Le récent drame du nourrisson Ayoub mort suffoqué à l’hôpital de Gabès, faute de moyens de prise en charge, témoigne de la profondeur de la crise du système hospitalier en Tunisie et, plus grave encore, de la grave crise citoyenne que nous vivons dans notre pays.
Par Dr Kaissar Sassi *
Nos cœurs sont brisés, encore une fois. Nous qui n’arrivons toujours pas à digérer le scandale de l’hôpital Rabta qui a bouleversé notre triste routine il y a peu de temps. La pénible tragédie des onze nouveaux nés morts dans des circonstances toujours non élucidées mais certainement iatrogènes.
Une commission ministérielle s’est investie pour élucider la vérité mais faute de moyens elle n’a jamais pu faire aboutir son projet. Son rapport final avait confirmé l’infection de ces enfants fragiles par un germe mortel manu-porté faute de non-respect des règles de stérilisation par le personnel travaillant au service de néonatalogie. Justice non faite, on ne connaîtra jamais l’identité du criminel qui expiera son crime dans une autre vie probablement. À la défense de la commission, même le Conseil de sécurité nationale présidé par feu président Béji Caid Essebsi n’a pu résoudre ce mystère qui restera à jamais non résolu.
Un pays où ton lieu de naissance déterminera forcément ton destin
Plus récemment, le drame du petit nourrisson Ayoub mort suffoqué à Gabès témoigne de la profondeur de la crise citoyenne que nous vivons. En effet, nous vivons une crise humanitaire avérée mais refoulée, refoulée par peur de conforter notre triste réalité, celle d’un pays qui n’offre plus à ses citoyens un environnement ni sécurisé ni prospère pour y passer son existence. La réalité d’un pays où ton lieu de naissance déterminera forcément ton destin.
L’assistante hospitalo-universitaire en médecine d’urgence, le docteur Younes, de garde cette sinistre nuit d’août, nous raconte la succession des événements. Avec toute l’amertume qu’un médecin puisse ressentir. Elle revient à cette nuit où la vocation avait disparu laissant place à l’anarchie : «On a appelé tous les services de pédiatrie de la Tunisie, mais personne n’a accepté de prendre en charge le petit. Ne disposant pas de respirateur pour enfant, on l’a ventilé avec nos mains pendant 9 heures en suppliant les confrères de le prendre en charge dans un service spécialisé pouvant lui procurer un appareil de ventilation, unique moyen salvateur… On a fait tout ce qu’on pouvait, mais il est mort sous nos regards impuissants», raconte-t-elle. Elle aurait pu ajouter qu’il est mort victime de la cruauté qui s’est emparée de tout un pays.
Cet épisode inhumain témoigne que le droit du Tunisien au plus basique des droits humains est soumis au jugement des ignorants autoproclamés maîtres du destin des autres. Pourtant, la loi tunisienne définit clairement cet acte par : non-assistance à une personne en danger et ce crime est passible de lourdes sanctions. «Sera puni de cinq ans d’emprisonnement et dix mille dinars d’amende quelconque, pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un fait qualifié crime, soit un délit contre l’intégrité corporelle de la personne, s’abstient volontairement de le faire», stipule de code pénal.
Retour sur les circonstances exactes du décès de Ayoub
Pour mieux saisir la gravité de cette cruauté inhumaine, analysons ensemble ce qui s’est passé aux urgences de Gabès avec le minimum d’informations crédibles dont nous disposons.
Le nourrisson consulte les urgences d’El-Hamma. Il est examiné et sa situation est jugée préoccupante parce que l’enfant présente des difficultés à respirer. Les causes de cette difficulté pouvaient être multiples, à titre d’exemple : une crise d’asthme, une bronchiolite, une inhalation d’un corps étranger… Statistiquement et dans ce contexte précis, le fait que Ayoub soit infecté par la Covid-19 demeure TRES PEU probable surtout eu égard l’âge du patient.
Rappelons, à ce propos, que dans le monde entier et avec le recul dont nous disposons actuellement, selon les recueils des données et les registres nationaux, nous constatons un nombre vraiment infime d’enfants ayant développé des difficultés respiratoires en chopant ce virus.
À son arrivée aux urgences de Gabès, l’équipe soignante prend immédiatement en charge le patient et l’intube. L’intubation est un acte médical qui consiste en la mise d’un tube dans la trachée pour ventiler mécaniquement les poumons et apporter l’oxygène aux organes.
Avant l’intubation, l’enfant était forcément en détresse respiratoire, manifestation du manque majeur en oxygène qui aboutit généralement, en l’absence de traitement approprié, par l’arrêt cardiaque dit hypoxique.
Malheureusement, aux urgences de Gabès, le médecin ne disposait pas d’appareil de ventilation pour enfant. Alors, faute de moyens, elle l’a ventilé à la main pendant 9 heures en faisant le tour de toutes les réanimations de la Tunisie en espérant trouver un service qui accepte de le prendre en charge.
L’enfant décède dans les bras de sa mère et de l’équipe médicale, impuissante et vaincue par la fatalité des événements.
Le refus de prise en charge du nourrisson par des centres hospitaliers mieux équipés était dû au fait que l’enfant était originaire d’El-Hamma, un cluster de contamination par la Covid-19, et qu’on redoutait que le nourrisson ait été infecté par le virus. Pourtant, Ayoub avait tous les droits qu’un citoyen tunisien peut exiger et notamment celui d’être soigné.
À ce stade, et loin des sentiments de tristesse et de regret, essayons d’analyser la vraie problématique posée par ce drame: est-ce que l’enfant est atteint de la Covid-19 ? En vérité non, puisque son test PCR s’avérera négatif par la suite. Mais supposons que l’enfant était vraiment atteint par le coronavirus et qu’il était l’un des rares nourrissons dans le monde à en développer une forme grave respiratoire. Cela ne le privait pas de son droit aux soins.
Un délit de non-assistance à une personne en détresse vitale
Aussi, celui ou celle, ou ceux ou celles qui ont privé cet enfant des soins nécessités par son état, en décidant de ne pas lui apporter les thérapeutiques nécessaires, devraient expliquer le fondement de cette décision mais à la famille de défunt et, éventuellement aussi, à un juge. Parce qu’à mon humble avis, il s’agit là, en toute évidence, d’un cas de non-assistance à une personne en détresse vitale.
En fait, l’équipe soignante aurait dû considérer le patient comme porteur du virus, se protéger par des masques FFP2, des visières et le prendre en charge immédiatement dans un service de réanimation vu la gravité de son état et l’isoler. Cela n’a malheureusement pas été fait.
Aussi, le ministère de la Santé doit-il établir immédiatement une liste complète de toutes les réanimations de la Tunisie, pour vérifier, s’il y avait une place disponible la nuit du drame, et le fondement de toute décision de refus de prise en charge, surtout que la saison des bronchiolites et de saturation des services de pédiatrie est encore loin.
* Anesthésiste-réanimateur.
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