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Tunisie au cœur de la crise : que faire ?

La Tunisie est en état de guerre non conventionnelle. Une guerre sournoise, mais dangereuse. Le Pouvoir le sait mais le Peuple ne l’a pas bien compris.

Par Samir Gharbi

Comme beaucoup de Tunisiens ordinaires, je suis sidéré par l’incapacité apparente des autorités à trouver l’issue de secours. Pourtant, cette issue existe, même si nombreux sont ceux et celles qui tentent de l’obscurcir.

Le diagnostic est clair comme l’eau de roche. La Tunisie tente de sortir d’une guerre larvée menée depuis 2011 par des forces obscures pour abattre l’Etat lui-même et le pousser vers le chaos. Six mois après le début de cette tentative ultime de sauvetage, l’issue n’est toujours pas visible en dépit des efforts d’un Président et d’un Gouvernement qualifiés d’intègres par une majorité de Tunisiens, comme le démontrent les sondages.

Cette guerre n’est pas inédite, et la Tunisie n’est pas la seule victime de la Pieuvre qui a déjà frappé plusieurs pays arabes : la Somalie, le Yémen, l’Algérie, la Syrie, l’Irak, le Liban, le Soudan, la Libye… La Pieuvre a tenté de mettre le grappin sur l’Algérie, puis l’Egypte, mais elle a été neutralisée par un Etat fort. Elle tente encore de maintenir ses tentacules en Tunisie… où l’Etat tente d’utiliser les voies strictement légales et de laisser la voie libre à ses détracteurs malins.

La Pieuvre se nourrit de la faiblesse de l’Etat

Ce que j’appelle la Pieuvre, c’est une organisation secrète, sorte de secte, qui ne cesse de renaître de ses cendres et qui se nourrit d’une religion, l’islam. Elle considère que l’Islam est menacé par l’Occident. Issue du hanbalisme (qui a commencé à prospérer, à Bagdad, en Irak, au 8e siècle), cette théologie musulmane rigoriste s’est régénérée dans le wahhabisme en Arabie (18e siècle). Comme le virus, elle a muté en Egypte avec la Jamiaa des Frères musulmans (1928). Et elle ne cesse depuis de muter, ici et ailleurs, en groupes ou sectes jihadistes, avec les Chabab en Somalie (en guerre civile depuis 1992), avec les Talibans en Afghanistan, avec Al-Qaïda et ses tentacules en Afrique et en Asie, avec Boko Haram au Nigeria (depuis 2002), avec Daesh et ses tentacules en Syrie, en Irak et ailleurs en Afrique, en Asie et en Europe.

Ce vaste réseau moyenâgeux prolifère sur les terreaux de la pauvreté, de la faiblesse de l’Etat, de la corruption, de la contrebande, de la drogue. Il se développe grâce à de nombreux antagonismes : mondiaux (capitalisme contre communisme, islam contre Occident, Russie contre Etats-Unis, Chine contre tout le monde), régionaux (Arabie, Qatar, Iran, Turquie), religieux (sunnisme, chiisme, christianisme, hébraïsme) et même culturels (tradition, modernité, libération de la femme, rigorisme vestimentaire…).

Ces antagonismes sont devenus extrêmement violents avec l’ouverture à grande échelle des frontières et du marché des armes, des moyens de transport (véhicules 4×4, avions privés, drones) et des télécommunications.

L’islamisme politique n’a rien à voir avec la démocratie

Les principaux financiers de cette Pieuvre sont les «arabodollars» (depuis les années 1980). L’erreur de l’Occident et de certains apprentis politiciens est de minimiser le rôle de la Pieuvre et de croire que l’islamisme politique est soluble dans la démocratie, pire qu’il va de pair avec les droits de l’Homme. Tous ceux et celles qui pensent que la Pieuvre n’est pas derrière l’islamisme politique se trompent énormément. L’islamisme politique n’a rien à voir avec les démocrates chrétiens en Europe (partis et syndicats). Le primo-concept de la Pieuvre est de glorifier la vie au temps de la révélation islamique (7e siècle), de glorifier le martyre au nom d’Allah. En s’appuyant sur des hypocrites (dénoncés dans le Coran même), porteurs du «virus islamiste» dont des oulémas ou cheikhs bien visibles sur les scènes médiatiques nationales et internationales.

Les nationalistes tunisiens avaient bien joué sur la fibre identitaire (arabe et musulmane) pour lutter contre la colonisation (1885-1956). Mais, dès l’indépendance, la volonté du leader Habib Bourguiba a été clairement exprimée : la Tunisie ne pourra pas sortir du sous-développement économique et mental sans adopter les valeurs d’une société moderne et dynamique : éducation, libération de la femme, laïcité de la justice, de l’administration, du mariage et des écoles. Dès 1956, la Tunisie a aboli la polygamie, les habous (legs religieux) et ôté le voile traditionnel…

Les Tunisiens ont été unanimes à adopter cette vision moderniste. Elle misait sur le travail, la matière grise et des atouts naturels et géographiques abondants. Les libertés politiques n’étaient pas alors une priorité dans un pays miné par l’analphabétisme, les risques de division et de dispersion des efforts… La démocratie n’était pas non plus au top des priorités des pays qui ont réussi à décoller dans les années 1960, comme Singapour, la Malaisie ou le Japon, gérés par des régimes forts.

