la recherche comme c’est le cas partout dans le monde.
Il faut dorénavant travailler sur la qualité et non la quantité. Rien ne sert de former un nombre aussi élevé de docteurs comme on le fait jusqu’ici, soit environ 1000 docteurs/an. Il est nécessaire d’utiliser le peu de moyens dont nous disposons pour former dans de conditions acceptables des docteurs de qualité qui trouveront facilement leur place dans le monde de travail. Ceci permet de ne pas former des docteurs destinés au chômage obligatoire après un parcours marathonien.
Aucune de nos universités ne se trouve dans les 500 premières universités d’après le classement Shangai Ranking pour l’année 2019. Le premier établissement supérieur tunisien est l’université de Tunis El Manar (UTM) classée au niveau global entre la 801e et 900e place sur 1000 universités (Actualités UTM, 2 septembre 2019). Ce classement est basé entre autre sur le nombre de publications publiés dans les revues prestigieuses internationales. Nos scientifiques ne manquent nullement d’intelligence, de savoir-faire et de compétences. Ce qui leur manque le plus ce sont les moyens matériels pour hisser notre recherche à un niveau international. Donner plus de moyens aux chercheurs est le seul moyen pour développer l’innovation et la création, moteurs du progrès, de la croissance économique et de la création de l’emploi
À suivre…
Demain : 2- Le doctorat, et après ?
* Professeur à la retraite.
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