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Roman-feuilleton du Ramadan : «Aux origines de l’islam» : Coup de force au préau (2-2)

Ali Ibn Abi Taleb dans une ancienne miniature.

Fort avancée était la nuit. Un vacarme assourdissant venait du préau des Sa’ida. Dans le plus total désordre, une foule compacte le quittait en direction de la mosquée ; on allait de sitôt confirmer le choix du nouveau chef qu’on venait d’obtenir au forceps dans cette enceinte sacrée consacrée à la prière, mais où toute manifestation publique majeure dans la vie de la nouvelle cité se devait d’être solennellement confirmée et s’y officialisait.

Par Farhat Othman

Dans le même temps, dans la demeure du prophète, attenante à la salle de prière, on s’affairait autour de la dépouille mortelle. Après le terrible choc, dans la plus totale consternation on retrouvait péniblement le sens des réalités. Seuls les plus proches entouraient le corps sans vie de l’illustre disparu qu’on n’avait pas encore fini de laver. Il y avait Ali, cousin et gendre, Al Abbès, l’oncle, qui était accompagné de deux de ses fils. Deux des affranchis de Mohamed étaient aussi admis dans la pièce : Salah, un Abyssin, plus connu sous le nom de Choqrane, et Oussama, le fils d’un ancien esclave de sa toute première femme, qu’il avait adopté du temps où il était encore à La Mecque.

Contrairement à la pratique habituelle, on n’avait pas osé déshabiller le corps; on le massait et on le frictionnait à l’eau par-dessus sa dernière tunique portée.

— Dieu est grand ! Dieu est grand !

La formule des grands événements, bruyamment répétée, venait de se faire entendre à côté, violentant le silence hiératique de rigueur dans la pièce. Tout étonné, encore comme étourdi par le drame, Ali se demanda d’une mimique ce que c’était ; son oncle, dont l’âge avait aiguisé depuis longtemps le sens des réalités, n’eut même pas besoin de répondre, commentant, simplement, d’un air entendu :

— On n’a jamais vu pareille chose ! C’est bien ce que j’avais pressenti.

Al Abbès avait à l’esprit ce qu’il dit à ce même cousin quelques jours auparavant, bien avant la mort du prophète, aux premiers jours de sa maladie. Bien instruit des mœurs des siens, surtout conscient de la rivalité exacerbée entre les divers clans agitant la tribu jusque dans une même famille et que l’action de Mohamed avait permis de transcender sans les faire disparaître, il redoutait une lutte âpre pour sa succession. En cela, il ne s’éloignait pas trop de l’analyse faite par le chef des Ansars qui venait d’être débouté dans sa tentative de garder le pouvoir hors de portée des Qoraïch, même s’il divergeait avec lui sur la conséquence de cette analyse.

Pour lui, le pouvoir ne devait pas seulement rester dans la tribu du prophète, mais aussi dans sa famille ; il fallait le savoir et agir pour l’avoir afin de couper court à toutes menées ne manquant pas de se faire jour, suscitée chez d’aucuns par l’appétit vorace du pouvoir. Aussi, et afin que les choses fussent claires, il pria son neveu Ali de poser la question de sa succession à l’élu de Dieu : serait-elle dans sa famille – Ali, meilleur représentant du clan des Hachem, la famille du prophète, serait alors le mieux placé – ou irait-elle à un autre clan et il était, alors, préférable d’en être avisé à l’avance.

Mais, dans son obstination à suivre ce qu’il croyait être la vérité ou relever de la grandeur d’un geste et de l’attitude de dignité toute parée, Ali n’était point de l’avis de son oncle ; il refusa net la moindre initiative, quitte à improviser une justification bancale que d’aucuns assurèrent avoir entendue dans sa bouche :

— Par Dieu, si je lui posais la question et qu’il nous en excluait, personne ne nous donnerait plus le pouvoir. Jamais, je n’en parlerai au prophète de Dieu !

Le lendemain, on se retrouvait pour rendre le dernier hommage à l’être cher disparu. Sur la dépouille mortelle prièrent tout d’abord les hommes ; dans les premiers rangs, on voyait côte à côte Abou Bakr et Omar se tenant tout près de la famille du défunt conduite par deux corpulentes figures éplorées, aux tailles diamétralement opposées, l’une menue, le ventre proéminent, l’autre énorme, aux cheveux tressés en deux nattes : Ali et Al Abbès. Les femmes entrèrent après, précédées des épouses du défunt et de ses filles ; puis vinrent les enfants et enfin les serviteurs et les affranchis.

Longtemps, on avait palabré sur le lieu le plus approprié pour l’enterrement ; on hésitait entre la mosquée et le cimetière. D’aucuns, pensant que dans la première il se retrouverait bien seul, préféraient qu’il retrouvât ses compagnons au cimetière de la ville. Ce fut l’intervention d’Abou Bakr qui emporta la décision ; encore une fois, son bon sens et son expérience furent appréciés. Faisant état d’un dit du prophète sur l’enterrement des envoyés de Dieu à l’endroit même où ils décèdent, son avis emporta l’adhésion de tous.

