La cause de l’oasis de Gabès n’est pas encore perdue. Elle reste défendable. Alors défendons-là. C’est notre intérêt.
Par Abdellatif Mrabet*
En 2008, le ministère tunisien de l’Environnement et du Développement durable a fait inscrire l’oasis de Gabès en tant que site de catégorie mixte – à la fois naturel (critères Unesco VII et X) et culturel (critère IV) – sur la liste indicative de l’Unesco.
Cependant, sept ans après en avoir proclamé – et revendiqué – la valeur universelle exceptionnelle, ce même ministère n’a toujours pas proposé l’inscription définitive de cette oasis sur la liste du patrimoine mondial. Qu’en est-il? Comment relancer ce dossier, honorer notre engagement vis-à-vis de l’Unesco et, surtout, procéder à la protection d’un important pan de notre patrimoine national?
Des potentialités patrimoniales remarquables
Les atouts et les caractéristiques de la candidature de l’oasis de Gabès tels que soulignés dans le dossier soumis à l’Unesco renvoient à des potentialités patrimoniales remarquables qui justifient pleinement l’intérêt du site tant au plan national qu’à celui international.
Ce sont:
– une remarquable position méditerranéenne, celle d’un ensemble d’oasis littorales de dimensions variables qui bordent le rivage de la Petite Syrte et s’égrènent en une dizaine d’îlots de verdure dont le chapelet forme un paysage unique au monde anciennement décrit par Pline l’Ancien, au 1er siècle de notre ère;
– une riche biodiversité soutenue par un écosystème original basé sur un microclimat oasien ainsi que sur une bonne exploitation des ressources naturelles en eau et en sol; déclinée en trois étages de cultures, la flore y associe le palmier en hauteur, des arbres fruitiers à l’étage médian – grenadier, olivier, figuier, vigne – et des cultures maraîchères et des céréales à fleur de sol… Aussi variée, à la fois aquatique et terrestre, la faune y est également riche avec – entre autres espèces – une importante diversité d’oiseaux aussi bien migrateurs que sédentaires…
– un patrimoine aux expressions diverses, en bonne adéquation tant avec le milieu oasien qu’avec l’histoire et la culture matérielle de ses habitants; dans ce champ, la dimension culturelle principale est inhérente à l’eau, autour de pratiques hydrauliques originales que ce soit par le juste partage du liquide précieux entre les différents usagers ou par la gestion savante de l’irrigation et du drainage dans les jardins. Cependant, le patrimoine est aussi dans d’autres savoir-faire et d’autres usages, éléments d’une véritable culture matérielle oasienne qui transparaît jusque dans certaines activités artisanales, telles celles liées au palmier – par l’exploitation intégrale de l’arbre, en fruits mais aussi en bois et en nervures –, à la vannerie, au travail de la laine – le margoum de Ouedhref –, à la pêche, ou encore à travers des pratiques alimentaires et de conservation bien particulières…
Oasis de Jara.
Des dégradations en série
Cependant, ainsi brossé à grands traits, ce tableau patrimonial ne correspond plus aujourd’hui à l’état réel du site. Victime de l’incurie administrative et de la grave pollution générée par les activités industrielles lourdes – chimiques – qui y ont été mises en place dès les années 1970, l’oasis de Gabès a beaucoup perdu de son intégrité.
Parmi les multiples dégradations qu’elle a subies, il y a lieu de mentionner :
– l’urbanisation croissante – laisser-faire des municipalités et prolifération des constructions illicites, notamment depuis la révolution – et la réduction remarquable de la superficie cultivée dans les oasis de Jara, de Chott Essalem et de Menzel;
– la régression conséquente de l’activité agricole;
– le tarissement des sources, l’hydromorphie et la salinisation des eaux en raison de la surexploitation des nappes et faute d’entretien des traditionnels drains en terre et leur remplacement par des canalisations en béton ou en PVC;
– la mise à mal de la biodiversité notamment végétale avec la diminution de plusieurs cultivars de palmier (selon certains rapports, il n’en reste plus que 5 contre 45) et d’arbres fruitiers suite à leur dévalorisation économique; de même certaines espèces fauniques se trouvent également menacées, victimes de la sévère pollution de l’air, des sols et, aux dires de certains, même des eaux…
Des projets à portées diverses
Certes, face à cette situation, l’Etat tunisien n’a pas manqué de réaction, en diligentant des projets de portées diverses, les uns nationaux, les autres, les plus nombreux, en coopération, à l’international.
