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L’assassinat de Rabin, un crime d’Etat?

Le 4 novembre 1995, il y a 22 ans jour pour jour, le Premier ministre israélien Ithzak Rabin tombait sous les balles d’un extrémiste nationaliste juif.

Par Dr Mounir Hanablia

L’assassin est membre d’une colonie de peuplement installée dans les territoires occupés de Cisjordanie, après 1967, qui voulait mettre fin au processus enclenché à Oslo entre Palestiniens et Israéliens pour instaurer une paix définitive entre les deux peuples, basée sur la solution des deux états.

Ce meeting avait été organisé à Tel Aviv devant 100.000 personnes en soutien à la paix, après que les opposants à la politique de Rabin, c’est-à-dire et avant tout les colons juifs, ensuite les partis de droite comme le Likoud et leurs figures de proue Ariel Sharon et l’actuel Premier ministre, Benyamin Netanyahu, l’eurent publiquement accusé d’être un traître au même titre que Quisling ou Pétain, pour pactiser avec les ennemis de la nation.

Un homme de guerre devenu un chantre de la paix

Mais Rabin n’était pas en Israël n’importe qui, c’était pour son peuple l’un des héros de la guerre des Six jours, en juin 1967, et il avait mené la répression en tant que ministre de la Défense contre le peuple palestinien lors de la première Intifada.

C’est justement à la suite de cela que Rabin en était arrivé à la conclusion qu’Israël ne pourrait pas indéfiniment garder un autre peuple sous occupation militaire et que le mieux était d’arriver à un accord politique sauvegardant pour son pays l’essentiel, c’est-à-dire le contrôle de la terre et le maintien de la sécurité, tout en concédant aux Palestiniens le minimum d’attributs nécessaires à la constitution d’un Etat.

Sous le gouvernement de Rabin, donc, la colonisation avait continué dans les territoires occupés, devenus désormais disputés, grâce aux accords d’Oslo, et plus que sous les gouvernements précédents; les contrôles des déplacements des Palestiniens avaient été maintenus; les tirs des soldats avaient régulièrement comme par le passé fait leurs lots de victimes parmi la population civile au cours des opérations qualifiées de maintien de l’ordre.

Rabin, appuyé par son rival du parti travailliste, Shimon Pérès, n’avait donc au fond rien concédé sur le fond, et sa politique s’était située en droite ligne du sionisme et de la déclaration Balfour : droits politiques et acquisition de la terre pour les juifs, droits pour les Arabes de partir si cela ne leur convenait pas.

Prétendre donc qu’il avait été un homme de paix serait certes un euphémisme : Rabin avait concédé un territoire aux Palestiniens, qualifié de zone A, c’est-à-dire un bantoustan où comme à Gaza, la direction de l’OLP, revenue de l’exil pourrait parader et parler en donnant l’impression d’avoir créé un Etat. Le reste du territoire, réparti en zones qualifiées de B et C, demeurerait lui sous le contrôle direct de l’armée israélienne, au nom de l’inévitable sécurité, ce qui lui permettrait de réquisitionner les terres au gré de ce sacrosaint besoin.

Il a osé signer l’accord de paix isarélo-palestinien à Washington avec son ennemi historique, Arafat.

La vie des Palestiniens devenue infernale

Si Rabin pouvait donc être qualifié d’homme de paix pour avoir partagé le prix Nobel de la Paix avec Yasser Arafat, il n’en était pas moins un dirigeant sioniste qui ne badinait pas avec les intérêts de son pays. Mais en Israël, les choses avaient changé dans la population, depuis l’occupation de la Cisjordanie, en 1967, et la guerre d’Octobre 1973.

Au sionisme technique d’occupation des terres et de colonisation au nom d’un droit du retour d’Israël dans sa patrie historique avait succédé un autre fondé sur le caractère messianique biblique de ce processus, qui considérait que l’expropriation des Arabes et l’établissement des juifs dans le pays répondait en fait à un ordre divin et constituait même la raison d’être de ce peuple, et même de l’univers.

