En héritier de Bourguiba, le président Caïd Essebsi sait que ce sont les lois qui font avancer une société. Et qu’il n’y a pas de tabou, fut-il religieux, qui tienne.
Par Farhat Othman *
Le discours du président de la république, le 13 août 2017, à l’occasion de la fête nationale de femme, n’est pas anodin. Certes, il est provocateur, pour certains et précipité pour d’autres, mais il a bien été pesé et préparé. C’est ce qu’on sait de Béji Caïd Essebsi (BCE), un animal politique de la vielle trempe. Ce qui est sûr c’est qu’il n’a rien fait à la légère ni nécessairement de gaïté de coeur, ne nous y trompons pas !
Une contrainte de la conjoncture
BCE, et en cela il n’a rien à envier à son alter ego islamiste, le président du parti islamiste Ennahdha, Rached Ghannouchi, a une haute idée et de la politique et de son art de l’exercer; certes, c’est toujours à l’antique, mais eu égard à leur âge et passé, peut-on le leur reprocher? En tout cas, c’est le meilleur de la politique rétro!
Son initiative, il ne l’a pas voulue, mais elle s’est imposée à lui par la situation du pays, l’exigence populaire et la pression des partenaires occidentaux de la Tunisie. C’est que depuis la révolution, il était fatal d’en arriver à toiletter la législation scélérate de la dictature. Est-il croyable qu’un pays se voulant une nouvelle république, État de droit, continue à ployer sous les lois du régime déchu six ans après sa chute?
Certes, il y avait d’autres urgences, non pas tant économiques ou sociales, que diplomatiques; mais la donne ayant évolué, c’est le dossier législatif qui revient en premier plan, y compris et surtout pour les partenaires de la Tunisie, occidentaux en premier, mais non seulement. En effet, c’est bien connu — et Bourguiba l’a montré —, ce sont les lois qui font avancer un pays, ni l’économie ni la politique.
La conjoncture imposait de bouger, l’inertie étant porteuse de périls plus grands. Il fallait enfin se résoudre à s’attaquer à des questions sensibles, à tort érigées en tabous religieux. Car il n’est nul tabou en islam, cette foi libertaire. Qui dit le contraire ne sait pas grand-chose à cette foi sublime qu’est l’islam, au nom duquel se feront toutes les réformes à venir, car l’égalité successorale et le mariage de la musulmane avec un non-musulman n’est que le début de la restitution de leurs droits aux Tunisiens.
BCE à Ghannouchi: Pas d’enquête sur l’envoi de jihadistes en Syrie contre la concrétisation des acquis annoncés le 13 août.
Lâcher du lest
On le sait bien, quand un aérostat commence à baisser d’altitude et risque de s’écraser au sol, il lâche du lest, cette lourde charge placée dans la nacelle du ballon dirigeable, que l’aéronaute jette pour garder ou relancer son ascension. En politique, on agit de même; jeter ou lâcher du lest, c’est faire des concessions pour éviter d’avoir faire face à une situation plus grave, catastrophique même.
Pour le président, c’est aller dans le sens des exigences populaires, car c’est faux de croire que le Tunisien dans son écrasante majorité soit contre l’égalité successorale. Le conservatisme social est un mythe dont on use pour ne rien faire, ne pas changer surtout des lois obsolètes, assurant la mainmise de l’État et ses privilégiés sur la société désormais émancipée.
C’est aussi profiter de la faiblesse actuelle de son partenaire islamiste qui, depuis la déroute occidentale en Syrie, est tenu de justifier autrement son utilité au pouvoir. D’où les multiples initiatives d’ouverture sur les sujets sensibles comme la libération de la vente et de la consommation d’alcool, la dépénalisation du cannabis ou l’abrogation de l’homophobie.
Certes, il a peu parlé sur le sujet de l’actualité d’aujourd’hui; mais il a su compter sur ses partenaires pour faire le travail pour lui, tirer les marrons du feu comme on dit. Ce qu’ils ont fait jusqu’ici comme l’ancienne et déplorable position du mufti de la république. Or, ce n’est plus possible, et le parti doit devoir choisir ente accepter cette fatalité de légalité successorale, comme d’autres droits et libertés pour la Tunisienne et le Tunisien, ou devoir risquer bien gros.
