Au vu des décisions prises en faveur de l’intégration au sein de l’Otan, après le déclenchement de la guerre actuelle en Ukraine, il eût été nécessaire de s’assurer, préalablement, que soit fondée la confiance placée par les pays nordiques et ceux de la mer Baltique dans les promesses anglo-saxonnes de les protéger. Le précédent de 1940 en Norvège prouve la pertinence du doute entretenu sur le sujet, que de récentes intentions américaines d’annexer le Groenland danois ne font que renforcer
Mounir Hanablia *
Prétendre que les événements en Norvège n’ont pas de répercussions en Grande-Bretagne témoignerait d’une méconnaissance profonde de l’Histoire du Moyen-âge européen. Néanmoins, à l’époque moderne, rien ne prédestinait ce pays scandinave du nord de l’Atlantique possédant près de 4000 kilomètres de rivage à devenir un jour un champ de bataille précurseur d’une guerre mondiale. Il avait pourtant choisi la neutralité, tout comme ses voisins suédois et rien ne laissait penser qu’elle ne serait pas respectée. Fatalité géostratégique?
Il se trouve que l’un des ports norvégien situés au nord, Narvik, était le débouché en eaux libres d’une ligne de chemin de fer acheminant le fer de la mine suédoise de Gallivare, l’autre débouché en étant le port de Lulea situé sur la mer Baltique, en ayant ceci de particulier, qu’étant pris par les glaces, il est en hiver impraticable. Le grand client en minerai de fer étant l’Allemagne, située sur la côte sud de la Baltique, ses bateaux étaient donc obligés en hiver pour ravitailler son industrie de se rendre à Narvik en Norvège, sur l’Océan Atlantique, et cela en faisait évidemment des cibles potentielles pour d’éventuels ennemis, autrement dit ceux qui avaient les moyens de les attaquer.
La drôle de guerre
Ce fut effectivement le cas à partir de septembre 1939 avec l’invasion de la Pologne et la déclaration de guerre subséquente par l’Angleterre et la France à l’Allemagne. La plus grande partie de l’armée britannique débarqua donc en France pour se placer aux côtés de l’armée française et s’opposer à une éventuelle invasion allemande attendue du côté de la Belgique. Ce fut ce qu’on a appelé plus tard la drôle de guerre quand, durant près de 9 mois, les belligérants se firent face sans tirer un seul coup de feu. Curieusement, il ne vint pendant des mois à l’idée de quiconque, de le faire.
Il a fallu la guerre russo-finlandaise début 1940 pour que les Britanniques, excités par leur allié, le gouvernement français, ne commencent à envisager l’idée d’une aide militaire à la Finlande dont le point de départ serait… le port norvégien de Narvik.
Le gouvernement français, pressé par son opinion publique qui le critiquait pour sa passivité dans l’affaire de la Finlande, menaçait de tomber. Mais le cabinet britannique, dans l’obligation de définir des buts de guerre acceptables pour sa propre opinion publique, et sauver le gouvernement français n’en était pas un, convint que l’occupation de Narvik priverait également l’Allemagne du fer nécessaire à son industrie de guerre, mais que l’aide à la Finlande en constituerait la raison apparente.
En effet, il y avait le risque que les intentions britanniques clairement affichées ne poussent les Allemands à occuper les premiers la Norvège. Le gouvernement britannique commença donc à préparer ce qui restait de son armée en conséquence. Sauf que pour mener une opération militaire en Norvège il fallait pour respecter les lois internationales, l’accord du gouvernement norvégien, et celui-ci n’était pas prêt à abandonner sa neutralité et à se ranger dans le camp des Anglo-français.
Entretemps, les Finlandais, ne voyant aucune aide venir et conscients des tergiversations des Anglo-français incapables de définir des objectifs de guerre communs et de les exécuter rapidement, préférèrent négocier avec leurs adversaires russes et finalement, en mars 1940, un accord de paix fut signé.
Le débarquement en Norvège n’avait donc plus sa raison d’être officielle. Mais l’idée d’interrompre les livraisons de fer en Norvège ne disparut pas pour autant. Les Britanniques envisagèrent pour cela deux solutions, une à minima, le minage des eaux norvégiennes, une autre plus importante, la prise de contrôle de la ville de Trondheim qui assurerait aux armées britanniques une tête de pont capable d’assurer leurs objectifs de guerre dans la péninsule scandinave, et de frapper l’économie allemande par l’occupation de Narvik.
L’impossible neutralité
Il y eut entretemps l’affaire de l’Altmark, ce navire de guerre allemand qui coulait à travers l’Atlantique les navires marchands et qui convoyait 250 prisonniers de guerre anglais. Traqué par la marine britannique, il se réfugia dans les eaux territoriales norvégiennes, dans un fjord. Les Britanniques le prirent d’assaut, et libérèrent leurs prisonniers. Pour Hitler ce fut la preuve que la Norvège ne voulait pas ou ne pouvait pas assurer sa neutralité, et que la sécurité de l’Allemagne imposait l’occupation du pays.
