Amin Maalouf ne fait pas dans le syncrétisme humaniste, vu comme étant une réflexion niaise, faible et romantique. Loin s’en faut ! Il ressort les spécificités de chaque culture, bien entendu on parle d’Orient et d’Occident, sans pour autant promouvoir la confrontation. C’est un travail d’orfèvrerie et de nuance fine qui rassure et qui castre toute envie d’opposition.
Sami Kouki
J’ai lu toute l’œuvre d’Amin Maalouf, enfin presque; il me manque juste un livret d’opéra, ‘‘Adriana Mater’’ que je n’ai pu acquérir. J’ai commencé le 24 septembre plus précisément. J’ai tout repris depuis le début, pour certains livres comme ‘‘Samarcande’’, ‘‘Les identités meurtrières’’ ou encore ‘‘Les jardins de lumière’’, je les ai relus. Je voulais enchaîner les livres du même auteur dans l’espoir de mieux cerner sa pensée, sans aucune déperdition.
L’œuvre d’Amin Maalouf est assez conséquente, et on peut en faire une taxinomie en quatre branches : les romans (essais) historiques; les essais; le Liban; et des romans d’anticipation.
Les romans historiques :
Les romans historiques de Maalouf, ne sont pas des contes, figés dans un moment précis, l’époque où leurs faits se déroulent, même s’il un formidable conteur. C’est une véritable matière à réflexion sur notre temps, un tremplin entre une période passée et un pendant qui ne peut en être détaché. C’est fait en douceur, avec de la magnanimité, loin de toute auto-flagellation ou de ressentiment mais sans tomber, pour autant dans le piège de la glorification niaise, chauvine et improductive.
Il nous pousse à regarder, à la fois avec un microscope, les évènements d’époque pour mieux les cerner et, avec un œil macroscopique, l’holisme de la marche d’histoire, sa répétition et ses attaches immuables. Il y a un côté structuraliste, Braudelien, chez Maalouf qu’on ne peut occulter.
– ‘‘Les jardins de lumière’’ (1991) : la vie de Mani, théologien du troisième siècle après J.-C., père de la doctrine manichéiste, conception qui admet le dualisme antagoniste d’un principe du bien et d’un principe du mal. Mani est un humaniste qui visa à réconcilier les religions de son temps. Le ton de l’œuvre de Maalouf est donné : une lutte intellectuelle contre la binarité (quand bien même le roman porte sur un personnage dont la vision est binaire et qu’on appelle, en psychologie tout délire dans lequel le malade voit le monde divisé en deux fractions qui s’affrontent à son sujet, manichéisme délirant). Une lutte contre l’essentialisme et le choc des cultures.
– ‘‘Les croisades vues par les arabes’’ (1983) : cet essai historique, très documenté, présente les croisades entamées en 1096 du point de vue oriental. De l’invasion, à l’occupation, la riposte, la victoire jusqu’à l’expulsion à la fin du treizième siècle. Maalouf analyse les enjeux politiques de l’époque, les luttes fratricides, la sauvagerie et l’anéantissement qui sont à mille lieues de l’image chevaleresque qu’on associe aux croisades.
– ‘‘Samarcande’’ (1988) : c’est l’orient du onzième siècle sous l’extrémisme de la secte des assassins par Hassan Sabbah, le magnifique Omar Khayyam, le poète du vin, de l’amour et le libre penseur qu’il était. Et puis un manuscrit dont on retrouve la trace au début du XXe siècle. Œuvre contemporaine finalement parce qu’on retrouve, dans notre époque, les mêmes ingrédients de manigances politiques, de luttes pour le pouvoir et de la poésie comme remède qui nous aiderait à supporter l’absurdité de notre pendant.
– ‘‘L’amour de loin’’ (2001). Livret d’opéra. Jaufré Rudel, prince de Blaye et troubadour, au XIIe siècle, tombe éperdument amoureux d’une femme qu’il n’avait jamais vue auparavant et qu’il finit par rencontrer à Tripoli pour mourir dans ses bras. C’est une ode à l’amour, qu’il soit de près ou de loin.
‘‘Léon l’africain’’ (1986). La vie de Hassen Al Wazzen de la Grenade de la chute (1492) jusqu’à Rome du pape Léon X, de Raphaël le peintre florentin et la renaissance italienne du Cinquecento. Un voyage exquis de ce formidable personnage, d’une intelligence rare et d’un destin hors du commun. Il faudra peut-être revivre son voyage, personnellement, en le commençant à la cité palatine d’Alhambra, ré-imaginer la vie à cette époque sous les Nasrides et leur dernier prince Boabdil et la Reconquista d’Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon, pour le finir à Rome, au Vatican, à la chapelle Sixtine.
‘‘Le périple de Baldassare’’ (2000) : Nous sommes au Liban du XVIIème siècle, à Gibelet, c’est le point de départ du périple de Baldassare Embriaco, génois d’orient, à la recherche d’un manuscrit, qui le ramène en la Méditerranée de l’empire turc jusqu’en Angleterre en pleine guerre contre les Hollandais, en passant par la Gênes de ses ancêtres. Un personnage quelquefois boulet, digne d’un Pierre Richard dans ‘‘La Chèvre’’ et extrêmement attachant !
Les essais:
Ils sont en nombre de quatre : ‘‘Les identités meurtrières’’ (1998); ‘‘Le dérèglement du monde’’ (2009); ‘‘Le naufrage des civilisations’’ (2019); et ‘‘Le labyrinthe des égarés’’ (2023).
Maalouf a écrit des essais avec un rythme, non aléatoire, d’un essai par décennie, sauf le dernier qui fut publié cinq ans après le pénultième et pour des raisons d’urgence dont je vais parler après.
