L’accroissement produit intérieur brut (PIB) est-il un bon indicateur de la croissance économique et du niveau de vie d’une population dans un pays ou faut-il le remplacer par un autre PIB qui serait le produit intérieur du bonheur comme le suggère le président Kaïs Saïd? Une question qui ferait un beau sujet de thèse de doctorat pour un étudiant en sciences économiques ou en sociologie. Éléments de réponse pour animer le débat.
Dr Sadok Zerelli
Lors de l’audience que le président Kais Saïed a accordée la semaine dernière au gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT) avant son voyage à Washington pour participer aux assemblées générales de la Banque Mondiale (BM) et du Fonds monétaire international (FMI), il lui a donné, d’après le communiqué officiel publié par la présidence de la république, deux principales instructions, à savoir :
– refuser les diktats du FMI en matière d’orientation de la politique économique et sociale de la Tunisie pour des considérations politiques de souveraineté nationale;
– revoir les modalités de calcul du PIB en tant qu’indicateur de la croissance économique.
Refus des diktats du FMI
Sur le premier point, on ne peut que donner raison au président de la république, car il ne fait pas de doute que le FMI est dirigé par des économistes néolibéraux qui préconisent le retour aux enseignements de la théorie économique classique de «la main invisible» d’Adam Smith qui dominait la pensée économiqueaux XVIIIe et XIXe siècles (concurrence pure et parfaite, pas de rôle économique ou social pour l’Etat, libre fonctionnement des marchés qui sont censés aboutir à des prix qui permettront la maximisation de la satisfaction des consommateurs et des bénéfices des producteurs ainsi que la réalisation d’un optimum économique de plein emploi à long terme – ce à quoi l’économiste anglais Keynes a répondu par une boutade restée célèbre : «Même si c’est vrai, à long terme on sera tous morts!»)
Ces économistes et experts du FMI recommandent les mêmes recettes de politique économique et monétaire à tous les pays et exigent d’eux les mêmes réformes structurelles pour leur accorder un prêt, sans tenir compte ni des spécificités de leurs économies, ni des caractéristiques socioculturelles de leurs populations, ni de leur histoire et civilisation…
Un bon exemple à ce sujet est la politique monétaire restrictive basée sur l’augmentation du taux directeur de la banque centrale pour juguler l’inflation, politique qui a bien réussi dans les pays développés tels que les Etats-Unis et la France où il existe un bon mécanisme de transmission entre l’économie réelle et l’économie monétaire mais qui a complètement échoué en Tunisie depuis qu’elle est appliquée par la BCT sur recommandation du FMI, à cause de la faiblesse d’un tel mécanisme de transmission en raison de l’importance du secteur informel dans notre économie (environ 54% du PIB selon certains experts) et où les transactions se font essentiellement en cash donc hors du système bancaire [voir l’article publié sur ce sujet par l’ auteur dans Kapitalis : ‘‘Le maintien du taux directeur de la BCT : une décision irresponsable?’’).
Révision des modalités de calcul du PIB
En ce qui concerne la deuxième directive du chef de l’Etat, à savoir, revoir les modalités de calcul du PIB en tant qu’indicateur de la croissance économique réalisée en Tunisie, j’imagine l’embarras du gouverneur de la BCT pour lui répondre (je n’aurais pas aimé être à sa place!), sachant que tous les économistes utilisent cet agrégat économique ou d’autres du même type – voir plus loin – pour estimer le taux croissance d’une économie et analyser ses équilibres structurels et qu’aucun n’a pu à ce jour développer d’autres instruments de mesure de la croissance économique qui soient plus pertinents.
Le présent article est une tentative de réponse à cette deuxième directive du président Saïed, basée sur une approche pédagogique et les enseignements de la science économique, loin de toute considération de politique intérieure.
La dimension politique des agrégats
La première remarque à faire est que la problématique soulevée par le président Saïed n’est pas vraiment nouvelle puisqu’elle a été soulevée par plusieurs dirigeants et hommes politiques altermondialistes, notamment en Amérique latine, qui refusent par idéologie de s’insérer dans le système capitaliste mondial, qu’ils trouvent injuste en termes de répartition des richesses entre les pays riches et les pays pauvres et entre classes sociales et régions d’un même pays.
