Une vidéo défraye la chronique depuis quelques jours, elle est devenue virale sur Facebook. L’on y voit un élève du lycée Mohamed Boudhina sis à Hammamet hurlant à la face de la directrice de son école : «C’est la terre de Dieu, pas la tienne !» Même si elle semblait un peu désemparée, la directrice ne s’est pas laissé marcher sur les pieds par ces gamins qui voulaient prier dans la cour de l’école. Sur les réseaux sociaux, des tiktokeurs et des milliers d’imbéciles sont montés au créneau pour prendre fait et cause pour ces élèves pris par la fièvre de l’islam et pour dénoncer l’«hostilité» de la directrice à la pratique religieuse.
Mohamed Sadok Lejri

En revanche, en lisant les commentaires, on a l’impression que les Tunisiens découvrent l’eau chaude. Le comble de la médiocrité, c’est que les laïcs imputent toujours ce genre d’incidents aux islamistes, à l’islam politique, alors que le problème est essentiellement culturel et civilisationnel.
La frange progressiste et plus ou moins européanisée de la population n’arrive toujours pas à comprendre que c’est la société tunisienne qui a enfanté ces petits dévots abrutis par la religion. Ce sont des jeunes qui vivent dans une société de plus en plus bigote et rompue à l’orthopraxie islamique.
En effet, même si l’écrasante majorité des habitants de ce pays est musulmane depuis plusieurs siècles, les Tunisiens accordent de plus en plus d’importance aux principes d’orthopraxie qui régissent la religion musulmane : prière, jeûne, port du voile, fermeture des bars et des caves à vin tous les vendredis…
Rien ne sert de se cacher derrière son petit doigt, de tergiverser et de chercher des faux-fuyants : nous vivons dans une société qui admet la prééminence de la loi islamique sur la loi civile. Il ne suffit pas d’imputer toute la responsabilité à Ennahdha, Hizb Ettahrir et consorts ou de se réfugier dans le déni pour fournir une réponse à ce problème de fond.
Le spirituel et le temporel
L’on ne peut éviter ces débordements et incidents dans un pays qui se considère comme arabo-musulman, où l’islam est religion d’Etat. Le fait de se considérer comme arabo-musulmans et de faire de l’islam la religion officielle de la Tunisie induit une certaine conception de la société, des rapports hommes-femmes, des rapports entre individus de façon générale.
L’islam ne fait pas le distinguo entre le spirituel et le temporel, entre la foi religieuse et le code juridique, entre la sphère privée et la sphère publique. Il est impossible d’adapter l’islam aux principes d’un Etat qui se veut républicain et démocratique car les Musulmans ne peuvent/veulent confiner leurs croyances et leur foi à la sphère privée.
Qu’a-t-on appris à ces jeunes dévots depuis leur prime jeunesse ? On leur a appris qu’ils étaient musulmans avant toutes choses, qu’il fallait absolument croire en la vérité révélée par Allah, vivre pour lui et ne jamais douter de son existence. On leur a appris que seule la croyance dans les dogmes de l’islam et leur stricte observance assuraient la gloire des Musulmans et le salut de l’âme.
Qu’a-t-on appris à ces jeunes dévots depuis leur prime jeunesse ? On a appris à ces jeunes que, parce qu’ils sont musulmans, ils font partie de la caste des seigneurs de l’humanité et que cette dernière leur doit tout. On leur a appris à fantasmer sur un passé mensongèrement parfait et à s’esbroufer eux-mêmes en se laissant prendre au mirage de leur suprême grandeur. On leur a appris que, pour atteindre les cimes et éviter les geôles de l’enfer, ils devaient rester figés sur des valeurs archaïques et fidèles à un passé fabulé.
Ces petits culs-bénis
Ces petits culs-bénis sont nés dans une société où l’islam est omniprésent et se manifeste dans tous les détails de la vie quotidienne, du lexique très imprégné de religion que l’on emploie tous les jours à la loi divine et aux règles qui en découlent, car toute transgression (blasphème, consommation d’alcool, non-observance du jeûne durant le mois de ramadan, rapports sexuels en dehors du cadre légal et charaïque du mariage, consommation de porc…) rapproche des enfers, voire y mène directement.
Ces petits culs-bénis sont nés dans une société où la croyance privée a toujours été une affaire publique, où la religion n’est pas une affaire personnelle, où les gens sont jugés en fonction du degré de leur piété et de leur attachement à l’orthopraxie («tbarkallah aâlih(a), meddayn(a) !)». Ils sont nés dans une société où les uns régissent la vie des autres à partir d’une vision névrotico-religieuse de l’existence.
Ces petits culs-bénis agissent par idéalisme, un idéal façonné par la société. Par société, j’entends la famille d’abord, ensuite viennent le quartier, la mosquée du quartier, l’école, la rue…
Sous nos cieux, les idéaux des jeunes enclins à la piété sont façonnés par des esprits sclérosés qui puisent dans une culture figée et rongée par l’irrationalité, l’archaïsme, l’intolérance et la misogynie. Bref, un islam venu tout droit d’un âge féodal et tribal et qui porte en lui les germes d’un idéal totalitaire. A partir de là, le «Sanctuaire du Savoir» n’a plus aucun sens pour eux. Les obligations cultuelles priment sur toute autre chose. Seuls l’islam, sa pratique et ses rites sont sacralisés. Tout le reste peut être remis en question.
Finalement, ces jeunes casse-burnes ne sont-ce pas des victimes ? Ce ne sont pas ces culs-bénis qu’il faut placer sur le banc des accusés, mais la société tunisienne et sa religion. La société tunisienne, comme toutes les sociétés dites arabo-musulmanes, doit se tendre un miroir pour s’y regarder et ne pas briser la glace à la vue du reflet hideux de son propre visage. Jeunes et moins jeunes sont victimes d’une religion totalitaire et incompatible avec les principes fondamentaux d’une république qui se veut moderne et démocratique ; ils sont victimes d’une civilisation languissante et en décadence depuis plusieurs siècles déjà.
Imputer toute la responsabilité aux islamistes et vilipender ces jeunes décérébrés qui viennent perturber notre quiétude ne rime à rien ! Le problème est beaucoup plus profond que cela, il est d’ordre cultuel, culturel et civilisationnel. Sans courage intellectuel et un éveil général des consciences, rien ne sera possible ! A la société tunisienne de trouver le courage d’assumer sa responsabilité. Cette crise identitaire ne pourra être surmontée qu’au prix d’un profond travail autocritique. L’épluchure intellectuelle, cultuelle et culturelle sera aussi douloureuse que salutaire. Des lambeaux de chair putréfiée doivent passer à la trappe. Mais ne nous y méprenons pas : nous savons tous que l’éveil n’est pas pour demain.
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