La principale qualité d’Amin Maalouf c’est son regard synoptique et anticipateur du monde qui vient (pour reprendre le titre de l’essai d’Alain Minc), à chaque époque. Un regard analytique et se transforme en prophétie synthétique. Maalouf a su saisir «l’esprit de l’époque», le «Zeitgeist» en Allemand, c’est-à-dire les aspects microscopiques, unitaires qui régissent une époque, une décennie, une période, c’est le quantum de l’instant, la plus petite unité de mesure de l’âme de l’humanité à un moment donné.
C’était la bataille, le repli plutôt, identitaire, le besoin d’appartenance collective avec ses externalités négatives telles que le repli religieux ou national. C’était en 1998, soit trois ans avant l’évènement majeur pour l’humanité : le 11 septembre 2001. Maalouf nous invite à prendre un peu de recul par rapport aux évènements, par rapport à certains complexes d’infériorité qui se traduisent par un ressentiment meurtrier, la prolifération du conspirationnisme et une envie de vengeance fondée sur le rejet de la défaite.
Maalouf ne fait pas dans le syncrétisme humaniste, vu comme étant une réflexion niaise, faible et romantique. Loin s’en faut ! Il ressort les spécificités de chaque culture, bien entendu on parle d’Orient et d’Occident, sans pour autant promouvoir la confrontation. C’est un travail d’orfèvrerie et de nuance fine qui rassure et qui castre toute envie d’opposition. Il évoque les principes fondamentaux qui réunissent les humains : la liberté, la justice et les mécanismes nécessaires pour les mettre en œuvre : la démocratie et les juridictions équitables.
Dans ‘‘Le dérèglement du monde’’, Maalouf situe l’année où tout a basculé en 1979, c’est Khomeiny qui rentre triomphant en Iran, c’est Thatcher qui prend les rênes en Grande-Bretagne et le triomphe du capitalisme, suivi de l’élection de Reagan aux États-Unis. L’année 1979 c’est aussi la Mecque prise d’assaut par des extrémistes religieux, ses 300 morts, cette libération assistée par le GIGN français et comment l’Arabie Saoudite est entrée, politiquement, dans un fondamentalisme qui affecte jusqu’à aujourd’hui nos vies. L’entrée en guerre des Soviétiques dans le bourbier afghan, ses conséquences sur les Américains.
Tous ces évènements, cette année principalement, ont crée le dérèglement du monde. Un dérèglement identitaire, économique avec le triomphe de l’ultralibéralisme et climatique enfin.
‘‘Le naufrage des civilisations’’, on retrouve Maalouf pessimiste quant l’avenir du monde. Le diagnostic est sans équivoque : le monde est foutu ! Plus rien ne va ! La déshumanisation triomphante, la perte de repères, le conflit des civilisations tellement chéri par les belliqueux et rejeté par les humanistes dont il fait partie, est en train de prendre le dessus. Maalouf ressort les maux qui ont fait qu’on en arrive à ce constat, le communisme comme politique et l’anticommunisme maccarthyste comme réflexe. Ça a été la source principale de l’échec de toute tentative de réforme dans le monde dit oriental : Mossadegh en Iran des années 50 comme opportunité manquée, Nasser en Egypte également, mais de sa faute cette fois.
Maalouf a rompu le cycle d’un essai tous les dix ans pour écrire, cinq ans après, un autre qui redonne espoir ! L’historien reprend du service et essaie de dire, à travers ‘‘Le Labyrinthe des égarés’’ que tout n’est pas finalement foutu ! L’histoire nous a démontré que l’on peut ressortir des ténèbres par notre intelligence et par l’évitement de l’arrogance triomphatrice. «Les dieux rendent arrogant celui dont ils veulent la perte!», c’est la sagesse grecque qui nous le rappelle.
A travers l’exemple japonais de la période meiji, les Russes de la révolution, la Chine de Sun Yat-Sun et les États-Unis, Maalouf nous démontre la capacité des humains d’aller outre leur condition à condition de ne pas laisser l’arrogance des victoires prendre le dessus et raviver l’envie de domination.
Le Liban :
Maalouf est amoureux de son pays natal et nous le fait aimer à travers ses écrits. C’est d’abord à travers ‘‘Le rocher de Tanios’’, le Goncourt de 1993, un conte sur le Liban du XIXe siècle, sous l’empire (emprise) ottoman(e). Une histoire de beauté, de soumission et enfin de courage.
‘‘Les échelles du levant’’ ou le parcours d’un gentilhomme libanais de la résistance en France à la folie dans un asile au Liban. L’amour d’une fille qui s’est fixée comme mission de retrouver son père.
‘‘Les désorientés’’ ou le retour aux sources d’une bande d’amis de la diaspora libanaise sous fond de souvenirs de guerre civile avec toutes ses conséquences sur les hommes et femmes du Liban et sur le Liban lui-même comme expérience magnifique du vivre ensemble, de l’effacement de toute tentation identitaire exclusive !
Enfin ‘‘Origines’’, que Maalouf n’avait pas voulu intituler ‘‘Racines’’ parce que, comme une bonne partie de nous, nous sommes de sempiternels étrangers, les racines évoquent l’attachement inhibiteur, castrateur. Origine est le mot adéquat, celui d’un point de départ vers l’immensité du monde.
‘‘Origines’ est le livre le plus personnel de Maalouf, il nous présente de manière on ne peut plus tendre, sa famille, depuis les arrière-grands-parents et l’oracle de départ qui suit les habitants du levant.
S’il y a un livre à lire d’Amin Maalouf, un seul ? ‘‘Léon l’africain’’ pour moi, sans la moindre hésitation !
* Professeur universitaire en finance.
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