Les Allemands après une planification et une préparation de deux semaines envoyèrent donc début avril 1940 leurs navires de transport sous la protection de leur flotte de guerre débarquer le corps expéditionnaire chargé d’occuper les terrains d’aviation capables d’assurer la supériorité aérienne nécessaire à l’occupation du pays. Le Danemark en fut le point de passage obligé.
La coïncidence a voulu qu’au même moment la flotte de guerre britannique faisait route vers les côtes norvégiennes. Mais le mouvement vers le large de leurs adversaires dû à des nécessités de navigation fut à l’origine d’une méprise issue de l’observation aérienne.
Les Anglais, au lieu de se diriger vers la péninsule scandinave pour y débarquer, prirent la direction de l’océan et ratèrent ainsi la flotte adverse qu’ils auraient pu détruire. Le plus grave fut les contraintes logistiques que ce changement d’objectif de dernière minute impliqua, et dont ils paieraient plus tard un lourd prix au moment du combat.
Quoiqu’il en soit, les troupes allemandes trouvèrent le champ libre pour envahir le pays en surprenant le gouvernement et l’armée, qui s’attendaient à une invasion anglaise, et l’impéritie fut telle que la mobilisation générale immédiate contre l’envahisseur ne put être décrétée, la procédure réglementaire prévoyant l’usage du courrier à cette fin.
C’est ainsi que l’armée norvégienne naturellement sous équipée et qui plus est désemparée réussit quand même à couler le navire transportant les agents chargés de l’arrestation du Roi et des membres du gouvernement, à laquelle Hitler accordait une importance fondamentale pour obtenir la soumission du pays. Ces derniers s’enfuirent donc vers les montagnes et les régions enneigées du nord où ils prirent contact avec des émissaires anglais qui les assurèrent de l’aide immédiate et inconditionnelle de leur pays ainsi que du proche débarquement d’un corps expéditionnaire chargé d’occuper l’important port de Trondheim, ce que les Norvégiens souhaitaient avant tout.
En réalité, il s’agissait d’un mensonge et ce ne serait pas le dernier. Les Anglais depuis le début n’avaient fait qu’hésiter sur la marche à suivre et leurs décisions avaient varié d’une réunion du cabinet à l’autre, entre le contrôle du centre et du pays (Trondheim, opération Hammer), ou bien du Nord (Narvik opération Rupert).
Les Britanniques à la manœuvre
Cependant face aux quelques milliers de volontaires armés de quelques fusils qui s’étant regroupés sous les ordres d’un officier valeureux, le général Ruger, tentaient tant bien que mal de freiner l’avance allemande vers le nord composée de troupes aguerries soutenues par les blindés, l’artillerie, et surtout l’aviation, les Britanniques finissaient par débarquer au nord et au sud de Trondheim seulement deux ou trois centaines de soldats dénués d’armement lourd ou de canons anti-aériens, et surtout des skis et des raquettes nécessaires pour marcher sur la neige profonde. Ils se regroupaient en dépit de tout avec les skieurs norvégiens mais étaient sévèrement éprouvés par les combats. Leurs bases de débarquement finissaient par être bombardées par l’aviation allemande maîtresse du ciel et tout leur ravitaillement détruit.
Cependant, alors que les quelques troupes engagées n’arrivaient pas à assurer le succès de leur mission, l’état major français également impliqué dans le commandement suprême allié échafaudait des plans irréalisables pour l’envoi de troupes au nord à travers des routes enneigées impraticables.
Pour les Britanniques, l’opération Hammer se révélait irréalisable, et sa conclusion la plus logique serait l’évacuation du corps expéditionnaire sous peine de le voir anéanti. Mais cela impliquait l’abandon des unités norvégiennes à leur propre sort, et probablement l’arrêt de toute résistance contre l’envahisseur nazi. Le gouvernement britannique, n’ayant jamais eu qu’une confiance limitée dans la population et les autorités locales, et soucieux de ne pas voir ses troupes abandonnées dans un pays qu’elles ne connaissaient pas en étant exposées au feu d’un ennemi supérieur, décidait donc de maintenir sa décision secrète jusqu’au dernier moment.
Cependant Hitler, fou de rage pour ne pas avoir capturé l’autorité légitime du pays, décidait d’installer à sa tête celui dont le nom allait devenir synonyme de trahison, un certain Vidkun Quisling, alors ministre de la Défense, qui mourra fusillé le 24 octobre 1945 pour collaboration avec l’occupant nazi pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette mesure accroissait au contraire l’indignation des autochtones et leur volonté de résistance au point que les Nazis tentaient de rétablir le contact avec le gouvernement légitime, en fuite. En vain. Les Nazis n’auraient dès lors de cesse de tenter d’en tuer les membres, et ceux-ci de s’échapper, jusqu’à finalement gagner l’Angleterre sur des navires britanniques afin d’y former un gouvernement en exil. Et en effet les répercussions politiques de la Norvège (et de la Finlande) furent importantes. En France elle entraîna la chute d’Edouard Daladier et son remplacement par Paul Reynaud. En Angleterre c’est le Premier ministre Neville Chamberlain qui tomba, celui qui prédit le 3 avril qu’Hitler en Norvège «avait raté le coche».
