Conférence de presse de Jhinaoui et Mogherini le 15 mai 2018 à Bruxelles.
L’Accord de libre échange et circulation complet et approfondi (Aleca) devant être signé en 2019 entre la Tunisie et l’Union européenne, sera incomplet, superficiel et léonin, sans le libre mouvement encadré par le visa biométrique devenu de circulation.
Par Farhat Othman *
Lors de la 14e session du conseil d’association Tunisie-Union européenne (UE) du 15 mai 2018, il semble que l’on se soit enfin décidé à effectuer le pas de géant nécessaire pour sortir le partenariat tuniso-européen de l’ornière actuelle, fruit d’années de méconnaissance des priorités tunisiennes sur l’autel des seules exigences européennes. Les temps ayant changé, le partenariat entre les deux parties, pour être fructueux se doit, en effet, d’être inclusif.
C’est ce que laissent entrevoir les coulisses de la réunion de Bruxelles tenue au plus haut niveau, entre Khemaies Jhinaoui, ministre des Affaires étrangères, et Federica Mogherini, haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité et vice-présidente de la Commission européenne, en présence de Johannes Hahn, commissaire européen chargé de la Politique européenne de voisinage et des Négociations d’élargissement.
Ainsi honorera-t-on, après tant de temps perdu, la dénomination de conseil d’association qui n’incarne en rien encore ce qu’il est censé représenter en action d’associer, ce qui n’est rien d’autre que de mettre ensemble, établir des liens, participer à une entreprise commune et bien évidemment unir.
Certes, ce n’est pas encore dit formellement, mais il semble que l’on se fasse enfin une raison de part et d’autre afin qu’à l’horizon 2030, au plus tard, on ait réussi d’agir concrètement à une Tunisie enfin dans l’UE en qualité de membre et guère plus de manière informelle.
C’est ce qu’expriment bien les termes employés, même s’ils restent neutres, assurant que l’on s’est accordé sur la poursuite sérieuse de la réflexion stratégique sur un avenir mutuellement profitable entre les deux parties à l’horizon 2030 du partenariat inclusif. Ce qui, assurément, se prépare par la réalisation des priorités d’un partenariat équilibré portant sur la période immédiate de 2018 à 2020.
L’inclusivité tuniso-européenne
Devenu incontournable de nos jours avec essentiellement une signification d’intégration : l’inclusion, l’inclusivité est un terme qui signifie aussi assimilation, intégration, insertion ou cohésion; bref, tout ce qui est opposé à l’exclusion et à la discrimination, ce qui est actuellement en vigueur entre la Tunisie et l’Union.
Apparu aux États-Unis dans les milieux militants pour les droits homosensuels (homosexuels), il a été utilisé dans les églises, protestantes particulièrement avant de se diffracter en sciences, surtout sociales et politiques. C’est donc bien d’une conception pluraliste de la société qu’il est porteur, légitimant l’hétérogénéité du vivre-ensemble ; et c’est en ce sens qu’il est employé ici par rapport à la politique à mettre en œuvre en Méditerranée.
Une politique de l’inclusivité pour un partenariat inclusif est ce qui contient en soi, les parties en partenariat ne se distinguant point du sort commun qui les lie, et donc pratiquant une politique incluante qui n’exclut aucun domaine d’intérêt, y compris le plus sensible, ses retombées étant mutuellement profitables.
Le partenariat inclusif euro-européen est un processus d’élaborations de plans d’action étendus faisant appel à un certain nombre de processus distincts certes, mais inter-reliés. En l’occurrence, ce sont ceux évoqués, pour commencer, par la réunion du dernier conseil dont il sera question plus loin. Mais ces derniers ne sont que la mise en œuvre du partenariat de demain où la souveraineté, en notre monde globalisé d’aujourd’hui, est devenue une interdépendance harmonieuse. Ainsi permettra-t-elle de consolider le concept national antique en l’élargissant vers le concept de nation méditerranéenne, jetant les bases d’une citoyenneté inclusive et pluraliste commençant par la libre circulation en un espace de démocratie méditerranéenne.
Outre les pratiques politiques inspirées de la notion d’accommodement aux réalités géostratégiques en Méditerranée, elles en initieront d’autres, multiples et variées, toutes accommodées aux impératifs économiques, sociaux et culturels, et ce au travers particulièrement de l’outil de la réforme législative.
Le programme de coopération et d’échange diplomatique signé entre le ministère et le service européen pour l’Action extérieure, lors du conseil d’association, ainsi que la mise en place d’un mécanisme d’alerte précoce afin d’assurer un suivi plus efficace des différents volets du Partenariat privilégié appuieront avantageusement la nouvelle ambition inclusive du Partenariat rénové tout autant que le lancement de la coopération dans le domaine de la diplomatie culturelle qui constitue un outil de développement économique et de valorisation du patrimoine culturel, inclusif évidemment.
