Des voix appellent à reporter les élections; à quelle fin donc? Au-delà des évidents intérêts partisans chez certains, il est bien un intérêt majeur au report qui est d’arrêter de desservir la démocratie qu’on prétend pour ce pays.
Par Farhat Othman *
Si l’on veut honnêtement servir la cause d’une Tunisie sérieusement démocratique, l’impératif catégorique est de surseoir sans plus tarder aux échéances électorales afin de s’acquitter au plus vite de l’essentiel : la mise en place de ce qui est de nature à garantir l’aboutissement du processus devant donner naissance à un véritable État de droit et non simulé comme c’est le cas à ce jour.
Car il ne suffit pas d’organiser les élections à leur date prévue par la constitution pour transformer le pays en démocratie, celle-ci étant dans les lois justes; or, celles en vigueur sont l’héritage préservé de la dictature.
Aussi, l’achèvement de la réforme législative doit tout primer, avec l’installation notamment de la Cour constitutionnelle. C’est le respect de la date limite, dépassée depuis longtemps, fixée par la Constitution à l’installation de la Cour qu’il importe de respecter en premier. Et tout doit militer pour cette fatale issue, sauf à privilégier les intérêts privés et partisans à ceux de la patrie, qui seuls doivent compter. D’autant plus que la Tunisie court non seulement de graves dangers, mais est victime aussi d’appétits voraces tant au niveau national qu’international, se manifestant aussi bien sur le plan juridique qu’éthique.
Y a-t-il donc des patriotes pour oser sauver en ce pays ce qu’il reste à sauvegarder d’un processus démocratique fortement compromis, le faisant aller à une catastrophe programmée? En premier, cela impose d’arrêter de violer la Constitution en simulant sans nulle honte son respect et de songer enfin aux vrais intérêts du peuple, non pas à ceux de qui en profitent.
Du respect de la Constitution
La Constitution ayant eu pour objectif de transformer la Tunisie en un État de droit, cela suppose que la juste parole de vérité soit traduite dans les faits relativement à tout ce qui concerne la vie des citoyens. Or, nombre de zones d’ombres demeurent soigneusement occultées, et on peut en comprendre les motivations. Toutefois, à défaut de faire la vérité sur les conditions et les implications de l’arrivée des islamistes au pouvoir, des soupçons quant à leurs responsabilités dans l’envoi des jihadistes en Syrie, les assassinats politiques, les documents officiels falsifiés, dont des cartes nationales d’identité, et conséquemment les listes électorales, on ne peut comprendre que l’on se retienne d’agir, pour le moins, à abolir les lois scélérates de la dictature qui continuent à brimer le peuple comme si le régime déchu était encore en place; et il l’est bien au travers de sa législation maintenue en vigueur!
Outre la suspension de l’application pure et simple des textes les plus scélérats, dont nombre de circulaires illégales, et les pratiques récurrentes de violations flagrantes des libertés individuelles et de l’intimité de la vie privée des citoyens, l’aboutissement de la réforme législative en cours ne devrait plus tarder, quitte à l’entamer par paquets, commençant par les pans déjà examinés par la commission ad hoc en ayant la charge. Bien mieux, le parlement, toutes affaires cessantes, devrait entrer en assises urgentes en vue d’entamer une telle réforme absolument impérative pour cesser cette turpitude extrême consistant dans l’application par les juges de la République de lois illégales et illégitimes ayant été abolies d’office par l’entrée en vigueur de la Constitution.
Bien évidemment, l’échec de l’installation de la Cour constitutionnelle demeure, au front de nos responsables par trop irresponsables en la matière, une tare suprême, la turpitude des turpitudes; c’est même une forfaiture et qu’il importe incontinent de s’employer à s’en laver.
C’est d’autant plus impératif que, pertinemment, l’on sait que l’installation de la Cour Constitutionnelle et la décriminalisation des pratiques contraires aux droits humains ainsi qu’aux libertés consacrées par la constitution, ne conviennent pas à la plupart des partis au pouvoir ou songeant d’y être, car cela aura pour conséquence de restreindre leurs accoutumances aux pratiques assidues d’abus auxquels ils se sont habitués. Ce qui aide à la perpétuation de la situation actuelle de non-droit à laquelle le parti islamiste particulièrement tient tant, et ce au prix, si nécessaire, de tous les sacrifices capitalistes possibles pour satisfaire ses soutiens occidentaux en contrepartie de la fermeture de leurs yeux sur les valeurs humanistes dont ils se réclament.
C’est bien le fait que le parti religieux n’est pas le seul à jouer une telle carte qui le renforce, tirant avantage de l’attitude similaire de la part de la plupart des autres partis supposés rivaux. Aussi simule-t-on, tous ensemble, le respect de la Constitution quant aux échéances électorales pour échapper à l’autre obligation constitutionnelle, autrement plus importante. Y a-t-il donc de plus grave forfaiture de la part de politiciens, surtout ceux n’arrêtant d’invoquer la morale, et dont le devoir est de servir les intérêts de leurs concitoyens, ne pouvant être dans des élections, mais d’abord dans des lois justes pour tous? D’autant plus que leur pays est victime d’intérêts nationaux et internationaux à l’appétit vorace.
Une Tunisie victime d’intérêts voraces
Nombre d’intérêts aux appétits terriblement voraces agissent activement en Tunisie même et hors de ses frontières, pour faire de cette terre au peuple paisible et pacifiste une réserve de privilèges sous de trompeuses apparences, tout juste une sous-démocratie, où l’on continue à se servir encore plus et mieux qu’avant.