Cette vision se basait également sur un prétendu caractère sacré de la terre confiée par la providence divine depuis la promesse biblique aux enfants d’Israël, dont aucune parcelle ne devait être restituée ou cédée aux mécréants, c’est-à-dire aux non-juifs, qualifiés pour les besoins de la cause de Amalekites, ce peuple que la Bible avait maudit et voué à la destruction.

Cette manière de voir les choses était pratiquement devenue la norme dans les colonies de peuplement de Cisjordanie, et les colons des réservistes de l’armée dans l’écrasante majorité des cas, toujours armés, de plus en plus nombreux, dont le nombre avait dépassé les 100.000 dans les années 90, avaient acquis une importance croissante dans la vie politique israélienne.

Sous ce régime colonial, la vie des Palestiniens était devenue infernale. Pas une journée ne se passait sans que des provocations ou des agressions ne soient perpétrées par les colons armés contre la population civile, avec la passivité totale de l’armée d’occupation.

Sous ce régime là, la Cisjordanie s’était transformée en un Far-West où les cow-boys armés abattaient les indiens désarmés, et où tout acte de résistance était immédiatement suivi de représailles dont la totalité de la population payait le prix, au nom du principe de la responsabilité collective.

Naturellement dans ce milieu d’excités, beaucoup de Rabbins juifs, en particulier ceux originaires des Etats Unis, à l’instar de Meir Kahane ou Moshé Levinger, s’étaient installés dans les colonies et avaient fourni l’onction religieuse à la perpétration des actes immoraux ou inhumains contre les goyim, et le massacre de la mosquée d’Hébron en constituerait un triste exemple.

Et naturellement pour ces rabbins là, la politique de paix enclenchée par Rabin aussi tronquée et aussi caricaturale eût-elle été avec les Palestiniens, n’avait pas été seulement une erreur, mais un acte sacrilège contre la sainteté même du peuple d’Israël, et contre les commandements de la divine providence qui lui en avait confié la terre.

La volonté de mettre fin au processus d’Islo

C’est donc une opposition religieuse qui s’était dressée contre la politique de Rabin et qui a décidé de mettre fin au processus d’Oslo par tous les moyens, y compris en déclenchant une guerre religieuse, ainsi que tenterait de le faire Barukh Goldstein à Hébron.

Mais les colons religieux n’étaient pas seuls, une bonne partie de la classe politique laïque, dont le parti nationaliste Likoud était la meilleure illustration, pensait que le processus d’Oslo serait dangereux et conduirait inévitablement Israël sur la voie des concessions jusqu’à l’évacuation complète des territoires occupés, où bien la perte du caractère juif de l’Etat.

Et il ne faut nullement oublier que le premier homme politique en Israël qui avait prôné l’occupation de la terre au nom des principes religieux avait justement été Menahem Begin, le fondateur du Likoud, et que le ministre Sharon en avait été le promoteur le plus acharné.

A partir de là, une alliance de fait allait se constituer pour abattre Rabin entre les colons et les partis d’opposition soutenant la colonisation et l’occupation. Des milliers de personnes défileraient à Tel Aviv en brandissant les photos de Rabin vêtu d’un keffieh comme Arafat, ou arborant la moustache d’Hitler avec la croix gammée.

Plus que cela, des cérémonies d’imprécation et de malédiction seraient organisées en pleine rue, par des rabbins, appelant la vengeance divine sur la tête du Premier ministre, et sans que la police n’y mette fin.

Il faut donc admettre qu’au moment du meeting fatal organisé par ses partisans, ce 4 novembre 1995, l’ambiance n’était nullement à la sérénité, et le ciel était lourd de menaces. Mais le camp de la paix n’en avait pas moins jugé nécessaire de démontrer que ses partisans étaient eux aussi nombreux, et même plus que leurs adversaires.

Finalement, au moment où le Premier ministre avait quitté les lieux, il était tombé sous les balles de son assassin qui avait réussi à se glisser au milieu de sa garde rapprochée et à activer son fusil mitrailleur. Mais le Premier ministre n’atteindrait l’hôpital, situé à 500 mètres, que plus de 10 minutes après l’attentat, en raison de la foule, selon la version officielle.

