La campagne électorale pour la présidentielle 2019 en Tunisie, dont la nature a été reconnue comme historiquement inédite, a profondément modifié les perspectives dans lesquelles étaient jusqu’alors abordées les élections dans une démocratie ordinaire. Mais au-delà des dissensions et des querelles, l’élection «libre, pluraliste et démocratique», en Tunisie, est une stratégie de reconquête d’un pays et d’un peuple encore et toujours méthodiquement exploités.
Par Yassine Essid
Dans une compétition de ce type, l’attention est habituellement portée sur les programmes des dirigeants qui sont investis par leurs partis, autant que sur les projets de société des personnalités «faussement» indépendantes.
L’attention est également interpellée par les logiques concurrentielles des discours politiques, par les réponses aux attentes des électeurs de la part de celles ou ceux qui font profession de politique qui s’appuient sur un ensemble de groupes et d’organisations qui leur sont liés.
Deux «boîtes noires» parfaitement opaques
Or il manque aux deux candidats, vainqueurs du premier tour, entrés en lice de manière étrangement disproportionnée, les véritables critères censés les départager. S’ils focalisent l’attention du public ce ne n’est certainement pas sur la satisfaction des demandes sociales, car nous restons en somme face à «deux boîtes noires» parfaitement opaques et dont le fonctionnement interne justifiant le consentement et l’adhésion du public, est soit inaccessible soit omis délibérément.
Au-delà de l’exhibition du cavalier solitaire et démuni, au nom duquel n’est associé aucun parti, et qui cherche à se protéger des influences extérieures par crainte qu’elles ne dénaturent son message.
Au-delà des scandales médiatiques-financiers de celui qui a décidé de se repentir et de faciliter le grand problème humain en subordonnant l’égoïsme à l’altruisme, on en arrive à se demander quelle discrimination on va devoir préférer, à travers quels mécanismes ces candidats ont-ils fini par occuper une telle position et une telle envergure en dépit des alliances et des mésalliances complexes qui ont brouillé pendant cinq ans un échiquier politique fortement encombré. Quelles sont les diverses opinions quant aux problèmes sur lesquels ils seraient dans l’obligation de se prononcer un jour. Enfin, par quel processus ces deux concurrents se disputent-ils âprement un objet si fortement convoité ?
Une fonction qui s’achète et se vend à coup de milliards
Des deux protagonistes, l’un est en détention et se démène comme un forcené au gré des révélations et des dénonciations devenues quasi quotidiennes qui l’accablent d’embarras, mettent à mal sa vision bourgeoise de la bienfaisance vis-à-vis d’un électorat acquis à ses promesses d’un avenir meilleur et qui demeure dans la permanente inquiétude qui accompagne l’attente d’une remise en liberté, fût-elle temporaire, qui tarde à venir. Pendant ce temps, son épouse et ses partisans s’échinent à démentir le moindre ragot et cherchent à stabiliser ces âmes dociles qui furent l’objet de l’infatigable charité et de cet art d’aumône qui compose le génie propre de ce bienfaiteur de l’humanité. Ceux-là resteront «par nature» des fidèles, indifférents aux faits accablants rapportés, qui ne sont pas tous rumeurs et autres commérages.
Cependant, l’accès à la magistrature suprême justifierait-il un tel acharnement pour le pouvoir qui pousse au désespoir? La présidence de la République serait-elle devenue une fonction qui s’achète et se vend à coup de milliards engagés pour nourrir un combat douteux à travers de lâches compromissions et de misérables intrigues dont on comprend mal le véritable enjeu? Est-ce une revanche à prendre? Le renouvellement d’une nouvelle force d’opposition politique? L’amour du pouvoir et de la gloire et la recherche du faste qu’une telle fonction est pourtant incapable de satisfaire? L’enrichissement personnel indu? L’obtention d’une immunité et la jouissance d’une irresponsabilité pour tous les actes et délits accomplis en qualité d’homme d’affaires? La domination d’un territoire? Et qui pense domination sous entend exploitation profitable.
De l’état d’illustre inconnu à celui du candidat victorieux
L’autre candidat est toujours dans la lune. Observateur distrait de la chose publique, il persiste à se considérer comme indépendant pendant que de nombreux partis s’organisent autour de sa personne. Quelque chose lui interdit de se demander sérieusement combien font quatre plus deux ou quatre moins deux, et notamment la reconnaissance du puissant soutien des islamistes à l’oiseau rare. Car seul, il ne serait jamais arrivé à réduire l’écart qui le sépare de ses concurrents lui permettant de passer de l’état d’illustre inconnu à un candidat victorieux, objet d’un vif et incompréhensible engouement.
En fait, le candidat n’a rien de plus à nous raconter que l’on sache déjà, c’est-à-dire d’exprimer ses habituelles et vagues représentations de la vérité sous couvert de la conviction juridictionnelle en y ajoutant tout de même une légère touche de bigoterie pro-islamique.