Pourquoi la Tunisie, malgré ses atouts, ne parvient pas à s’en sortir ?

La raison est double : manque de crédibilité d’un Peuple gagné par la défiance vis-à-vis du Pouvoir en particulier (El-hakem) et des partis politiques en général. Et manque de résolution et de vision du nouveau Pouvoir. L’absence dès le début de décisions immédiates et intransigeantes a semé le doute. Le nouveau Pouvoir ne tranche pas dans le vif. Or, il n’a pas l’éternité devant lui. Le temps presse et la situation économique et sociale pète de tous côtés, y compris à l’initiative des agents de la Pieuvre.

L’unité du Peuple autour d’un homme fort et intègre

Rappelez-vous.

En 1954-1956, la Tunisie sortait d’une longue occupation coloniale. Le mouvement de libération a été immédiatement confronté à une dissidence (Salah Ben Youssef et ses partisans) qui a failli l’emporter dans l’abîme de la guerre civile. Mais le chef, Habib Bourguiba, était bien entouré, lucide et énergique. Il a su gagner l’enthousiasme de l’écrasante majorité des Tunisiens.

En 1957, la Tunisie devenait une République dotée d’une vision globale de la société. Tous les Tunisiens savaient où ils mettaient les pieds. Ils se sont retroussé les manches. Seul mot d’ordre : le travail rien que le travail. Dans la joie et la sécurité. Le Dinar a été créé, les institutions motrices ont démarré chacune dans un secteur (finances, infrastructures, agriculture, mines et industrie)… Deux politiques prioritaires ont été simultanément lancées afin d’assurer la santé et l’éducation pour tous. En dix ans, les dispensaires, les écoles, les barrages, les routes, les hôtels, etc., ont transformé le visage de la Tunisie et ont sorti le pays du sous-développement. Durant la deuxième décennie, des milliers d’entreprises ont vu le jour, un pacte de stabilité social a été conclu, hommes et femmes profitaient d’une immense liberté dans leur façon de vivre et de se déplacer, mais pas encore dans leur façon de penser (au sens politique du terme).

Je veux dire ici que c’est l’unité du Peuple autour d’un homme fort et intègre qui a fait la différence par rapport à d’autres expériences postcoloniales dans d’autres pays. La Tunisie était en avance, selon tous les indicateurs sociaux et économiques, dans son ère géographique, culturelle et cultuelle (africaine, arabe et islamique). C’est bien ce modèle de société, qui était exemplaire, qui est visé par ceux qui ont pris le pouvoir dès mars 2011, après le retour de Rached Ghannouchi, le chef du parti islamiste Ennahdha, de son exil londonien. L’objectif de la Pieuvre est de détruire ce modèle trop occidentalisé à ses yeux.

Elle a déjà tenté de profiter de l’affaiblissement de l’Etat bourguibien, mais le changement de régime en 1987 lui avait damé le pion… Le nouveau chef, Zine El Abidine Ben Ali, a bénéficié dès ses débuts de l’enthousiasme populaire. Il n’a pas touché à la vision moderniste de son prédécesseur. Il s’est montré tout de suite fort. Jusqu’à ce qu’il montre à son tour ses limites : il n’a pas su donner à la Tunisie la touche démocratique qui lui manquait tant. Il a préféré la fortune à la popularité. Il a été trahi de l’intérieur avant de devenir une proie facile de la Pieuvre. C’est chose faite en janvier 2011.

La Pieuvre assommée, résiste et redresse la tête

La Pieuvre ne se préoccupe nullement du Peuple, qu’il crève et avec lui le modèle moderniste. Elle met la religion à la tête de ses priorités : éducation, matraquage des oulémas et des hauts parleurs… Les Tunisiens se croyaient bons vivants et musulmans, ils se découvraient mécréants et traitres. Ceux qui ne sont pas d’accord avec les agents de la Pieuvre étaient voués à la Géhenne.