Parmi les grands projets, il y a lieu de mentionner celui tout récent de «gouvernance environnementale» financé par l’Union européenne (5 millions d’euros sous forme de don) ainsi que celui relatif à la «gestion durable des systèmes oasiens» (6 millions de dollars par le Fonds pour l’environnement mondial).
A mentionner également d’importants rapports et de différentes études ciblant des sujets fort divers tel que le changement climatique (‘‘Comment en protéger les oasis’’, étude du ministère de l’Environnement/GIZ, 2012), ou ‘‘La gouvernance des ressources naturelles’’ (l’Union internationale pour la conservation de la nature, UICN, en 2010), ou encore le projet relatif à la gestion des aquifères côtiers des oasis de Gabès qui, initié en 2009 pour trois années, est soutenu par le Fonds français pour l’environnement mondial (FFEM)…
Toutefois, jusqu’ici, lointaines, de faible visibilité – malgré une médiatisation parfois assez soutenue –, non suivies de l’engagement sur terrain et de l’énergie que nécessite le traitement de la situation actuelle de l’oasis, ces mesures n’ont abouti à rien de concret… L’environnement continue à se dégrader au grand dam des citoyens qui, de désespoir, en sont parfois venus à des réactions extrêmes, mêlées à la fois de contestation, d’indignation et de fatalisme… Les associations, quant à elles, font ce qu’elles peuvent en dénonçant et en appelant à l’application de l’article 45 de la nouvelle constitution… Cependant, jusqu’ici, elles ne semblent pas plus entendues que les Gabésiens eux-mêmes…
Sur le strict plan du patrimoine, la situation n’est guère plus reluisante. Hormis cette déclaration d’intention de 2008 enregistrée auprès de l’Unesco, l’Etat, à notre connaissance, n’a pas engagé la moindre action d’envergure visant la sauvegarde ou la valorisation de l’oasis en tant que telle! A vrai dire, rien n’a été fait pour la valorisation et la sauvegarde de ce patrimoine. L’oasis se meurt à petit feu minée par la pollution et délaissée par les pouvoirs publics. Le ministère de la Culture, à ce jour, n’a pas de programme particulier pour cette oasis que l’Etat souhaite inscrire sur la liste du patrimoine mondial.
Des actions à entreprendre
Pourtant, sur terrain, même à des niveaux modestes de gestion et de «minimum» patrimonial, que d’actions à entreprendre. Ainsi, s’agissant de patrimoine culturel matériel, on peut en urgence en envisager plusieurs qui concernent :
– les sites archéologiques les plus vulnérables parmi ceux déjà répertoriés et signalés pour protection urgente dès l’an 2000, lors de l’établissement de la carte archéologique, feuille Gabès (147) ;
– les monuments hydrauliques en rapport avec l’oasis (le barrage romain de Chenini, la digue romaine de Erremathi…);
– les mosquées, mausolées et autres espaces cultuels, à l’exemple de la mosquée Sidi Idriss de la Petite Jara ou de l’école mouradite à Sidi Boulbaba;
– les vestiges des installations d’époque coloniale en rapport avec le projet de la mer intérieure (la maison F. Lesseps à Chott Ouedhref, ses entrepôts) ou avec celui du chemin de fer transsaharien Gabès-Ghadamès (tronçons de rails et pont encore visible sur la route MC Gabès-Matmata);
– quelques constructions de l’époque coloniale, à l’exemple de l’hôtel Atlantic dans la ville même de Gabès (où Rommel s’installa pour quelque temps, en 1943) ou du camp en terre de Ras El-Oued/Chenini, premier lieu de casernement de l’armée française après son débarquement en1881…
Pour le patrimoine culturel immatériel, les propositions peuvent être bien plus nombreuses tant riche est le patrimoine oasien et tant sont variés les pratiques, les savoirs, les techniques et les usages qui s’y rapportent.
