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Tunisie : Les causes d’une flambée sociale

Les remèdes aux maux actuels de la Tunisie passent par l’éradication totale de la corruption et de l’évasion fiscale, la renégociation de la dette et l’intégration du secteur informel.

Par Amor Cherni *

A la veille des dernières élections (2014), un analyste politique appartenant au Front Populaire a écrit : «Si nous perdons les élections, nous devrons préparer les élections!». Dans ce papier, il prévoyait les résultats du «vote utile», c’est-à-dire la victoire de Béji Caïd Essebsi et de son parti, son alliance avec les survivants de la Troïka (annoncée par lui lors de sa campagne électorale), et l’aboutissement de cette alliance à une impasse politique; ce qui devrait l’amener soit à la démission, soit à la répression.

Tout cela était prévu et il ne fallait pas être un grand devin pour le prévoir ! Car, le même programme annoncé, dans ses deux versions soi-disant laïque et religieuse, comportait les mêmes éléments que ceux contre lesquels a éclaté la révolution. C’est à savoir, la gestion de la situation politique et économique de notre pays, telle qu’elle a été héritée du régime déchu, c’est-à-dire le maintien des inégalités régionales et de classes, la paupérisation des classes moyennes et populaires, le chaos des prix vertigineux des denrées alimentaires, la protection des secteurs corrompus de l’économie et de l’administration, le maintien du secteur informel (presque 40% du PIB), le tout alimenté par une politique de l’endettement tous azimuts (65% du PIB).

L’impasse politique

Une telle politique ne pouvait mener qu’à l’impasse, puisqu’elle y a déjà mené le régime déchu, d’autant plus que la disparition de sa tête laissait ses racines bien implantées dans notre économie et notre administration.

Aussi le papier en question donnait-il au pouvoir sorti des urnes, une échéance de deux ans au maximum, échéance au bout de laquelle on devrait soit aller à des élections anticipées, soit sombrer dans une politique répressive.

L’ordre donné, il y a à peu près deux semaines, à l’armée, sous prétexte de protéger les secteurs vulnérables de l’économie nationale, vient à point nommé confirmer la justesse de cette analyse. Les événements d’aujourd’hui à Tataouine qui, d’après les médias, auraient opposé l’armée aux manifestants et qui se seraient soldés par un mort et plusieurs blessés (des deux côtés), annoncent l’ouverture d’une période noire dont l’issue n’est nullement prévisible.

Depuis la révolution

Il faut dire que depuis la révolution, l’agitation sociale n’a jamais faibli. Les gouvernements successifs se sont accommodés de cette situation de «guerre d’usure», qui use, en effet, notre peuple et notre économie, qui banalise la violence, qui affaiblit nos secteurs productifs, qui cultive le pourrissement et laisse s’installer un climat de désespoir. Or, ce sont là les éléments essentiels d’une situation révolutionnaire et qui ne peuvent que nous avertir de l’échéance d’un prochain embrasement.

Devant ces conditions trois constats sont à faire :

1/ L’agitation

L’agitation à laquelle s’adonnent nos masses populaires est ce qu’il y a de plus légitime; elle est la preuve que notre peuple a, depuis la révolution, pris son destin en main et qu’il entend bien faire son histoire de ses propres mains, au lieu de la regarder se faire, sans lui, au ministère de l’intérieur (ce qui s’est passé depuis l’Indépendance jusqu’au 14 janvier). On ne peut que rendre hommage à sa patience, à son esprit d’ordre et à sa civilité (d’autres pays ont glissé promptement dans la guerre civile et le tragique déchirement de leur tissu social). Des revendications étouffées depuis plus de 60 ans par des pouvoirs répressifs, aggravées par une dégradation continue de ses conditions de vie, ne pouvaient et ne peuvent que le pousser dans la rue ; ce qui est la manière la plus civilisée de mener la lutte des classes.

2/ Une impuissance structurelle

L’impuissance des gouvernements successifs à apporter ne serait-ce qu’un début de solution aux graves problèmes que vit notre peuple est une impuissance structurelle. On peut les changer tant qu’on voudra, ils seront tous incapables de changer quoi que ce soit à notre situation si ce n’est en l’aggravant davantage, tant qu’ils continueront à reconduire le même «modèle économique» qu’on a décrit plus haut et qui est celui contre lequel notre peuple a fait la révolution. Leur impuissance provient de ceci qu’ils sont incapables de retirer à leur classe, celle des riches, les privilèges qu’elle a usurpés sous le régime déchu.

3/ Les remèdes

Les remèdes à nos maux passent par un changement politique qui consiste à rejeter le programme stérile de l’actuelle coalition au pouvoir, pour le remplacer par un autre dont les points essentiels seraient : une éradication totale de la corruption qui fait flamber les prix des denrées de première nécessité (ce contre quoi il fallait mobiliser l’armée nationale au lieu de l’envoyer contre notre peuple), une radicale réforme qui mette fin à la prodigieuse évasion fiscale, une renégociation de la dette (qui absorbe près de 25% du budget de l’Etat), une intégration du secteur informel (40% du PIB), un rééquilibrage de l’investissement régional, l’engagement des grands travaux de l’Etat dans l’agriculture, le bâtiment et l’aménagement du territoire (les grands axes de notre économie à côté du phosphate), et l’ouverture du volontariat pour les étudiants et les lycéens dans les travaux d’utilité publique.

Bref les solutions existent; il suffit d’avoir la direction politique qui soit à même de les mettre en œuvre, c’est-à-dire à mobiliser le peuple tunisien pour son propre salut. C’est peut-être ce qui sortira des prochaines élections ou… de la prochaine révolution !

* Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts (Beït Al-Hikma). 

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