En Tunisie, l’appareil économique et son tissu social sont violemment impactés par les mesures gouvernementales visant la lutte contre le Covid-19. Confinement total, couvre-feu, blocus transfrontalier, routes coupées… : cela dure depuis le 18 mars, et se prolongera au moins jusqu’au 20 avril, voire même, jusqu’à la fin du mois sacré de ramadan (23 mai). Comment mesurer l’impact économique de ces mesures ? Et comment trouver les moyens requis pour tenir le coup ? Quinze indicateurs jaugeront la fièvre économique liée au virus du Covid-19.
Par Moktar Lamari *
1,5 million. Elyès Fakhfakh, le nouveau chef de gouvernement, a drastiquement réduit la force de travail de 3,6 millions actifs occupés dans les secteurs productifs formels, à 1,5 million seulement (actifs ayant obtenu une autorisation de déplacement pour travailler).
Ceux-ci sont mobilisés principalement dans les activités d’urgence : police, armée, santé, épicerie et services liés. Il s’agit ici de secteurs de services, qui ne procurent pas suffisamment de produits marchands, exportables ou de haute valeur ajoutée.
-70%. C’est le proxy du taux de démobilisation de la population active occupée, suite aux mesures de lutte au Covid-19. Avec un mois de confinement total, le mois de ramadan qui s’en vient juste après, et un autre mois de «rallumage» progressif des moteurs productifs, on peut tabler sur un fort impact sur les revenus des ménages et la demande agrégée. Une chute brutale dans la production et dans le pouvoir d’achat est ressentie, au moins pour 3 mois.
-13%. C’est l’anticipation prévisible de la chute du PIB (produit intérieur brut) pour l’année 2020. Cette estimation a été confirmée plausible dans un article de la semaine dernière dans la revue du North Africa Journal. La Tunisie fait face à une dépression majeure : c’est bien pire que la récession de 2007-2008. Toute une mauvaise nouvelle pour l’économie, surtout que le PIB a baissé de presque 20% depuis 2011 (PIB mesuré en $US courant).
6,75%. C’est le taux d’intérêt directeur de la Banque centrale de Tunisie. Un tel taux place les taux d’intérêt des banques commerciales à 9-10%. Une vraie paralysie du crédit et un vrai verrouillage de l’accès aux liquidités, notamment pour les PME en panne et les ménages confinés.
Ceux qui gèrent des PME ou qui veulent investir et lancer des projets privés sont mis KO! Un chiffre catastrophique pour l’économie tunisienne.
Aujourd’hui, au Maroc, le taux directeur est de seulement de 2%, en Algérie de 3,25%, au Sénégal de 2,5%, négatif dans tous les pays de l’Union européenne, au Japon et ailleurs.
En contexte de pandémie, ce taux (6,75%) est lourd de conséquences, dénotant une politique monétaire inconséquente, aliénée et irréfléchie! Ce taux doit baisser impérativement et rapidement, au moins jusqu’à 4,5%, et ce pour aider les politiques publiques, les politiques fiscales et surtout pour desserrer l’étau étranglant le pourvoir d’achat d’un Tunisien sur deux.
-60%. L’économie informelle, très présente dans les souks hebdomadaires, et qui a toujours constitué un amortisseur de choc pour les couches indigentes, est quasiment en cale sèche. Une baisse d’au moins 60% des transactions informelles et ses échanges au rabais.
L’économie informelle est désormais étouffée par la fermeture des frontières, par l’interdiction des souks hebdomadaires et par la paralysie de la circulation routière.
-95%. C’est le taux de fermeture des hôtels, des activités touristiques, de restauration, d’artisanat et de loisirs liés. Plus de 400.000 employés sont de facto mis sur le carreau. L’Organisation mondiale du tourisme (organisme dépendant de l’Onu) estime que la chute des activités touristiques liées aux Covid-19 va atteindre des proportions de – 30 à – 40 % pendant 2020, reportant le plein retour du tourisme à 2022.
6 millions. C’est le chiffre estimé du nombre de Tunisiens et Tunisiennes qui sont directement impactés dans leur portefeuille par les méfaits des mesures anti-coronavirus.
C’est quasiment un citoyen sur deux! Et les impacts se font sentir par la perte d’emploi, la perte de revenu, pressions bancaires, ou encore par les conséquences du confinement : manque de production, recul des approvisionnements, spéculations ou pressions politiques de lobbyistes représentés au sein du pouvoir législatif.
x4. C’est le multiplicateur du nombre de femmes violentées durant la période de confinement. Le gouvernement reconnaît cet impact catastrophique et invite la société civile et les organismes à buts non lucratifs à assumer leur responsabilité. Dans le sillage du confinement, les personnes veuves, isolées et vulnérables se font abuser, souvent par des proches (fils ou filles) qui s’approprient indûment leurs biens, leurs revenus et «bijoux de famille».
