Cette bulle monétaire qui appauvrit les Tunisiens

La masse monétaire en circulation en Tunisie a récemment connu un surprenant rebond. Une hypertrophie monétaire directement associée à une politique monétaire qui monétise désormais la dette, en épongeant une partie du déficit budgétaire et en injectant toujours plus de cash dans le marché. Résultat : cette bulle de liquidité est en passe de noyer les moteurs de la croissance, menaçant au passage la valeur du dinar. Décryptage…

Par Moktar Lamari *

Sous l’emprise de plusieurs chocs successifs (politique, économique, Covid, sècheresse, etc.), la Tunisie accumule les méfaits et les dérives de ses politiques fiscales et monétaires. La chose et son contraire! D’un côté la création monétaire bat des records avec une hausse de 12%, entre avril 2024 et avril 2023. D’un autre côté, l’économie stagne, avec une récession sur 2 trimestres de suite pour fin 2023. L’inflation flambe et les pénuries se multiplient. Le citoyen a peut-être plus de dinars en poche, mais moins de pouvoir d’achat.

L’inflation, un phénomène monétaire ?

Milton Friedman, économiste-concepteur de la théorie monétaire moderne, affirmait que : «l’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire». Mais, dans le cas de la Tunisie, cette affirmation ne fonctionne qu’à moitié. L’inflation oscille entre 10% et 7,5% et les taux d’intérêt directeur sont inopérants face aux valses des prix.

On peut paraphraser Friedman pour dire qu’en Tunisie et pays similaires, l’inflation est partout un phénomène mixant la mal-gouvernance du monétaire, du fiscal et du budgétaire.

La masse monétaire en circulation a atteint officiellement 21, 5 milliards de dinars. Les vrais chiffres sont inconnus. Une bonne partie de cette masse monétaire se trouvent thésaurisée dans les coffres d’un secteur informel qui produit 45% des richesses du pays, dans l’indifférence des autorités et des élites politiques. Le politique se sert au passage, la corruption arrose de nombreux partis, des juges et surtout les journalistes véreux.

La monnaie véhicule les signaux des prix et des rapports de prix entre plusieurs secteurs et activités. Injecter artificiellement de la monnaie pour payer les fonctionnaires ne fait que perturber les signaux de la rareté et altérer les incitatifs à une allocation efficace des ressources et produits échangés et demandés par les marchés.

C’est comme pour pétrir la pâte d’un pain «tabouna» : il faut de l’eau et de la farine, dans un dosage précis et proportionnel. Mettre plus d’eau dans la farine ne change pas la quantité de farine. Mais la dilue pour la rentre plus liquide, difficile à «prendre» et à cuire. Une pâte trop molle ne colle pas sur les parois de la tabouna (four traditionnel). Le niveau de dilution est important, il faut le juste équilibre : pas trop liquide, pas trop solide.

Le volume de monnaie ainsi créé artificiellement par la Banque centrale se comporte comme l’eau (de trop) qui crée de l’inflation et dilue l’économie dans une marée de billets dont le pouvoir d’achat ne fait que fondre comme neige au soleil.

La création ex nihilo de monnaie par la Banque centrale n’est jamais une création de richesse en elle-même (elle ajoute de l‘eau, pas de la farine). En revanche, c’est l’intérêt et la réaction des agents économiques à cette création monétaire qui peuvent générer un impact économique (taux d’intérêt réel négatif, illusion nominale, suppression du risque de liquidité, etc.).

Sur le long terme, la richesse ne peut venir que du rendement de l’argent investi, si ce rendement est supérieur au coût du financement.

L’ajout du cash dans l’économie crée de l’illusion monétaire. Les acteurs «naïfs» se croient plus riches en disposant de plus de billets dans leur poche.

Changer de monnaie ne change rien à la situation

On se trompe si on croit qu’il faut changer la monnaie pour canaliser la masse monétaire du secteur informel vers les circuits officiels. Oubliant que la fuite des liquidités vers le secteur informel s’explique par l’évitement des tracasseries bureaucratiques, des instabilités fiscales et la «répression bancaire», qui applique des frais exorbitants sur les transactions et les dépôts.

Changer de monnaie est une opération périlleuse, dans son coût effectif (2 milliards de dinars) et ne fait qu’ébranler la confiance qui reste chez le citoyen envers son dinar national.

Les Anglais veulent changer leur monnaie pour remplacer la photo de la Reine décédée par  celle du nouveau Roi. Mais elle le fait progressivement, en communicant efficacement pour ne pas ébranler la confiance envers la livre sterling. Le Sénégal est sur le point de sortir de la Zone-Franc, et il doit créer sa monnaie. D’autres pays ont changé leur monnaie, parce qu’ils ont changé de système économique, ou parce que leur masse monétaire a subi une forte dépréciation ou encore un déluge de falsification de billets monétaires.

On ne peut pas changer les billets de banque en circulation en claquant les doigts. Et pour cause, la monnaie assume trois fonctions : celle de moyen d’échange (commerce, transactions, etc.), celle d’unité de compte (c’est-à-dire de base commune pour définir les prix) et celle de réserve de valeur (épargne, thésaurisation, etc.). Changer les billets et les pièces de monnaie peut altérer durablement ces trois principaux rôles de la monnaie.

Trop de cash brouille la redistribution

La science économique n’est ni simple ni parfaite : «la distribution» de la monnaie créée en trop ne profite pas de façon homogène et directement à tous les agents. L’hypertrophie monétaire érode le pouvoir d’achat, freine l’investissement et dévalorise le patrimoine et ses actifs.

Actuellement, la monétisation de la dette tunisienne par la BCT finance le budget de l’État, mais introduit des distorsions dans la distribution de la richesse. La monnaie ainsi créée par la BCT est «distribuée» via les dépenses budgétaires qui correspondent légitimement à des priorités gouvernementales (financer les salaires des fonctionnaires improductifs et les sociétés d’État peu efficaces).

La monnaie ainsi injectée dans l’économie est transférée aux agents de manière inégale et biaisée par les postes budgétaires définis par le gouvernement. Elle altère ainsi les prix des biens et services produits, faisant fi des rapports de concurrence spécifiques entre secteurs économiques, entre producteurs et des rapports de force entre salariés et entreprises.

De telles injections monétaires impactent la situation économique des acteurs et des secteurs en fonction de la façon dont ils sont ciblés par les décideurs publics qui définissent les subventions, les impôts, les prix, les revenus et les investissements publics.

Certains regroupements d’agents économiques peuvent être impactés de plein fouet : les détenteurs de stocks d’actifs et patrimoines sont avantagés par rapport à ceux qui doivent partir de zéro (à cause des hausses de prix). Les retraités à rente quasi-fixe sont pénalisés. La classe moyenne et les franges défavorisées s’appauvrissent davantage.

Le dinar, comme unité de compte, vecteur de change et réserve de valeur, est de plus en plus fragilisé, dévalorisé par ces errements des politiques monétaires et fiscales en Tunisie.

* Economiste universitaire.

Blog de l’auteur. Economics for Tunisia, E4T

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