Ainsi, il faut savoir en premier lieu que le PIB et d’autres agrégats économiques du même type, sont établis par la Comptabilité nationale (matière enseignée à l’université pour les étudiants en licence de sciences économiques) de chaque pays, selon des méthodologies et règles comptables qui ont fait l’objet d’une résolution des Nations unies dès 1966, pour s’assurer justement que tous les pays membres calculent leurs agrégats macroéconomiques selon les mêmes méthodes de calcul, afin de pouvoir effectuer des comparaisons internationales.
Cela n’exclut pas que ces agrégats macroéconomiques comportent une dimension politique évidente, qui peut justifier à priori le scepticisme dont le chef de l’Etat fait preuve à ce sujet. A titre d’exemple, on se rappelle tous le scandale international soulevé par la Grèce qui a surestimé ses agrégats économiques pour remplir les conditions d’entrée à l’Union Européenne et bénéficier ainsi de son programme de soutien.
D’autre part, ces agrégats permettent d’établir des classifications internationales entre pays riches et pays pauvres, pays développés et pays du tiers-monde, etc., et sont cruciaux notamment pour la répartition de l’aide internationale au développement et le bénéfice de prêt à des taux d’intérêt bonifiés de la part des bailleurs de fonds internationaux.
Il n’en demeure pas moins que la méthodologie de calcul du PIB et des autres agrégats macroéconomiques souffre de plusieurs lacunes et insuffisances qui limitent leurs significations en tant qu’indicateurs de la croissance économique réalisée dans un pays, comme le chef de l’Etat s’en doute.
L’exposé de ces lacunes et insuffisances ne peut se faire sans le rappel d’un certain nombre de définitions et de concepts économiques de base, que certains lecteurs trouveront probablement trop techniques, mais qui sont indispensables si on veut apporter une réponse objective et scientifique à la problématique soulevée par le Chef de l’ Etat, ce qui est l’objectif de cet article.
Le concept de valeur ajoutée
Selon la comptabilité nationale, la contribution d’un agent économique au PIB se mesure par sa valeur ajoutée (production moins consommation intermédiaire) et non pas par la valeur de sa production sur le marché ou son chiffre d’affaires. Par exemple, un menuisier qui fabrique une porte d’une valeur sur le marché de 600 dinars, en achetant et en transformant 400 dinars de bois, sa production qui rentre dans le calcul du PIB est de 200 dinars seulement et non 600.
La valeur ajoutée sert à rémunérer les facteurs de production; tels que les salaires pour le facteur travail, les intérêts bancaires pour le facteur capital et les impôts indirects à payer à l’Etat. Le reliquat constitue le Résultat brut d’exploitation (RBE) qui, après paiement des impôts directs, constitue le Résultat net d’exploitation ou le bénéfice réalisé par le producteur. Ce concept de valeur ajoutée joue un rôle fondamental pour éviter les doubles emplois dans le processus de production et le calcul des agrégats macroéconomiques, dont le PIB.
Le PIB ou la PIB ?
Il y a une nette différence entre «la» PIB (Production intérieure brute) et «le» PIB (Produit intérieur brut). Le premier agrégat ne prend en compte que la production (au sens de somme des valeurs ajoutées) des biens et services marchands, c’est-à-dire pour lesquels il existe un marché pour fixer leur prix (produits divers et services des banques, assurances, transports, télécom, enseignement privé, soins de santé en clinique, etc.) alors que le second prend en compte aussi les services administratifs (administration centrale ou régionale, enseignement public, santé publique, etc.).
Une première difficulté pour le calcul du PIB apparaît : comment évaluer les services administratifs puisqu’ils sont par définition gratuits? La règle préconisée par les Nations unies et adoptée par la comptabilité nationale de tous les pays est d’estimer la contribution d’un fonctionnaire au PIB de son pays par son salaire brut annuel. Il est clair que cette méthode de calcul milite en faveur du président Saïed qui doute de la fiabilité du PIB en tant qu’indicateur de la vraie croissance économique, puisqu’il suffit d’augmenter les salaires des fonctionnaires pour faire apparaître un PIB plus élevé, alors que la production réelle de biens et de services n’a pas augmenté.
