Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne.
L’Europe s’enfonce dans une crise qu’elle alimente elle-même en s’obstinant à ne pas abandonner ses schémas obsolètes. La Tunisie peut et doit l’aider à sortir de sa hantise migratoire.
Par Farhat Othman *
Biologiquement, le tropisme est cette réaction aux agents physiques ou chimiques se traduisant par une orientation et une locomotion déterminée que manifeste une force irrésistible et inconsciente poussant à prendre telle orientation, à agir de telle façon. Étymologiquement, le mot est un emprunt à l’affixe grec via l’allemand «tropo» voulant dire direction et «ism» signifiant phénomène.
Au vrai, on est face à un tropisme migratoire de la part des autorités européennes que vient confirmer le dernier sommet tenu à Bruxelles ces derniers jours. Le dossier migratoire y est devenu une question vitale, primant toutes les autres, y compris de la sécurité, ô combien sensible. Tout cela pour pousser en cette fausse direction suivie depuis quelque temps, malgré son échec et l’impasse où elle mène, sans parler des drames qu’elle occasionne. C’est celle de la gestion sécuritaire de ce qui n’est plus de l’immigration, ni même de l’expatriation contrariée, juste une circulation entravée et pénalisée.
Une telle évidence continue à être reniée par l’Europe plus prompte à choisir le confort des solutions antiques toutes faites d’une fausse résolution autoritaire pour ce qui nécessite plutôt une solidarité véritable entre les deux rives de ce qui reste, qu’on le veuille ou non, une mer commune: or, nul mur ne saurait être érigé sur ses eaux. Aussi, si l’on veut honnêtement en finir avec l’industrie des passeurs, il faut d’abord vouloir en finir véritablement avec l’artefact de l’immigré.
Hantise européenne de l’immigré
Le sommet des 28 dirigeants de l’Union européenne (UE) à Bruxelles de cette fin du mois de juin a été quasiment réservé à la question migratoire sous la pression des nouveaux dirigeants italiens exigeant des actes concrets. Et ces actes sont mauvais, continuant à ne relever que de la vision dépassée, quoique toujours privilégiée en Europe, de la fermeture des frontières, cause de l’immigration clandestine. On a ainsi, sous la férule de l’Italie menée par son nouveau gouvernement populiste, mis la question migratoire avant celles de la défense et du commerce; or, elle relève bien de l’ordre à la fois militaire, économique et commercial et même des questions les plus internes aux pays européens.
Au final, on a affirmé s’être entendus sur la préservation de la coopération continentale et la prise en compte de la solidarité nécessaire des pays du nord de l’Europe avec les pays du sud dits de la première entrée de ceux qu’on s’obstine à appeler immigrants. On n’a pas encore les détails précis de cette entente, mais on parle d’un consensus sur les relocalisations ou répartition de demandeurs d’asile sur une base volontaire des pays d’Europe.
La création de ces «centres contrôlés» dans des pays européens «volontaires», où seraient débarqués les migrants arrivant dans les eaux européennes fait donc partie des actes exigés par l’Italie, soutenue par la France. Les migrants éligibles à l’asile pourraient ainsi être répartis depuis ces lieux dans d’autres pays européens, eux aussi volontaires, répondant au souhait italien d’une «responsabilité partagée» pour tous les migrants arrivant en Europe.
La Tunisie et le Maroc sont opposés à la création de «plateformes de débarquement» de migrants sur leur sol.
On prétend que cela aiderait à mettre fin au modèle économique des passeurs qui tablent sur le débarquement en Europe. Surtout que cela viendrait s’ajouter à la plus importante et grave des décisions européennes, celle qui porterait sur la création de centres hors de l’UE, une ou des «plateformes de débarquement hors de l’Europe», donc au Maghreb, pour les migrants secourus en mer. Comme à son habitude, l’Europe se pose peu de questions sur la compatibilité avec le droit international d’une telle solution bancale ni sur l’accord des pays concernés du Sud qu’on a trop tendance à traiter en soumis dont on achète l’accord en espèces sonnantes et trébuchantes.
Or, à supposer qu’une telle initiative soit pertinente et réalisable, elle ne relève pas moins du cadre de la logique de ce qu’on ne peut qu’appeler industrie de la clandestinité puisqu’on ne s’attaque pas à l’activité économique illicite, mais juste à son modèle économique. Une aberration de taille, car un modèle qui échoue est forcément remplacé par un autre du moment que l’activité est préservée. Ce qu’il faut, c’est mettre fin au phénomène de la clandestinité qui fait l’activité des passeurs et non permettre à ces derniers de continuer autrement leur business du moment qu’ils auront toujours à leur disposition une réserve de futurs clandestins.
Cela confirme la mort de l’Europe telle que la laisse entrevoir sa devise; elle n’est plus ouverte à la diversité, mais fermée sur elle-même au moment où elle doit pourtant se refonder en s’ouvrant mieux sur le sud de la Méditerranée. Il reste à savoir ce que pense la Tunisie d’une telle élucubration, directement issue d’un tropisme qui en devient maladif. On n’a pas encore entendu le ministre tunisien des Affaires étrangères, Khémaies Jhinaoui, sur la question. Il est vrai, il est par trop occupé par le dossier libyen; mis il peut demander à son secrétaire d’État de réagir. Car on n’a pas tardé à entendre Nasser Bourita, chef de la diplomatie marocaine, affirmer que son pays rejette l’idée de tels centres.