Aussi, en plein milieu de la nuit du mardi à mercredi, un bruit de pelles se fit-il entendre dans le logis du prophète ; sous son lit de mort, on creusait un trou qui allait devenir la tombe de l’illustre disparu. Enveloppé dans trois linceuls blancs, la tête découverte, le prophète fut enterré en cette même nuit dans ce qui était encore la demeure d’Aïcha. On y vit d’aucuns s’ingénier pour avoir l’honneur d’être reconnus comme les derniers à avoir côtoyé le disparu et d’autres se faire fort de repousser ces prétentions incongrues.

Durant toute la cérémonie funèbre, Abou Bakr se montra à la hauteur de sa réputation d’homme sage et avisé, le plus fidèle des fidèles du prophète disparu. On le connaissait homme d’honneur et il le démontrait. Sans disputer aux plus proches l’honneur d’être les derniers à accompagner son cher ami à sa dernière demeure, se gardant d’imiter ceux qui en arrivaient au subterfuge pour descendre dans la tombe ou être les derniers à en sortir, il ne se comporta pas moins comme le digne successeur du prophète.

Pourtant, il ne pouvait pas prétendre encore assumer dans sa plénitude la nouvelle charge, étant loin d’avoir rallié l’unanimité des musulmans. En effet, il lui manquait l’appui sans réserve de la tribu du prophète et son clan principal, notamment la famille Abd Manef et, en son sein, la famille des Hachem, celle dont Mohamed est issu.

Déjà, à La Mecque, la surprise de l’avènement d’Abou Bakr fut totale quand les nouvelles du décès puis du nom du successeur arrivèrent coup sur coup. Même son père Othmane, un vieillard rompu pourtant aux coups du destin et avisé de la valeur personnelle de son rejeton, ne s’y attendait pas. Aussi, dans cette sagesse des plus avisés à tenir compte des lignes de force marquant la mentalité et les mœurs de leur société, on vit celui qu’on appelait plus communément Abou Kouhafa s’inquiéter aussitôt de l’assentiment des clans majeurs de Qoraïch, et des deux branches des Abd Manèf en tout premier lieu.

Ainsi, Sakhr, dit Abou Soufiane, le chef de la famille Omeyya – seconde branche des Abd Manèf et deuxième principale tribu de Qoraïch avec le clan rival des Hachem – était-il opposé à ce sacre. Bien contraint de tenir compte du nouveau rapport des forces et ne pouvant espérer garder la prééminence de son propre clan qu’il avait avant l’islam, il n’était cependant pas près d’accepter de la voir échapper à la grande famille, quitte à ce qu’elle fût confiée à des cousins, les frères ennemis. La solidarité dynastique a des raisons que la raison n’adoube pas nécessairement.

On disait, à Médine que le borgne Abou Soufiane, qui avait perdu un œil lors d’une bataille livrée avec le prophète au lendemain de sa conversion, y allait de sa verve de tribun dans les ruelles de La Mecque, puisant dans cette veine poétique caractérisant ses congénères, raillant Ali et Al Abbès, les qualifiant d’incapables, menaçant de soulever Qoraïch contre celui qu’il n’était pas loin de considérer comme un usurpateur.

Famille de Hachem, de vos acquis,

Ne laissez les gens vous usurper,

Ceux de Taïm Ibn Mourra et de Adii,

Notamment, pour commencer.

L’affaire vous appartient et elle vous revient ;

Seul Abou AlHassan, Ali, au pouvoir, convient.

D’aucuns assurèrent aussi l’avoir vu arriver précipitamment à Médine et parcourir ses rues, déclamant ses vers avec le plaisir de l’homme d’action recouvrant une liberté de mouvement après une trop longue inaction. On lui prêtait même des propos belliqueux, lui faisant dire qu’il serait prêt à faire couler le sang des gens de Taïm Ibn Mourra et de Adii, les clans minoritaires dans Qoraïch du successeur désigné de Mohamed et de son premier et sûr soutien.

Avant d’embrasser la nouvelle religion, Abou Soufiane était la plus éminente personnalité de Qoraïch ; certes, en cette qualité, il était le plus acharné des opposants aux musulmans. Mais ce fut aussi à ce titre qu’il négocia la reddition de La Mecque aux troupes de Mohamed, venues la conquérir en l’an 8 du nouveau calendrier, obtenant que sa demeure fût érigée en sanctuaire pour éviter les débordements inéluctables de l’entrée d’une armée dans une ville ouverte. Pour cela, certains de ses ennemis voyaient en lui un traître, ayant livré sa ville à l’ennemi de la veille sans véritable bataille, tandis que d’autres allaient jusqu’à en faire un grand stratège, usant de ruse pour faire carrément main basse sur les succès obtenus par la nouvelle religion, détournant vers sa tribu ses imminents succès à venir.

Certes, il faisait partie – ainsi que son fils Mouawiya – des Fourbes que le prophète ménageait, les avantageant même lors de la distribution du butin des prises dans l’intérêt de la nouvelle religion. Or, son fils était apprécié par le prophète pour ses nombreuses qualités qui firent de lui l’un de ses secrétaires les plus proches, rédacteur de la Révélation, entre autres.