Par exemple, il suffit d’augmenter de 100 dinars bruts par mois le salaire d’un agent de la police de circulation pour que sa contribution au PIB de cette année augmente automatiquement de 1200 dinars, alors qu’il effectue exactement le même nombre d’heures de travail par jour et au même rond-point. La même remarque est à faire pour l’enseignant qui effectue le même nombre d’heures d’enseignement mais qui voit son salaire augmenter suite à une grève. On relève à ce sujet qu’une bonne partie de la croissance réalisée durant la «décennie noire» [2011-2021], en particulier sous le gouvernement de Youssef Chahed où le taux de croissance a atteint 3 à 4%, est en fait artificielle puisqu’elle est due aux augmentations massives des salaires des fonctionnaires arrachées par l’UGTT à coup de grèves légales ou illégales… Inversement, le blocage relatif des salaires des fonctionnaires depuis que Saïed est au pouvoir explique en partie la faiblesse des taux de croissance du PIB enregistrés sous sa présidence.
Limites de signification du PIB
Une autre limite non négligeable du PIB en tant qu’indicateur de la croissance économique est qu’il ne comptabilise pas la production réalisée par le secteur informel qui représente selon certains experts jusqu’à 54% de la production en Tunisie. Il est clair que si l’essentiel de la croissance économique se produit dans ce secteur qui ne cesse de se développer, les taux de croissance officiels du PIB apparaîtront plus faibles.
Une autre difficulté d’ordre méthodologique aussi pour le calcul du PIB est de définir quels agents sont productifs et quels agents ne le sont pas. Le problème se pose particulièrement pour les femmes au foyer : certains pays les excluent du calcul du PIB alors que d’autres, comme l’ex-URSS et les pays scandinaves, les considèrent comme productives. Leur idée de base est que, sans les sacrifices qu’elles font pour s’occuper de leurs foyers et éduquer leurs enfants, leurs maris ne pourraient pas partir travailler et le PIB du pays ne serait pas ce qu’il est.
Quant à la méthode d’estimation de la valeur de la production de ces femmes au foyer, elle repose sur le concept économique de coût d’opportunité, c’est-à-dire le montant des salaires des femmes de ménage et les gardes d’enfants qu’il aurait fallu payer, si les femmes au foyer décidaient de partir travailler. Si la Tunisie décidait d’appliquer la même approche dans le calcul de son PIB, celui-ci augmenterait considérablement. Mieux encore, plus il y aura de femmes au foyer, à cause du chômage plus élevé parmi la population féminine, plus le taux de croissance du PIB apparaîtra comme plus élevé!
Le PNB (Produit national brut)
Une quatrième limite de signification du PIB qui tend à justifier le scepticisme du chef de l’Etat quant à la fiabilité de cet agrégat, en tant qu’indicateur de la croissance économique réelle réalisée en Tunisie, est qu’il s’agit, comme son nom l’indique, de la production «intérieure», c’est-à-dire réalisée à l’intérieur des frontières nationales, y compris par les entreprises étrangères installées dans le pays.
Pour le cas de la Tunisie, la délocalisation d’un grand nombre d’entreprises étrangères et même tunisiennes vers d’autres pays tels que le Maroc, suite aux perturbations générées pendant et après la révolution de 2010, a certainement contribué à décélérer les taux de croissance du PIB officiels enregistrés particulièrement ces dernières années.
En raison de cette dernière limite, la comptabilité nationale calcule le PNB qui est égal au PIB moins la production des entreprises étrangères installées en Tunisie plus la production des entreprises tunisiennes installées à l’étranger. Le PNB est déjà un agrégat plus fiable que le PIB pour mesurer l’effort de production réalisé par les opérateurs économiques nationaux, à l’exclusion de celle réalisée par les opérateurs étrangers.
Le Revenu national
Mais comme une partie de la production nationale mesurée par le PIB ou le PNB doit servir en premier lieu au remplacement des équipements utilisés et amortis durant le processus de production, la comptabilité nationale calcule aussi le PNN (Produit national net), qui est égal par définition au PNB moins la Formation brute de capital fixe (FBCF).
Enfin, étant donné que tant le PIB que le PNB que le PNN sont calculés aux prix du marché TTC et qu’il suffit donc d’un changement de la fiscalité, en particulier des taux de la TVA, pour réduire ou gonfler artificiellement la valeur finale de ces agrégats, la comptabilité nationale calcule le PNN aux coûts des facteurs (PNN moins les taxes indirectes plus les subventions), appelé aussi le Revenu national.
C’est ce dernier agrégat qui constitue le meilleur instrument de mesure la production réalisée par la population d’un pays et du volume des richesses qu’elle a créées durant une année donnée.