Pourquoi alors tant d’immobilisme ? Est-ce du renoncement ?
Plus de fermeté à l’égard des pollueurs
Certes, il ne fait pas de doute que l’état de l’oasis s’est beaucoup dégradé ces dernières années. Toutefois, son cas n’est pas désespéré et son sauvetage demeure possible pour peu qu’on y mette la volonté nécessaire.
La pollution, aussi sévère soit-elle, peut toujours trouver remède dans des mesures justes et réparatrices que l’Etat se doit de prendre, en urgence et avec la fermeté qui s’impose. Les rapports et études déjà mentionnés font état d’une panoplie de solutions techniques dont il faut choisir les plus efficaces et arrêter en conséquence les décisions qui s’imposent !
Cependant, autant qu’elle en appelle à la responsabilité et au courage des «politiques», la situation de l’oasis exige la mobilisation et la solidarité de tous les acteurs. En l’espèce, s’agissant de ce dossier, le ministère de l’Environnement – ou la direction générale de l’environnement et de la qualité de la vie au sein de l’actuel ministère de l’Equipement, de l’Aménagement du territoire et du Développement durable – doit impérativement mobiliser et s’associer un certain nombre de partenaires, car la protection du patrimoine interpelle et concerne une multitude d’instances, à commencer, au sein de ce même département ministériel, de l’Agence de protection et d’aménagement du littoral (Apal) et de l’Agence nationale de protection de l’environnement (ANPE). Ces deux institutions, de par leur objet, sont en effet appelées à intervenir davantage dans ce dossier. Il y va de leur crédibilité. C’est d’ailleurs ce que réclament les associations qui, à l’instar d’Al-Oufok pour le développement durable, les appellent à plus de fermeté à l’égard des pollueurs (colloque international de janvier 2012)!
Un savoir-faire artisanal immémorial.
Le rôle du département de la Culture
S’agissant du partenariat, on s’étonne que le ministère de la Culture, département, officiellement en charge de la gestion du patrimoine culturel et, à ce titre, représentant de l’Etat tunisien auprès de l’Unesco pour le patrimoine mondial, n’ait pas été d’entrée associé à ce projet. En étant enregistrée dans la catégorie dite site mixte – à la fois culturel et naturel –, la candidature même de l’oasis exige – ipso facto – le recours au partenariat et ce tant en amont, à la constitution du dossier par l’Etat partie, qu’en aval, au moment de sa soumission à l’évaluation au sein de l’Unesco, par les soins du Conseil international des monuments et des sites (Icomos) pour le culturel et l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) pour le naturel.
Nous suggérons en conséquence que le dossier soit traité en partage avec ce ministère via son Institut national du patrimoine (INP), institution restée anormalement non impliquée alors qu’elle est juridiquement et techniquement compétente pour tout ce qui à trait à l’inventaire et à l’étude du patrimoine culturel. L’INP doit être impérativement saisi de ce dossier. Les actions à entreprendre énumérées ci-haut doivent être inscrites au plus tôt dans ses priorités. Idem, au sein même du ministère de la Culture, pour la direction générale du patrimoine qui doit veiller au suivi et veiller à ce que l’engagement de l’Etat soit honoré. Il est, par ailleurs, recommandé que cette instance ait parmi ses services un bureau en charge de tels dossiers patrimoine mondial/Unesco. Quant à la Commission nationale du patrimoine, nous l’appelons à se prononcer dès que possible sur l’opportunité de classer les monuments déjà indiqués, notamment le barrage romain de Chenini et l’hôtel Atlantique qui réclament un sauvetage et une protection d’extrême urgence !