La thèse de l’assassinat politique

Comment se fait-il qu’un homme armé ait réussi à déjouer la garde rapprochée de l’une des personnalités les plus surveillées au monde? On ne le saura jamais, pas plus qu’on ne saura comment des attentats-suicides avaient pu être perpétrés par des militants du jihad islamique durant le processus de paix d’Oslo dans un pays habitué à vivre sur le qui vive. Que les services de sécurité israéliens aient été impliqués dans cet assassinat ne fait pas l’ombre d’un doute; toutes les vidéos ont bien montré qu’au moment des coups de feu, la victime n’avait plus été protégée de dos, sa protection s’était éloignée de plusieurs mètres de la personnalité qu’elle était sensée étroitement encadrer jusqu’à sa voiture.

Pourtant, cette thèse, trop dérangeante pour l’establishment israélien, ne sera jamais retenue. Et on sait trop comment les commissions d’enquêtes israéliennes ont toujours eu tendance à blanchir l’administration de l’Etat de toute responsabilité, où le cas échéant à en atténuer la portée.

On tenait donc le coupable, un jeune des colonies qui avait écouté les prêches incendiaires des rabbins extrémistes contre le général Rabin et qui était connu des services de sécurité pour avoir déjà été arrêté armé. Pourquoi avait-il été relâché, par qui, pourquoi n’avait il pas été repéré pendant le meeting du premier ministre?

On avait incriminé son frère, qui l’aurait encouragé, ou ne l’aurait pas dissuadé, dans l’accomplissement de son projet homicide. On avait également mis en cause les services de sécurité, c’est vrai, mais on avait parlé de négligences, parce que «personne n’avait imaginé qu’un juif pût assassiner un autre juif» (sic), et des fonctionnaires avaient été sanctionnés, mais administrativement.

Quant aux rabbins qui avaient fourni la fatwa homicide, ils nieraient bien évidemment avoir eu des intentions coupables, et quoi qu’il en soit, d’aucuns seraient jugés et condamnés, mais à des peines quasiment symboliques eu égard à la gravité de l’affaire. Et finalement, seul le coupable écoperait de la prison à vie.

Cependant, bien qu’enterrée avec la victime, des indices en faveur de la thèse du complot d’Etat continuent de temps à autre de resurgir. Ainsi ce 1er novembre 2017, un ancien porte-parole du parti travailliste, donc un proche du Premier ministre assassiné, qui deviendrait plus tard conseiller principal pour les Affaires stratégiques de Shimon Pérès, a écrit dans la presse que le jour de l’assassinat, quelques uns de ses amis habitant les colonies lui avaient dit que les colons étaient très remontés contre le Premier ministre et qu’il risquait d’être assassiné au cours du meeting, où il serait effectivement abattu. Pourquoi cette personnalité n’a pas réagi à ce renseignement? Il ne le dit pas, mais ceci prouve que les intentions homicides des colons n’étaient pas un secret, ce qui soulève d’autant plus la question de l’attitude attentiste des forces de sécurité.

La mémoire de Rabin récupérée par ses « assassins » de la droite israélienne et leur leader actuel Netanyahou. 

La récupération politique d’un drame national

Le plus remarquable demeure cependant la récupération politique qui a été faite de cette affaire. Même les adversaires de Rabin, ceux qui l’avaient qualifié de traître, comme l’actuel Premier ministre Netanyahou, et qui ont été accusés d’avoir rendu le contexte propice à son assassinat, viennent chaque année commémorer sa mémoire en se prétendant les continuateurs de sa politique, malgré les protestations de sa famille.

Cette année encore cette commémoration suscite une polémique parce que les organisateurs ont décidé pour la première fois de ne pas inviter les partis politiques, au nom de l’union nationale et le fils de la victime a durement critiqué l’actuel Premier ministre pour sa politique à l’encontre des organisations critiques de sa politique, qualifiées d’antinationales.