Mieux encore, comme le volume de ces richesses dépend de la taille de la population qui les a créées, on calcule le Revenu national par tête d’habitant qui est de loin le meilleur indicateur des performances d’une économie et de son niveau de développement.
Saïed a-t-il raison de douter de la fiabilité du PIB pour mesurer la croissance économique?
En conclusion de cette analyse des modalités de calcul du PIB et d’autres agrégats macroéconomiques, que certains lecteurs trouveront à juste raison un peu trop technique, on ne peut pas ne pas partager le scepticisme du président de la république quant à la fiabilité de cet agrégat pour refléter la croissance économique réelle en Tunisie.
En effet, comme expliqué plus haut, il existe bel et bien d’autres agrégats macroéconomiques dont certains sont plus précis et plus fiables que le PIB, tel que le Revenu national. Maïs on doit relever aussi que tous les agrégats macroéconomiques calculés par la comptabilité nationale, qu’il s’agisse du PIB ou d’autres, sont basés sur le concept fondamental de valeur ajoutée, seul indicateur de mesure du véritable volume des richesses créés par un opérateur économique et de sa contribution réelle à la croissance économique.
Dans ce sens, les réserves exprimées par le chef de l’Etat à ce sujet, bien que justifiées sur le fond, sont difficiles à satisfaire parce que les économistes ne disposent pas à ce jour d’autres instruments de mesure du volume des richesses créées par un opérateur économique.
D’un autre côté, la Tunisie ne peut pas se permettre d’établir ses propres instruments de mesure de la croissance économique et ses propres règles de comptabilité nationale, dont les résultats ne seraient pas reconnus par ses partenaires sur le plan international et en particulier par les Nations unies qui préconisent des règles précises même si elles loin d’être parfaites comme le président l’a relevé à juste raison.
PIB : Produit intérieur brut ou Produit intérieur du bonheur?
Pour un économiste, dont le métier est à la base d’élaborer et d’analyser des chiffres, en oubliant souvent que derrière ces chiffres il y a des êtres humains avec leurs problèmes quotidiens (ce que le président n’a pas manqué de relever et de dénoncer lors de son entretien avec le gouverneur de la BCT), la proposition du président de remplacer le calcul du Produit intérieur brut par le calcul du Produit intérieur du bonheur, apparait comme utopique et semble relever davantage de l’anecdote que d’une proposition sérieuse qui pourrait être mise en œuvre.
En effet, s’il est vrai qu’il existe bien un World Hapiness Report qui donne chaque année le classement mondial des pays où les gens sont les plus heureux ou du moins se déclarent comme tels, l’approche utilisée pour établir ce classement n’a rien de scientifique et encore moins d économique, puisqu’elle repose sur des sondages d’opinion dont la fiabilité est plus que douteuse. Sinon, comment expliquer qu’en Finlande, qui arrive la première pour la troisième année consécutive, le taux de suicide est l’un des plus élevés au monde?
Dans ce domaine de la recherche du bonheur plutôt que de la croissance économique comme objectif ultime de la politique générale du gouvernement, on peut citer le cas du Bhoutan, un petit pays montagneux enclavé entre l’Inde et la Chine, où le Roi a décrété que la devise de son règne est la maximisation du BNB (Bonheur national brut), un nouvel agrégat créé dans ce but, plutôt que celle du PIB.
D’autres pays comme les Emirats Arabes Unis où Singapour ont bien créé au sein de leurs gouvernements des ministères du bonheur et y ont nommé des ministres chargés du bonheur de leurs concitoyens. Encore faut-il que le bonheur soit une affaire de production et de consommation maximales de biens et de services, de qualité des infrastructures et des services publics, de sécurité et de propreté des villes, de protection de l’environnement…
C’est une question d’ordre métaphysique que je laisse à chacun(e) le soin d’y répondre, car elle dépend du sens que chacun(e) donne à la vie sur terre, de ses rapports avec les autres et la nature et même de ses convictions religieuses. Pour certain(e)s, le bonheur est peut-être de consommer le maximum de produits et services ou rouler dans une voiture de luxe ou vivre dans un palais, pour d’autres, le bonheur se trouve dans la beauté d’un paysage, ou dans l’amour passionné d’une femme ou dans la lecture d’ un poème…, toutes choses que la croissance économique, aussi élevée soit-elle, ne pourrait leur apporter.
* Economiste, consultant international.
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