Contrairement à un scientifique qui ne parle de l’existence d’un phénomène que lorsqu’il l’a prouvé, si l’on demandait à ce candidat ce qu’il pense d’un phénomène qui n’est pas encore vérifié, il vous répondra parce qu’il est convaincu de son existence. Il conçoit en effet la vérité comme un accord entre la réalité et une certaine représentation de qui s’est passé. Il sent en lui une vérité personnelle, qu’il s’est forgé subjectivement et qu’il tient pour vraie sans aucun doute possible. C’est vraisemblablement la raison pour laquelle il évite tout débat, notamment celui qui l’aurait opposé à son concurrent, éliminé d’office.
Il n’y a rien dans sa biographie de remarquable, rien qui annonce un homme illustre mais plutôt la tranche de vie d’un homme ordinaire acculé à usurper le titre de «professeur d’université» dont il ne cessa d’en faire usage auprès des médias pour renforcer la crédibilité de ses propos et conforter sa stature.
Il n’y a rien non plus qui permet de dévoiler des passions et l’audace qui caractérisent la pensée et cachent les grandes et nobles ambitions des intellectuels engagés. Grisé par cette issue inéluctable que rien ne peut faire dévier, transporté par l’imminence de la consécration suprême, voilà qu’il se met à s’offrir à la demande de proximité qui émane de quelques citoyens et aux relations d’échanges manifestes avec certaines personnalités politiques.
L’idée de proximité charrie avec elle des significations qui paraissent l’inscrire à l’écart du politique. Aussi, ne lui demandez surtout pas le programme, il n’en a pas. Il l’aurait paraît-il confié au peuple par l’idée saugrenue d’une démocratie directe, celle qui se réclamerait d’une meilleure coordination entre les lieux de décision et les instances d’exécution. Mais le gouvernement d’un pays pose un problème politique, celui de l’ensemble ainsi constitué. Faut-il maintenir le privilège du «peuple» vainqueur par rapport aux franges vaincues de la population? On aura alors un pays divisé et fragile parce que l’édifice fondé sur la contrainte aveugle et privé de conscience politique commune sera menacé de dislocation et la société divisée à la première crise majeure venue.
La victoire du professeur demeure une énigme. Comment en effet expliquer cette réalité paradoxale entre la banalité de la communication politique, la vacuité de la pensée et cette réduction bien tardive de l’écart qui le séparait jusque-là de ses concurrents. Comment définir ces liens de proximité qui ne reposent sur aucune organisation politique et ne sont pas assujettis aux mêmes critères de réussite que ceux qui règnent dans la sphère du pouvoir, ces liens qui se nouent entre un public de sympathisants et un candidat qui ne représente pas un groupe minoritaire s’opposant aux détenteurs du pouvoir tout en proposant une alternative? À moins que dans cet univers apparemment apolitique, des sentiments se soient tout d’un coup transformés au point d’inciter l’électorat à lui confier la prise en charge de l’Etat et à incarner une opposition «antisystème», défiant la légitimité des partis politiques constitués, l’appelant à agir d’une manière responsable en mettant toutes les chances de son côté pour lui permettre d’accéder au pouvoir.
L’exploitation méthodique d’un pays reconquis pour être à nouveau pillé
Il y aurait là assez de matière pour méditer non seulement le fiasco des précédents gouvernements, mais d’inciter à redéfinir le rôle et la portée des institutions et l’exercice habituel du pluralisme démocratique qui suppose à la fois le partage d’un espace et celui des préoccupations communes. Ainsi, grâce à la démocratie, le vote en faveur du professeur, suscitant une effervescence sociale spontanée, est devenu un enjeu citoyen par ceux qui chercheraient à sortir de l’isolement où les plaçaient le champ politique institué, qui ne veulent pas se résoudre à ce que la politique redevienne fondamentalement un métier dans lequel on enfile un profil de carrière par tous ceux qui en tiraient leurs moyens de subsistances en y consacrant le moins d’énergie possible. Enfin, c’est aussi l’occasion de se libérer de la dépendance à l’égard des cercles des notables et leurs collusions avec les riches et les privilégiés. Bref, le phénomène du professeur est l’illustration vivante de l’échec de l’expérience démocratique ne serait-ce que par l’absence du face-à-face avec son concurrent direct qui aurait dû être réglé par l’annulation simple des résultats du premier tour n’eût été la couardise du président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie).
Mais cette acceptation d’une opposition désincarnée, ou réduite à un seul homme, semble problématique pour une raison évidente. La victoire du professeur est tombée pour être largement récupéré, peut-être malgré lui, par les islamistes en réelle difficulté mais qui, en forçant la mobilisation de leurs militants au deuxième tour, feront de lui un pantin, une tragique marionnette que des mains invisibles feraient mouvoir au gré de leurs intérêts. Ou isoleraient au palais de Carthage, pour continuer à négocier à leur guise des alliances intéressées avec les autres forces soi-disant progressistes pour rester au cœur du système et continuer à avoir leur part du gâteau.
Ainsi donc, aux bénéfices casuels de la conquête du pouvoir, succéderont ceux réguliers de l’exploitation méthodique, à la limite de la tolérance de ses moyens, d’un pays reconquis pour être à nouveau pillé.
Donnez votre avis