Ce fut l’objet de l’alliance du capitalisme sauvage avec les islamistes intégristes, autorisant les uns et les autres de faire les plus fabuleuses affaires en Tunisie. Dans quel autre pays peut-on donc commercer tous les jours, dimanche et jours fériés compris, et ce jour et nuit, quasiment sans interruption?
C’est ce qu’ont permis les islamistes reproduisant la sauvagerie capitaliste par leur interprétation d’une foi islamique défigurée, ayant toute latitude de le faire puisque c’est la monnaie d’échange dans leurs tractations avec l’Occident. Car supposé être le héraut des droits et des valeurs, ce dernier est d’abord matérialiste à outrance, négligeant même les implications du fondement de son libéralisme. Aussi tous les moyens lui sont bons pour faire des affaires, la religion en premier, surtout celle des autres.
À n’en point douter, c’est ce qui a primé le plus aux yeux des services américains qui ont permis de mettre à bas la dictature, pourtant à leur service, ouvrant la voie non seulement à leurs alliés islamistes pour accéder au pouvoir et pas uniquement au service de leurs intérêts géostratégiques, dans la région et au Proche Orient, mais surtout pour l’ouverture du pays à leur capitalisme sauvage. Aujourd’hui, ils en sont même à agir en vue de reconduire le stratagème tristement connu sous le nom de compromis entre Nidaa et Ennahdha, cherchant juste une opération de chaises musicales, la substitution du parti du chef du gouvernement à celui du président de la République.
Que la Tunisie ne soit perçue que comme un souk n’est pas le propre de nos amis d’outre-Atlantique; c’est le cas aussi du voisin européen qui entend avoir sa part de gâteau tunisien avec sa honteuse initiative de faux libre échange. Pour cela, on ne devrait plus appeler son projet qu’Alecca, y imposant la dimension essentielle de la libre circulation humaine, afin de combattre avec ses propres armes l’Union européenne (UE), lui rappelant ce qu’elle ne sait que trop, à savoir qu’il ne peut y avoir de libre échange véritable, et encore moins complet et approfondi, qu’accompagnant une libre circulation humaine. Or, contrairement à ce que l’Europe n’arrête de répéter en paroles dénuées de sens, cela est parfaitement possible, en étant respectueux à la fois des réquisits sécuritaires et des droits humains, avec la solution dont nous avions déjà parlé du visa biométrique de circulation devant devenir la règle des rapports internationaux en se substituant au type actuel du visa devenu criminogène.
La Tunisie, dormeuse du val
La Tunisie est face à son destin et ne peut plus se désintéresser de ce que lui mande ce destin. Elle ne peut plus se permettre, par exemple, d’avoir sur le dos, comme elle le fait, l’Onu en s’en prenant à tort à l’un de ses cadres qui entend faire vérité sur ce qui gênerait certains (le fonctionnaire onusien Moncef Kortas poursuivi pour espionnage, NDLR).
Elle doit stopper aussi sa dérive vers les drames s’enchaînant, tel celui des nourrissons suivi de la tragédie de ces dignes femmes parmi ces gens de peu trimant dur pour survivre, faire vivre leurs familles mais aussi enrichir encore plus de leur misère les profiteurs de l’ancien comme du nouveau régime.
Elle doit aussi mettre le holà à la désespérance de toujours de ces jeunes, guère plus que des garçons, mais aussi des filles, qui se jettent de plus en plus à la mer, y préférant la mort à la condition de moins que rien qui est la leur dans un pays devenu une prison, où ils n’ont ni droits ni libertés.
Pourtant, que fait-on? On sommeille, les pauvres dans leur misère et les riches sur leurs privilèges. Ainsi, à l’occasion du ramadan, a-t-on parlé au moins de la vraie piété consistant à respecter son prochain, ne se souciant que de la relation exclusive du croyant avec son Dieu, que l’on mange ou pas en public? Le vrai jeûne n’est-il pas de s’abstenir de la moindre iniquité envers son prochain? Que fait donc le gouvernement dont la responsabilité est de veiller au vivre-ensemble paisible et de promouvoir la saine compréhension d’une foi dévergondée? Est-ce l’islam ? Et bien évidemment, on n’arrête de prêcher la parole de piété, usant de la religion comme de l’opium qu’elle est devenue chez nos profiteurs pour tromper, tel ce patron de média s’improvisant défenseur des pauvres du pays alors qu’il ne fait que violer ses lois (Nabil Karoui, patron de Nessma TV, Ndlr).
La société civile et les honnêtes politiques doivent se réveiller de leur torpeur en faisant des complices de ce vicieux jeu politicien. Outre la religion à débarrasser de sa fausse interprétation, ils se doivent d’exiger que l’on ne songe pas à organiser les élections avant d’avoir installé la cour constitutionnelle et commencé la réforme législative en suspendant les lois les plus scélérates. Sinon, ces élections ne seront qu’une nouvelle arnaque en une Tunisie dont la majorité, trahie par ses élites, ressemblera à ce pauvre dormeur du val de Rimbaud. En son trou de verdure dont les parfums ne font pas frissonner sa narine, elle dort en effet dans le soleil, la main sur sa poitrine, tranquille, ayant deux trous rouges au côté droit, marque de soumission aux lois d’airain d’une déité sans scrupules appelée capitalislamisme sauvage.
* Ancien diplomate et écrivain.
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