Il y a péril en la demeure, en effet, avec notamment le dossier syrien, surtout que l’UGTT a pesé de tout son poids pour faire bouger les choses; sans parler du ministère des Affaires étrangères ayant trouvé la faille permettant non pas le rétablissement des rapports diplomatiques avec le pays frère, mais d’y nommer tout un ambassadeur puisqu’elles n’ont pas été juridiquement rompues!
C’est à ce niveau que se situe le cadeau de BCE à Ghannouchi : pas de normalisation avec la Syrie contre la concrétisation des acquis annoncés le 13 août. Ce qui ne serait pas cher payé par le parti islamiste puisque cela lui permet d’éviter que son linge sale en matière d’envoi de jihadistes en Syrie soit publiquement étalé avec ses retombées pas nécessairement plaisantes. Surtout que la réforme voulue par le président se fera au nom du respect non seulement de la Constitution, mais aussi et surtout de l’islam. Ce qui est logique, la constitution renvoyant aux valeurs de l’islam.
L’inégalité successorale n’est pas islamique
On ne détourne l’attention d’un sujet sensible que par un autre encore plus sensible. Or, Il n’y a pas photo entre la sensibilité de questions religieuses ou supposées telles, comme celle qui nous occupe et des problèmes autrement plus graves comme le terrorisme ou la corruption.
Je dis sujets supposés religieux, car l’inégalité successorale n’est pas un problème de dogme, mais de politique sociale, ce qui est normal en une religion duale, foi et politique dans le même temps. Il n’y a que les questions relevant de la foi qui ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’un effort d’interprétation, tout le reste devant être soumis à l’ijtihad qui a failli être une obligation pour tout musulman.
C’est donc faux de croire qu’il n’y a que la législation générée par l’effort des jurisconsultes qui représente l’islam; elle n’est que l’avis de ceux qui ont réfléchi sur leur religion pour leur temps. Rien, absolument rien, n’interdit que tout musulman, pour peu qu’il connaisse sa religion, la langue arabe et soit de bonne foi, de cogiter sur sa foi en toute liberté. C’est cela l’islam où il n’y a pas d’église. Soutenir que seul le faqih a droit d’émettre des avis religieux, c’est relever de la tradition judéo-chrétienne (les fameuses israilyet) et non de l’islam !
Aussi quand on entend le vice-grand imam d’Al-Azhar prétendre que l’appel à l’égalité parfaite porte atteinte à la charia, c’est plutôt lui qui viole l’islam qui ne se réduit pas aux règles de cette charia, pure doctrine, un effort humain, donc imparfait.
De plus, quand il prétend que les versets coraniques concernant l’héritage sont clairs et n’autorisent pas l’interprétation, il va à l’encontre de ce qui s’est imposé depuis le huitième siècle avec Chatibi et la nécessité de délaisser le texte pour son esprit et ses visées.
Justement, dans ces visées il y a la justice sur laquelle se trompe également notre vice-grand imam, car elle est dans le principe de l’égalité à consacrer dans l’absolu et non selon les cas, à la tête du croyant. Doit-on aussi lui rappeler que cette part moindre de la femme par rapport à l’homme est une tradition juive issue de la Tora, tout autant que l’interdiction du mariage de la musulmane avec un non-musulman?
C’est bien au nom de l’islam que se fera l’égalité successorale en Tunisie, tout autant que les autres questions ci-dessus évoquées. Il reste juste aux politiciens de savoir lever le doute chez ceux qui croient que l’islam interdirait une telle injustice à l’égard de la femme.
Cela reviendra pour grande part au parti islamiste du fait de ses références religieuses.
À noter, à l’attention de qui de droit, qu’il y a eu déjà un projet de loi de proposé permettant une bascule immédiate dans la justice, mais souple, ménageant les plus traditionalistes par une évolution progressive. Lire ici le texte en arabe et en français.
* Ancien diplomate et écrivain.
Donnez votre avis