La Tunisie ne dit rien encore et ne le ferait pas assez clairement, comme pour Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) dont elle a accepté l’ouverture des négociations sans oser même réclamer de la débaptiser en Alecca, y intégrant pour le moins la libre circulation humaine. Or, il est bien temps que ses dirigeants honorent l’esprit révolutionnaire qui anime son peuple depuis 2011!
Et il est temps de le faire avec l’Europe qui se doit de savoir que l’on ne peut plus raisonner en termes continentaux pour la protection de ses frontières. Surtout, que cela ne passe plus par des règles de faux accueil de plus en plus contraignantes, mais avec une circulation et un séjour libres qui sont au cœur de la paix et du co-développement solidaire. Car la paix au sud de la Méditerranée est aussi utile au Maghreb qu’à l’Europe.
Emmanuel Macron et Angela Merkel sont censés veiller au respect des valeurs humanistes de l’Europe.
En finir avec la circulation contrariée
Si l’on critique ainsi l’Europe, c’est bien évidemment pour son intérêt aussi, tout autant que celui bien compris de notre pays, car leur destinée est liée nolens volens. Imaginons un peu une Tunisie à l’image de la Libye, ce qui diffracterait forcément la crise non seulement en Algérie, mais aussi au Maroc; et c’est le chaos assuré en Méditerranée ! Sans parler des vrais responsables de ce qui se passe en Libye, qu’on prétend vouloir combattre à la manière d’un pompier pyromane.
Précisons, toutefois, que notre critique ne concerne que les autorités actuelles au pouvoir en Europe; elles ne représentent pas nécessairement ni l’opinion publique dans son ensemble ni surtout les voix justes qui continuent à s’y faire entendre et qui font l’honneur de ce continent livré à ses turpitudes matérialistes ou ses démons judéo-chrétiens d’un autre temps.
Nous voudrions parler ici, tout en lui rendant hommage, du maire de Palerme, Leoluca Orlando qui a le courage d’appeler à l’ouverture des frontières et à l’abolition du titre de séjour. Il ne s’agit point d’un illuminé ni d’un visionnaire, étant un sage de soixante-dix ans, maire réélu de sa ville avec une majorité écrasante et qui n’est pas à ses premiers pas en politique. Il est, en effet, à son quatrième mandat consécutif en cette ville cosmopolite qui donne tellement l’image idéale du vivre-ensemble paisible entre communautés religieuses quelle a été proclamée en 2018 capitale culturelle de l’Italie.
Il s’agit bien de cette culture quand elle se fait tolérance puisque la ville, qui compte un million d’habitants, réunit près de 80.000 étrangers, dont une majorité de Tunisiens, juste après les Roumains et avant les Marocains. Notons que dans l’ensemble de la Sicile, qui a été longtemps occupée par l’islam, le nombre de résidents d’origine étrangère est de 183.000, soit 3,6% de la population.
L’Europe de Bruxelles devrait méditer et s’inspirer de cette ville d’Italie et de son maire qui incarnent bien mieux le rêve solidaire et unitaire européen en l’étendant aux communautés de part et d’autre de la Méditerranée. Car ces communautés qu’on veut aujourd’hui désunir ont été unies lors des guerres mondiales, et nombre de Maghrébins ont versé leur sang pour l’Europe et sa survie. De quel droit donc priver leurs enfants de se réclamer de ce tribut du sang versé sans compter sur une terre qui était alors vraiment étrangère à leurs parents ?
Il est temps que cela change ! Et si l’on peut comprendre que l’Europe renâcle à sortir du confort des fausses solutions toutes faites, on ne peut plus l’accepter des autorités des pays du Sud, surtout de celles de Tunisie qui a quand même abrité un Coup du peuple, une supposée révolution de la dignité. Or, la première des dignités est la libre circulation humaine.
Certes, cela ne se fera pas n’importe comment, puisque les réquisits sécuritaires s’imposent; cependant, on a déjà proposé l’outil adéquat et parfaitement sûr, tout en réalisant une sorte de libre circulation rationalisée : c’est le visa biométrique de circulation qui doit se substituer à l’actuel outil devenu obsolète, outre d’être contraire au droit international et de violer la souveraineté du pays, en étant, en plus criminogène, étant cause de drames et des crimes des passeurs.
Que la Tunisie réclame ce type de visa en l’intégrant, par exemple, à cet accord auquel tient l’Europe sur le libre-échange et qui ne serait plus alors limité au commerce et aux services, au détriment de la Tunisie, mais étendu à la totale libre circulation humaine, étant débaptisé Alecca.
La diplomatie tunisienne combattra ainsi l’Europe avec ses propres armes, surtout en se réclamant aussi de la Charte de Palerme de 2015 qui stipule l’accueil sans restriction, présentant l’immigration en ressource et non en problème. C’est un texte révolutionnaire de par son humanisme et qui a réussi à réunir en Italie, pays le plus proche de la Tunisie, les principales villes du Mezzogiorno, comme Naples, Reggio de Calabre, Trapani et Messine. En effet, les politiciens signataires de cette charte, véritables justes d’Europe, ont demandé l’abolition pure et simple du permis de séjour; or, cela se passe dans les villes du sud de l’Italie, région censée la plus éprouvée par l’immigration !
* Ancien diplomate et écrivain.
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