Les autres départements concernés
De par sa complexité et parce qu’il est par définition pluridisciplinaire, ce dossier exige aussi la participation d’autres actants, eux aussi, habilités – chacun dans sa spécialité – à intervenir pour en permettre le traitement dans de bonnes conditions. Ici, faute de pouvoir les énumérer tous, évoquons-en ceux qui peuvent d’ores et déjà répondre à l’urgence et aux exigences du dossier :
– le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique dont l’action au travers de ses laboratoires de recherche et par ses écoles doctorales peut prolonger et compléter celles des autres intervenants : Institut national du patrimoine (INP/ ministère de la Culture), Apal, ANPE…
– le ministère du Tourisme et de l’Artisanat dont l’action est attendue pour ce qui est de la promotion de l’artisanat oasien, à savoir la vannerie locale à base de feuilles de palmier tressées pour la confection de chapeaux, de couffins, de couvercles de plats, d’éventails, autant de produits qui, issus de traditions séculaires, résistent à la concurrence des produits modernes. Il en va de même, d’une autre activité de production de paniers de toutes formes à partir de tiges de roseau savamment agencées. L’action du ministère est également souhaitable pour la relance de ce tourisme aujourd’hui dit culturel et que l’oasis avait déjà connu dans les années 1960, avant que ne viennent s’y implanter les activités industrielles du Groupe chimique tunisien (GCT);
– il faut de même solliciter le ministère de l’Agriculture dont on attend la réhabilitation du travail de la terre et la remise en selle des activités agricoles dépréciées…
Certes, parmi les ministères, il y a d’autres partenaires tels que l’Intérieur, le Développement (notamment par le biais de l’Office de développement du Sud/ODS ) ou les Domaines de l’Etat, autant d’instances qui doivent travailler en réseau et veiller à faire de leur mieux pour honorer les engagements de l’Etat en matière de patrimoine.
La nécessaire participation des Gabésiens
Cependant, insuffisant de lui-même à garantir la patrimonialisation requise, le travail «officiel» de tous ces organismes doit aussi s’accompagner d’une concertation ouverte et continue avec les populations locales. Or, il faut le dire, à Gabès, celles-ci, ont été soigneusement tenues à l’écart du projet! De même, furent ignorées les associations, à l’exemple de la dynamique Association pour la sauvegarde de l’oasis de Chenini (Asoc) ainsi que l’association Al-Oufok pour le développement durable qui, justement, d’elles-mêmes, militent en faveur de l’inscription de l’oasis sur la liste du patrimoine mondial.
La reprise du dossier exige donc qu’on remédie au plus vite à ce défaut de concertation avec les Gabésiens eux-mêmes car, c’est de leur patrimoine qu’il s’agit et on ne peut valoriser et protéger l’oasis de façon efficace et durable sans leur concours.
Bien entendu, pour ce faire, les autorités locales sont aussi appelées à assumer leurs charges de façon à œuvrer à leur tour pour la protection, la valorisation et la promotion de ce patrimoine sis sur leurs territoires. Or, jusqu’ici, s’agissant de ce dossier de l’oasis de Gabès, exception faite peut-être de la commune de Chenini-Nahal qui, en tandem avec l’association Asoc, est parvenue à quelques réalisations de nature à servir l’oasis locale, force est de constater l’insuffisance générale et la faiblesse de l’action municipale. Là aussi, donc, la mobilisation doit être de règle. Les conseils municipaux, les associations et les citoyens doivent travailler la main dans la main pour sauvegarder ce bel héritage.
Non encore perdue, la cause de l’oasis reste défendable. Défendons-là ! C’est notre intérêt !
* Directeur du laboratoire de recherche « Occupation du sol, peuplement et modes de vie dans le Maghreb antique et médiéval » à l’Université de Sousse (Tunisie).
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