Le désastre norvégien
En effet, le Parlement considéra l’évacuation de la Norvège comme une défaite majeure due aux erreurs du commandement politique et militaire. Mais contrairement à ce qui est communément répété, ce n’est nullement Winston Churchill qui en fut le responsable. Les discours de deux conservateurs, l’Amiral Keyes, un héros de la première guerre mondiale, ainsi que celui de Léopold Emery, un parlementaire influent qui a emporté l’unanimité en citant des propos tenus par Cromwell au XVIIe siècle («Vous avez siégé trop longtemps pour le peu de bien que vous avez apporté; au nom du ciel, partez !»), emportèrent l’adhésion. Le lendemain 10 mai 1940, l’Allemagne envahit la Belgique et la Hollande, et Winston Churchill, pourtant membre du gouvernement sortant, fut immédiatement nommé au poste de Premier ministre, celui que ses amis lui destinaient malgré sa responsabilité dans le désastre norvégien.
Après la débâcle en France des armées anglaise et française du 14 Mai, le front de Norvège passa au second plan, malgré les succès au nord du pays des forces anglo-françaises, réussissant, aidés par les Norvégiens après de durs combats, à occuper Narvik au prix d’une véritable boucherie contre les civils supposés avoir évacué la ville, et à couper la route du fer. Churchill savait bien qu’avec la défaite en France de son armée, l’Angleterre étant menacée, il n’aurait pas trop besoin de toutes ses troupes pour s’opposer à l’armée nazie. Narvik fut donc évacuée immédiatement après son occupation.
Une fois encore les Norvégiens ne seraient pas prévenus des intentions anglaises, pas plus d’ailleurs que ne le seraient les Français. Il est troublant de constater combien cette aventure en Norvège fut mal préparée, à laquelle Churchill fut étroitement associé, il ne faut pas l’oublier. Et surtout combien les considérations de politique interne pesèrent. Il est en effet déjà curieux que cette guerre qui prétendait priver l’Allemagne du fer nécessaire à son effort de guerre en lui interdisant l’océan fut entreprise en avril lors de la fonte des glaces qui libérait le port de Lulea pour son transport par la mer Baltique.
L’occupation de l’Alsace Lorraine allait d’ailleurs fournir aux envahisseurs le minerai nécessaire les rendant moins tributaires de la Suède. L’autre constatation, c’est évidemment le désastre logistique, dû à des changements d’objectifs de dernière minute décidés par des états major et des politiciens peu au fait des réalités, ne disposant pas des cartes géographiques nécessaires, fixant des missions de combat à une flotte prévue au débarquement de troupes de combat au sol.
Ainsi contrairement à ce que nous, les peuples sous développés, croyons relativement aux capacités d’organisation hors norme des pays industrialisés, en réalité, ces derniers sont capables dans les moments décisifs des mêmes erreurs dont dans nos pays nous sommes quotidiennement les témoins.
Enfin on ne peut passer sous silence de quelle manière les Norvégiens furent entraînés dans des combats aux côtés des Britanniques sans rien connaître de leurs véritables intentions, pour se voir au bout du compte abandonnés sans aucun espoir de succès, sans même les armes qui auraient pu leur être laissées au lieu d’être détruites, afin de résister à l’ennemi.
En la circonstance, les grands et blonds norvégiens, pour anglophiles qu’ils eussent été supposés être, n’ont pas mieux été traités que les Arabes du désert dirigés par Lawrence. Les Anglais ignoraient d’ailleurs autant la langue norvégienne que leurs hôtes la leur, ce qui dans le feu des combats n’assurait pas la meilleure des coordinations possibles. Et dans la course à l’occupation d’un pays souverain et neutre, ils furent simplement battus par plus rapides qu’eux.
Quant aux Suédois leur refus de livrer passage au Roi de Norvège flanqué de ses ministres, alors poursuivis par les Allemands, et leur proposition de soumettre le nord du pays voisin à un régime de non belligérance leur permettant l’écoulement naturel de leur minerai, alors même que la force occupante était bien connue, ne les fait pas apparaître sous un jour très favorable. Au vu des décisions prises en faveur de l’intégration au sein de l’Otan, après le déclenchement de la guerre actuelle en Ukraine considérée comme une cause, pour ne pas dire un prétexte, par l’Allemagne à son réarmement, il eût été nécessaire de s’assurer, préalablement, que soit fondée la confiance placée par les pays nordiques et ceux de la mer Baltique dans les promesses anglo-saxonnes de les protéger. Le précédent de 1940 en Norvège prouve la pertinence du doute entretenu sur le sujet, que de récentes intentions d’annexer le Groenland danois ne font que renforcer.
* Médecin de libre pratique.
‘‘Churchill contre Hitler. Norvège 1940, la victoire fatale’’ de François Kersaudy, éditions Tallandier, 24 mai 2012, 368 pages.
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