La Pieuvre a su proliférer dans le milieu démocratique mielleux instauré en 2011 et balisé en 2014. L’Etat a été pénétré par ses tentacules voraces. La terreur et l’insécurité s’installaient avec leur cohorte d’attentats et d’assassinats. Le peuple avait peur de bouger, il était enserré par la Pieuvre et ses tentacules. L’Etat a commencé à se délabrer de l’intérieur. Personne ne lui faisait confiance. On ne savait plus qui faisait quoi et qui décidait de quoi. La santé publique dégringolait à vue d’œil (en plein Covid), le pays devenait ingouvernable. Les Tunisiens ne croyaient plus aux élections, qualifiées de «ors» (fête) démocratique par des agents au grand sourire narquois. Ils ont poussé de vrais cris de joie au premier coup de tocsin donné le 25 juillet 2021, date de l’annonce des mesures exceptionnelles par le président Kaïs Saïed. La Pieuvre est abasourdie, à son tour terrorisée par cet acte imprévisible et audacieux. Mais au lieu d’être terrassée, sur le champ, on lui a laissé le temps de reprendre sa respiration. Elle respire, elle veut revivre et faire subir aux Tunisiens la punition de leur vie !

Six mois après, la Pieuvre n’est pas neutralisée.

Il manque ce que j’appelle simplement : la franchise et le courage les plus élémentaires.

Il ne suffit pas de dénoncer à coup de sermons les voleurs et les spéculateurs, comme le fait seul le président Kaïs Saïed. Il aurait fallu clamer haut et fort la Vérité, toute la Vérité au Peuple. Il s’agit de lui redonner pleine confiance dans les institutions étatiques (Justice, Armée, Police, Santé, Education, Commerce, Services publics) et pas seulement dans l’institution présidentielle.

Comment neutraliser la Pieuvre ?

C’est cette confiance populaire qui manque terriblement aujourd’hui. Cinq vérités doivent être martelées quotidiennement :

Vérité 1, du ressort du Pouvoir et des médias : avoir le courage de dire que nul Pouvoir n’est capable de trouver des solutions miracles à tous les petits et grands soucis du quotidien du Peuple. Donc, il faut exiger de la patience en évitant que la situation empire de jour en jour…

Vérité 2, du ressort du Pouvoir et de ses porte-paroles : donner une vision claire de l’avenir, une vision qui maintienne le «way of life» à la Tunisienne, un mode de vie qui ne renie ni les traditions ni la modernité. Avec un système politique présidentiel qui a déjà fait ses preuves, et non un système réinventé de toutes pièces. La Tunisie ne pourra plus supporter les conséquences néfastes d’une expérience improvisée qu’elle soit politique ou économique. Elle a déjà trimé avec le système des coopératives dans les années 1960 et la gouvernance islamiste ou coalisée, depuis 2011.

Vérité 3, du ressort du Pouvoir : proclamer et exiger la paix sociale pendant la transition qui devra s’appuyer sur l’unité des forces vives pour garantir une trêve assumée (aucune grève paralysante) avec l’assurance d’un gel des prix, des salaires et du taux de change pendant au moins trois ans.

Vérité 4, du ressort du Pouvoir : mettre à plat toutes les décisions prises depuis 2011, appeler un chat un chat, ne plus tourner autour du pot. Car cette décennie «noire» ne doit pas être oubliée, ni passée par pertes et profits. Elle doit être patiemment décortiquée pour être transmise aux Tunisiens en toute transparence, voire enseignée. Plus jamais ça !

Vérité 5, du ressort du Pouvoir : communiquer. Le peuple et les médias ont besoin, aujourd’hui, plus que jamais, qu’on leur explique tous les jours, clairement, patiemment, qu’on mettre les points sur les i, notamment sur l’état de la dette, sur les circuits de distribution, sur la fiscalité, sur la contrebande, sur les menaces sécuritaires, sur la poursuite des coupables… Il ne faut plus dire, il faut agir. Y compris contre tous les auteurs de «fake news» et autres diversions.

Le Pouvoir doit, évidemment, se protéger contre toute tentation absolutiste ou populiste, il doit contrecarrer les règlements de comptes, les attaques adverses, les pannes provoquées, les pénuries et autres trafics.

Le Pouvoir ne doit plus tolérer aucune atteinte au nouvel ordre établi. Les agents de la Pieuvre ne doivent plus se mouvoir et se pavaner à leur guise, en dépit des interdictions qui pèsent sur eux. Car le Peuple ne comprend plus rien : voilà, par exemple, un Président du Parlement «gelé», le chef islamiste Rached Ghannouchi pour ne pas le nommer, qui organise librement des conférences et des réunions pour saper l’autorité de l’Etat. Ses affidés font pareil en toute impunité en Tunisie et à l’étranger.

Le Pouvoir devra sortir de sa tour d’ivoire pour s’entourer de renforts et de compétences, pour gagner les batailles de la communication et du redressement.

C’est ainsi et seulement ainsi qu’il pourra neutraliser les nuisances de la Pieuvre.

C’est ainsi et seulement ainsi qu’il pourra restaurer la Confiance entre lui, le Peuple, les forces vives de la Nation et les partenaires étrangers.

Tout le reste suivra naturellement : la reprise du travail, le civisme, l’assainissement des comptes financiers de l’Etat, la remise à fond des machines productrices, des vastes terres, notamment celles qui appartiennent à l’Etat, et des immenses ressources de la mer.

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