Et puis, c’est bien aux plus éminents membres de la famille omeyyade que le prophète confia nombre de missions et responsabilités dans les provinces acquises à la nouvelle religion. Abou Soufiane combattit même vaillamment pour Dieu, perdant son œil lors du siège de Taïf, en Arabie, non loin de La Mecque. Il fut aussi dépêché au nord du Yémen en tant que représentant propre de Mohamed pour gouverner en son nom et prêcher l’islam sur cette terre acquise depuis longtemps au christianisme, célèbre par la résistance de ses croyants à la conversion forcée à la religion juive au point que le Coran même cite leur martyre. Il assuma de même, de la vie du prophète, la charge de récolte de l’aumône de son clan.

Omar, qui ne quittait jamais le nouveau calife, le suivant comme son ombre, craignait fort cette grande figure et son réel pouvoir de nuisance. Bien que désormais d’un âge avancé, approchant sa septième décennie, l’homme était toujours réputé pour son héroïsme et sa bravoure, gardant la vivacité et la force de son caractère aussi rude que le roc, âpre comme la guerre, des images qui rendaient bien la signification de son prénom et celui de son père (Sakhr fils de Harb).

Le principal soutien du calife était conscient de la fragilité du pouvoir naissant et, plus encore, des dangers menaçant de toutes parts cette belle nouvelle religion à laquelle il se donnait tout entier, acceptant de s’y sacrifier ; ce qu’il redoutait le plus était la moindre fissure dans l’unanimité du soutien de toutes les forces comptant dans la communauté à Abou Bakr.

Sans doute, celui-ci n’était pas moins sensible à la gravité de la situation ; il pensait cependant que, malgré sa nature toute gentille portée sur le compromis, son ami Omar n’avait pas lieu d’appréhender le sérieux avec lequel il assumait les lourdes responsabilités dont il ne voulait pas. Il se demandait toutefois si, par peur de ne pas être à la hauteur de la suprême mission de succéder au prophète de Dieu et encore plus que lui, Omar n’en viendrait pas à perdre de vue la nécessité du compromis pour privilégier l’intransigeance d’une morale qu’il avait à cœur, plus que jamais, d’incarner ? Or, il lui conseilla de calmer les ardeurs du récalcitrant en agissant sur sa corde la plus sensible. Ce dernier, par goût comme par habitude, chérissait les honneurs ; il obtiendra assurément son adhésion à sa désignation en le confirmant dans les hautes responsabilités qui étaient les siennes avant le décès du prophète.

Il fut donc agréablement surpris de trouver son ami de son avis. Ainsi désamorçaient-ils la redoutable menace d’Abou Soufiane qui, déjà, usait de son poids dans la tribu, tablant sur sa réputation pour son bon jugement, afin de rallier à la dissidence naissante au nouveau pouvoir la personne la plus en vue à Médine censée avoir des prétentions et un titre à succéder à l’illustre disparu. De par l’un de ses surnoms, on l’appelait respectueusement Abou’l Hassan, du nom de son fils aîné ; Ali était cette éminente figure. Des témoins assurèrent avoir vu Abou Soufiane aller vers lui — tout naturellement, auraient-ils ajoutés — lui demandant de tendre la main afin de lui donner sa voix et son soutien, le choisir en lieu et place d’Abou Bakr et appeler pour le voir succéder à son cousin et beau-père ; mais Ali l’aurait rabroué, répliquant, sévère :

— Tu n’as cherché que la sédition ; tu as toujours voulu du mal à l’Islam et nous n’avons que faire de ton appui.

S’il ne donna pas suite aux sollicitations, réelles ou supposées, d’Abou Soufiane, Ali n’avait pas moins fait mystère de sa désapprobation de la manière avec laquelle s’était déroulée la succession de son parent. Bien évidemment, il s’estimait tout à fait apte à lui succéder et assumer la lourde charge de continuer son œuvre politique. Mieux, il ne fit pas mystère de son sentiment d’avoir été lésé dans ce qu’il estimait être son droit de succession. Aussi ne topa-t-il pas encore ni ne donna sa voix à Abou Bakr entraînant derrière lui tout son clan et nombre de ses clients et alliés hésitants qui avaient à l’œil l’attitude du plus proche parent du prophète.

Ils n’étaient pas les seuls récalcitrants au choix d’Abou Bakr. La contestation, composée de légalistes et de légitimistes, sourdait dans la ville qui avait encore peine à réaliser le drame qui venait de la secouer et fait s’agiter le monde autour d’elle de rumeurs, de menaces et bien des périls.

À suivre…

* Aux origines de l’islam : Succession du prophète, Ombres et lumières, de Farhat Othman, éd. Afrique Orient, Casablanca, Maroc, 2015.

Précédents épisodes du feuilleton:

Roman-feuilleton du Ramadan – «Aux origines de l’islam» : Coup de force au préau (1/2)

Roman-feuilleton du Ramadan – «Aux origines de l’islam» : Une incroyable fin

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