Le confinement est souvent porteur d’abus de faiblesse… ayant un impact économique indéniable. Ayant un impact néfaste sur le capital social en Tunisie, première démocratie en terre d’islam.
180.000. C’est le nombre d’insulaires bloqués dans l’île de Djerba. Djerbiens berbères, arabes, juifs, orthodoxes et autres résidents internationaux (Européens, Libyens, Canadiens, etc.) sont ainsi assignés à résidence, confinés et coupés du monde, vivant un blocus quasi total.
L’île est coupée du monde (aéroports fermés, bacs à l’arrêt, chaussée romaine verrouillée), personne n’en sort et personne n’y rentre! Un blocus qui crée des pénuries (semoule, farine, légumes, fruits, essence…) et qui fait flamber les prix de 30 à 40 % pour les produits de première nécessité.
Et Djerba n’est pas une exception, d’autres zones qualifiées de «foyer de contamination» sont mises de facto sous embargo, sans avoir les moyens requis pour généraliser les tests du Covid-19, pour rassurer et restaurer les conditions minimales de vie.
+50%. Le prix de la semoule a doublé dans plusieurs régions. La semoule, matière première incontournable pour le couscous, devient une denrée rare, un «sésame» précieux, faisant l’objet de spéculations, de files d’attente et même de «razzias» en plein jour des camions transportant la semoule pour la ramener dans les régions. La tension est vive, et les gens accumulent les sacs de semoule (produit non périssable), comme jadis durant les années disettes d’une autre époque.
Après les constats, regardons ensemble les options qui permettent à l’État et à l’action collective de financer les méfaits et accélérer la sortie de la crise sanitaire.
900.000. C’est la superficie en hectares des terres domaniales, nationalisées en 1964, et qui peuvent être remises en production par une privatisation rapide. Une telle privatisation procurera des fonds additionnels pour l’État, notamment pour rénover les infrastructures de santé.
Ces infrastructures ont été négligées depuis les années 1980 et ont besoin d’être mises à niveau rapidement et correctement. Entre terres en friche et infrastructures de santé acceptables, le gouvernement tunisien doit choisir!
104. C’est le nombre de sociétés d’État, employant presque 120.000 employés, et qui peuvent dans la même veine, être privatisées pour renflouer les caisses de l’État tunisien.
Quasiment toutes ces entreprises sont financées par les taxes des contribuables… et elles ne paient pas de taxes, alors qu’elles devraient le faire. La relance de l’économie à la sortie de la crise du Covid-19 a besoin de financements publics.
Sans ces privatisations (et modernisation de ces sociétés par des acteurs privés), l’État risque de continuer de s’endetter à des taux spéculatifs (6 à 7%) pour payer des salaires, de la consommation… et pas de l’investissement productif.
2,5 milliards. C’est le montant mobilisé par le gouvernement pour accompagner les mesures de confinement anti-coronavirus. Plus de 700.000 personnes recevront chacune 200 dinars (80 euros) pour compenser leur manque à gagner et leur chômage technique. Ce n’est pas la panacée, mais un geste de compensation pour un confinement qui ne doit pas continuer comme il a été conçu et actuellement implanté.
4 milliards de dinars. C’est le montant de l’aide internationale mobilisée par la Tunisie, pour contrer le Covid-19. C’est presque 1,4 milliard de dollars, octroyés dans l’urgence, sous forme de dons et de prêts, par les organismes internationaux : FMI, Banque mondiale, BAD, FADES, Union européenne, Qatar, Arabie-Saoudite, Chine, etc. Cette aide est bienvenue, mais elle doit être allouée de façon efficiente et pas maladroite comme on le voit à la sortie des bureaux de postes et dans de nombreuses régions défavorisées.
1,4. Coïncidence providentielle ou ironie du sort, le champ gazier Nawara, situé dans le bassin de Ghadamès à l’extrême sud tunisien est entré en production, en pleine période de confinement. Ce champ gazier produira presque un milliard de mètres cubes de gaz annuellement et procurera un revenu de 1,4 milliard de dinars, soit presque 1,3% du PIB tunisien. C’est un plus pour la relance économique de l’après Covid-19.
* Universitaire au Canada.
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