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Youssef Chahed s’en va-t-en guerre

Youssef Chahed sera-t-il le premier chef de gouvernement à appliquer la doctrine militaire au domaine économique pour impulser la croissance? Oui, chef !

Par Yassine Essid

Tel un général de corps d’armée, flanqué de troupiers réservistes alignés en ordre hiérarchique, Youssef Chahed, dont l’indice de popularité s’est érodé aussi rapidement que la valeur du dinar, a déclaré solennellement du haut de la tribune du palais du Bardo que dans le domaine du raisonnable, il a été confronté à plusieurs options possibles.

Or, compte tenu des circonstances, l’une des options qu’il est en mesure de reconnaître comme la seule vraie et juste, pour qui veut assurer le redressement du pays, est la guerre économique. Une guerre longue, implacable, meurtrière, avec son cortège de défaite et de gloire.

Adieu donc la perspective de rejoindre bientôt le club des nations émergentes, fini l’administration routinière d’un pays englué dans une crise sans fin qui lui fera bientôt connaître le sort des pays déclarés en défaut de paiement. La faillite annoncée n’est-elle pas officialisée, périodiquement et inexorablement, par les agences de notation qui dégradent chaque fois un peu plus la note souveraine de la Tunisie?

Les mots ne créent pas des richesses

Alors que faire? Relancer la consommation? Engager une politique de grands travaux pour résorber partiellement le chômage? Privatiser les entreprises publiques, toutes déficitaires? Diminuer le salaire des fonctionnaires, ou en geler l’augmentation? Réduire le soutien de l’Etat aux produits de première nécessité? Réformer le système fiscal pour faire payer les récalcitrants? Développer un nouveau modèle économique dont on ignore encore les tenants et les aboutissants?

Par ailleurs, comment concilier l’impératif de la croissance avec les exigences du sacrifice, l’augmentation des souffrances des familles? Comment diminuer le déficit des échanges et réduire l’endettement extérieur lorsque recourir aux crédits étrangers est devenu un élément de survie? Comment faire en sorte que les mesures draconiennes destinées à réaliser la prospérité économique ne soient pas interprétées comme des initiatives inconsidérées, contrecarrées par des vagues de protestations sociales sous l’égide de la sainte protection des syndicats et, par suite, frappées de caducités?

Les mots, n’ayant plus de signification, ne réussiront jamais à produire à eux-seuls plus des richesses. Les gouvernements passent, mais le discours reste le même. Surtout après l’arrivée aux affaires des bidasses RCDistes, rompus à l’art du mensonge et de la manipulation.

Car à quoi bon répéter à chaque fois qu’il suffirait d’encourager la liberté individuelle, de stimuler l’initiative privée, de concilier le souci de croissance avec la justice et la morale publique, pour se rendre compte plus tard que les modèles habituellement utilisés se sont révélés inadaptés, car leurs promoteurs sont non seulement privés d’autorité, mais n’ont pas saisi les interdépendances des facteurs agissant à plusieurs niveaux sur le système politico-socio-économique.

Après la guerre des partis, le parti de la guerre

Nous revoilà donc repartis avec le second gouvernement Chahed pour une nouvelle aventure en étant encore plus mal en point.

Le Premier ministre s’était mis dans la tête qu’il y aurait peut-être d’autres approches, soutenues par des slogans qui transformeront les potentialités et l’énergie créatrice latente en idées nouvelles et en nouveautés efficaces. Il suffirait simplement, se dit-il, d’adapter l’ensemble des rapports économiques aux exigences d’un plan de bataille. Plus rien n’existerait des querelles politiques, de clans ou de personnes, plus rien ne compterait hormis le parti de la guerre. Dernière chance ! Ultime espoir ! Car la Tunisie n’est plus la maîtresse absolue de son sort !

L’abîme, longtemps occulté, est là sous nos pieds, nous en mesurons chaque jour la profondeur, et le danger est palpable pour tous. Certes, nous avons vaincu le despotisme, mais, en revanche, on a mis en lumière la corruption de la société, encouragé la fraude fiscale, assisté impassibles à l’absence de l’esprit civique et au mépris de la loi tout en se résignant à l’immaturité de la classe politique dans son ensemble.

On a aussi glorifié le fanatisme, magnifié l’incompétence, exalté le manque de principes, glorifié le mensonge et l’hypocrisie.

L’heure est donc à la mobilisation générale sous le commandement d’un Premier ministre coriace, intraitable, protagoniste d’une forme de révolution qui se manifeste par la création d’une administration de guerre doublée d’une logistique centralisée avec pour seul mot d’ordre : victoire !

Entendons-nous. Dans ce combat de longue haleine, il n’y a ni hostilités, ni belligérants, ni occupation de territoires. Nous sommes à l’aube de mutations considérables dans l’art de faire la guerre, celle menée contre la pauvreté et l’esprit de pauvreté, l’injustice sociale, l’argent mal acquis, la corruption, l’évasion fiscale, l’endettement, la fainéantise, l’ignorance. Bref, une bataille de plus pour briser l’emprise de toutes les difficultés qui sont en train de compromettre le sort du pays.