Dans ce contexte tendu, les six chefs d’état-major de l’armée ont décidé de décliner l’invitation qui leur a été adressée de peur d’être considérés comme des gauchistes.

Ainsi donc, la commémoration de l’assassinat ne constitue plus qu’une occasion, une de plus, pour l’establishment politique, de vider ses querelles sur la place publique.

En fin de compte, que peut-on retirer de toute cette histoire? Qu’en Israël, avec 500.000 colons installés en Cisjordanie après 50 ans d’occupation, aucun gouvernement ne pourra, pour peu qu’il le veuille, évacuer les territoires conquis en 1967, sans risquer des actes graves de représailles.

Désormais toutes les lignes de crête de partage des eaux situées de 5 à 10 kilomètres à l’est de la ligne verte sont occupées par des colonies de peuplement surplombant les villes arabes, ainsi que l’est et l’ouest de la vallée du Jourdain.

Par ailleurs les colons sont étroitement intégrés dans l’armée et l’appareil sécuritaire israélien à un point tel qu’il demeure inimaginable que l’Etat puisse mener à leur encontre une politique de paix avec les Palestiniens.

Enfin, avec la nouvelle politique d’installation des colons au cœur même des quartiers arabes de Hébron, après ceux de Jérusalem, une nouvelle phase de la colonisation débute au cœur même des villes arabes palestiniennes.

Est-ce que tout cela aurait été évité si Rabin avait vécu et que le processus de paix avait été mené à son terme? Il demeure difficile de le croire, Rabin est celui qui, avec la complicité involontaire de Arafat, a réussi à rendre possible la réalisation sur le terrain de l’autonomie concédée par le processus de Camp David avec Sadate, et à légaliser la colonisation d’un territoire sur lequel à l’origine son pays ne possédait aucun droit reconnu.

Ce qui est sûr c’est que la colonisation est constitutive de la psyché de beaucoup d’Israéliens et que plusieurs parmi eux estiment un accord de paix plus dangereux pour eux que la perspective de vivre éternellement en situation de guerre. Il faut reconnaître aussi qu’avec les guerres, les déchirements, les faillites économiques et les troubles sociaux, qui secouent actuellement les Etats arabes, l’Etat Israélien ne s’estime plus tenu d’espérer un quelconque dividende de la paix.

Israël : un Etat habité par les démons de ses voisins

Après la conquête de la terre, le seul défi qu’il lui reste désormais à remporter est d’ordre démographique avec les quelques millions d’Arabes qu’il ne peut ni assimiler, ni, politiquement, expulser, mais dont un accord final ferait des étrangers dans leurs propres pays parqués dans un mini-Etat concédé à l’Autorité palestinienne.

D’une manière plus exhaustive, l’assassinat de Rabin évoque, toutes proportions gardées, celui de Sadate, tous deux ont été tués pour avoir suivi des politiques que beaucoup ont jugées sacrilèges, et tous deux sont tombés sous les coups d’organisation fanatiques. La seule différence c’est que à l’inverse de l’Egypte, où les fanatiques musulmans ont la plupart du temps été impitoyablement pourchassés par les autorités, les extrémistes juifs qui ont assassiné Rabin étaient vraisemblablement couvés par l’Etat, en tous cas au moins en en tant que colons des territoires occupés. Sur ce plan là, donc, Israël est bien un Etat du Moyen-Orient habité par les mêmes démons que ses voisins. Qui plus est, dans tout pays sur le pied de guerre, par crainte d’une attaque de l’extérieur, ou d’actes terroristes, les services de sécurité en viennent à acquérir une position considérable dans tout le processus politique, sinon inévitablement à prendre en otage, l’autorité politique. Le dernier communiqué des syndicats des forces de sécurité en Tunisie, où la lutte antiterroriste est devenue une priorité de l’Etat, ne signifie pas autre chose… Rappelons que ce communique exige l’accélération de l’examen du projet de loi de… protection des agents de sécurité.

* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.

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