En voici les aspects majeurs :
1. La démocratisation de la Tunisie, une réussite de l’Europe :
Comme l’a souligné le ministre tunisien des Affaires étrangères à ses partenaires européens, les avancées tunisiennes dans le processus de consolidation démocratique sont réelles et en passe de consacrer dans le pays une démocratie locale. Or, cela exige un soutien encore plus conséquent de la part de l’Europe qui a intérêt à s’adosser à une démocratie réelle à ses frontières sud.
Comme la démocratisation de la Tunisie ne saurait qu’être une réussite pour l’Europe et la paix en Méditerranée, elle est fonction d’un soutien financier plus important de l’UE. En effet, cette dernière ne saurait méconnaître que les priorités du gouvernement tunisien dans l’immédiat sont pour la relance de l’économie nationale et l’amélioration de la situation sociale, toutes deux sinistrées. Et cela influe sur le processus démocratique, sinon l’arrête; surtout, il empêche ce qui est son prolongement nécessaire et importe bien légitimement aux yeux européens : la réforme législative.
2. Le droit en Tunisie, prolongement de l’État de droit européen :
Il ne suffit donc pas, comme l’a fait Mme Mogherini, de féliciter la Tunisie pour la réussite de son dernier événement politique que furent les élections municipales. Certes, l’UE s’est déjà engagée à soutenir le processus de décentralisation et entend renforcer des capacités des municipales élues à travers l’allocation d’une nouvelle enveloppe d’appui financier. Cela ne suffira pas, car un véritable plan Marshall doit être initié en faveur de la Tunisie, dont il n’est pas excessif de comparer la situation actuelle à celle de l’Europe au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Seul un tel appui sans limites permettra à la Tunisie d’honorer, ce dont M. Hahn a salué l’adoption : la feuille de route d’engagements des réformes socio-économiques. Or, la réforme législative doit être ambitieuse et ne point se limiter aux aspects économiques; aussi la mission projetée en Tunisie par les institutions financières européennes, courant 2018, doivent-elles avoir à l’esprit que leur mission ne saurait se limiter à porter juste sur l’appui nécessaire à la mise en œuvre des réformes économiques. Ce qu’il faut à la Tunisie démocratique, tout autant qu’à son soutien européen, c’est que la législation tunisienne soit, en termes de droits et de libertés, le prolongement de celui de l’État de droit européen.
Au demeurant, le conseil d’association s’est bien félicité de la décision commune de fixer un agenda ambitieux de négociations, soulignant l’importance de ces processus dans l’ancrage de la Tunisie dans l’espace européen et à la modernisation de l’économie tunisienne ainsi que les échanges humains et le rapprochement des peuples.
3. La circulation humaine et la jeunesse au cœur du développement de la Tunisie :
Parmi les principaux dossiers de coopération évoqués lors du dernier Conseil d’association, les deux hauts responsables ont bien évidemment fait état de l’avancement des négociations relatives à l’Accord de libre échange et circulation complet et approfondi (Alecca). Il est vrai, contrairement à ce que je fais ici, on ne parle encore publiquement que d’Aleca, sans référence à l’intégration dans l’accord du volet impératif qu’est la circulation humaine. On ne pense pas moins et de plus en plus qu’il ne s’agirait que d’une question de timing et d’annonce, car la libre circulation est bel et bien accolée déjà à Aleca avec le partenariat pour la mobilité. Bien évidemment, il n’est nulle mobilité sans cette libre circulation qu’il est parfaitement possible et fatal de réaliser aujourd’hui sous visa biométrique de circulation.
Donc, on peut dire, sans trop se tromper, que s’il y a bien un accord de signé en 2019, ce sera bien Alecca et non Aleca, cet accord incomplet, superficiel et léonin sans libre mouvement rationalisé par l’outil parfaitement respectueux des réquisits sécuritaires qu’est le visa biométrique devenu de circulation, délivrable sans condition et automatiquement à tout Tunisien pour une année minimum renouvelable par tacite reconduction.
Ainsi, la libre circulation humaine est avec la jeunesse, dont elle est une manifestation éminente de l’un de ses droits les plus légitimes, au cœur du développement de la Tunisie. C’est ce qu’ont souligné les deux parties, s’agissant des jeunes, en insistant sur leur foi en l’importance à lui accorder en tant qu’axe prioritaire de leur coopération. Déjà, l’UE s’est engagée, avec 25 millions d’euros, dans le programme «Start up» pour la création de 1000 entreprises innovantes en Tunisie, et elle en financera un autre dédié aux jeunes, notamment le soutien à l’emploi et à l’employabilité. Pour sûr, ces deux programmes trouveront mieux leur plein rendement dans un environnement de libre circulation ainsi que défini ci-dessus.
* Ancien diplomate et écrivain.
Articles du même auteur sur le même sujet dans Kapitalis :
Bloc-notes : Aleca, un accord léonin sans la liberté de la circulation humaine
Bloc-notes : Pour un «Espace ouvert» entre la Tunisie et l’Union européenne
Donnez votre avis