Sous l’effet combiné de nouvelles technologies de l’information, des capacités de frappe, de concepts opérationnels inédits, des tirs précis, l’épopée en action de Youssef Chahed n’aura plus grand-chose de commun avec les doctrines militaires du passé, car elle disposera d’un pouvoir presque absolu de destruction qui produirait chez les adversaires potentiels un sentiment de vulnérabilité et d’impuissance absolu. La possibilité même de la guerre économique pourrait ainsi finir par être éradiquée.

Guerre et liberté sont-ils compatibles ?

Ainsi, connu pour ses talents visionnaires, Youssef Chahed aura été le premier à comprendre que les applications de nouvelles doctrines militaires au domaine économique constitueront des changements majeurs dans la théorie du développement dans un monde où les échanges sont de plus en plus globalisés.

Reste, comme c’est le cas pour toutes les guerres, qu’il faudra bien commencer par identifier les objectifs pour la mise en œuvre d’une politique économique particulière. Or cela requiert une bonne connaissance de ce qui constitue le cœur de l’ennemi, qui use des leurres de toute sorte, surtout dans un pays où les valeurs sociales et les mœurs politiques reposent beaucoup plus fortement sur la tromperie que ce n’est le cas dans les démocraties occidentales.

Il s’agit donc de savoir par où commencer : mobilisation totale de la main-d’œuvre en assignant des tâches productives à toutes les personnes valides? Répartition plus équitable des revenus par l’institution d’un niveau minimum de vie au-dessous duquel personne ne doit tomber? Priorité accordée à l’agriculture et à la production de biens de consommation, notamment les produits alimentaires, quitte à faire appel aux enfants en déperdition scolaire et aux femmes qui exerceront pour la première fois une activité salariée qui se substitue à leur rôle traditionnel de mère au foyer? Prolonger la durée légale du travail qui passera de 8 à 12 heures par jour et généraliser le travail de nuit? Réduire les disparités de revenus? Imposer des taxes prohibitives aux produits de luxe étrangers en dépit des accords de l’OMC? Penser aux moyens de transport publics qui doivent être énergiquement développés, à l’amélioration des piètres performances des écoles et des universités, à garantir l’ordre public interne et défendre le pays contre le terrorisme, et à bien d’autres chantiers? Or, ces cibles furent toutes approchées, à un moment ou à un autre, et à bout portant, avec les résultats que l’on connaît.

Ainsi, en parlant de guerre économique, de deux choses l’une : ou bien Youssef Chahed et ses états-majors démontrent une faiblesse gravissime d’une stratégie apprise à la lettre, ou bien ils ignorent simplement les vulnérabilités du système d’autorité dont ils disposent pour faire en sorte que les mesures soient volontairement acceptées et les ordres sciemment exécutés. Car tous les programmes envisagés pour lutter contre le déclin du pays seront sans effets tant qu’on n’éclate pas aux yeux des gens des vérités occultées. Les institutions et les actes en rapport avec les conditions matérielles de vie. Le premier acte économique est le travail. L’organisation économique doit donc être fondée sur le travail de tous, leur premier droit et leur premier devoir envers le corps politique.

Il va sans dire, que tout cela reste tributaire de la chaîne de commandement dont dispose l’exécutif pour agir quels que soient par ailleurs les plans envisagés.

Dans une situation de désorganisation économique et financière et de manque de ressources, l’intervention de plus en plus forte de l’Etat dans l’économie en tant qu’exigence politique, demeure pour Youssef Chahed comme la seule solution envisageable. Cet interventionnisme, qui n’est plus tendance, serait cependant légitimé par une situation de guerre qui impose son expression sous la forme de la mobilisation de toutes les forces vives de la nation, de toutes les ressources matérielles et financières, appuyée par un dirigisme étatique comme principale caractéristique de ce type de fonctionnement.

Comme toutes guerres, celle qu’on croit pouvoir mener contre la ruine devrait donner à réfléchir sur sa rationalité propre, sur sa possible régulation, mais aussi sur sa perversion totalitaire.

Par le passé, des pays s’en sont bien sortis, mais aux prix de politiques liberticides. Il faut donc imaginer une guerre économique à la fois spécifique aux démocraties et compatible avec un libéralisme de marché qui n’est plus en mesure d’observer les garde-fous.

La rêverie solitaire d’un chef de gouvernement

Il y a vraiment de la naïveté à croire qu’à l’âge du triomphe du marché planétaire, où technocratie, tribalisme et individualisme se renforcent, une velléité d’autoritarisme puisse devenir la forme stable de régulation du système actuel. Il est par conséquent invraisemblable et impraticable de résoudre ce type de conflit uniquement par la rêverie solitaire d’un chef de gouvernement.

L’économie ne peut pas être pensée en dehors de la politique et des valeurs sociales, ou faire fi de son organisation et son fonctionnement dont les membres de chaque société sont responsables.

Par conséquent, croire que l’économie peut fonctionner de manière indépendante, qu’elle peut se passer d’une constante direction provenant des lois, ne fera que repousser les échéances et inciter davantage les individus à se percevoir comme des rivaux dans un conflit permanent avec l’Etat.

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