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Essid versus Chouket: Les deux paroles du gouvernement

Khaled-Chouket-et-Habib-Essid

Les déclarations à l’emporte-pièce de son porte-parole officiel engagent-elles vraiment le gouvernement ? A propos des bourdes de Chouket et de l’indulgence d’Essid…

Par Yassine Essid

Le Premier ministre, enfin rompu à la pratique du grand écart en politique, vient de nous apprendre «à l’insu de son plein gré», qu’on peut être Premier ministre et piètre débatteur. Nullement soucieux de sa survie politique, tant qu’il bénéficiera de l’appui inconditionnel des islamistes qui ont tout intérêt à ce que le pays s’enfonce davantage dans le marasme, ses fréquentes interventions sur les plateaux de télévision n’intéressent plus grand monde. Il arrive, néanmoins, qu’elles nous rappellent que le regret d’avoir gardé le silence vaut mieux que le regret d’avoir parlé.

Interrogé sur les propos de son collaborateur et porte-parole, épinglé par deux fois pour ses écarts de langage, Habib Essid a rappelé une règle d’or jusque-là sous-estimée en science politique, qui veut qu’un gouvernement peut avoir deux paroles : celle qui l’engage et celle qui ne l’engage pas.

Rappelons les faits. Un ministre, qu’on reconnaît sans peine sous le nom de Khaled Chouket, arborant un bouc soigné qui sied plus particulièrement aux visages ronds et lui donne l’allure de ces nouveaux prédicateurs d’un islam civilisé à l’opposé des tribuns salafistes qu’on reconnaît à leur barbe indisciplinée, est devenu, depuis peu, une figure très présente dans les médias et largement relayée et tournée en dérision sur les réseaux sociaux.

D’une bourde l’autre

Ancien d’Ennahdha, mais craignant probablement de se sentir à l’étroit dans les structures pyramidales et rigides du mouvement islamiste dans lequel il aurait eu du mal à se faire une place, il a intégré l’Union patriotique libre (UPL), avant de rejoindre Nidaa Tounes. Un parti nettement plus souple et moins bureaucratique dans son fonctionnement, qui à l’époque semait à tout vent et dans lequel il semble avoir trouvé son bonheur et son style.

Comme beaucoup de petits hommes portant bouc et moustache, M. Chouket ne sait ni tenir sa langue ni se conduire avec mûre réflexion. Ainsi il lui arrive, probablement sans aucune arrière-pensée, de faire des déclarations assez anodines qui, entendues de tous, suscitent entre le ministre et l’opinion publique un malaise définitif.

Sa première bourde, la plus épaisse, la plus irrattrapable, il l’a faite avaler un jour aux habitants de Kasserine désespérés de se faire entendre par le pouvoir. Pendant que son Premier ministre assistait en touriste à la coûteuse réunion de Davos, qui n’a jamais rapporté un sou au pays, M. Chouket annonce, probablement sous le coup de l’émotion et sans l’avis de ses collègues de l’Emploi et des Finances, que le gouvernement venait de décider la création ex nihilo de 5000 emplois à pourvoir immédiatement aux jeunes chômeurs de Kasserine. Des paroles évidemment sans valeur et sans fondement.

Entre accablement des uns et frustrations des autres, et la certitude de l’impuissance du gouvernement à résoudre la question de l’emploi, on est vite passé de l’hostilité à la violence contre les institutions de l’Etat.

Par ailleurs, ces mêmes propos n’ont pas manqué de susciter de la part des jeunes désœuvrés d’autres région du pays un légitime sentiment d’injustice et d’animosité envers l’Etat et ses représentants.

Il serait évidemment absurde de voir dans cette terrible confusion l’action d’un manipulateur pervers, d’une personnalité pathologique et, par conséquent, en blâmer son auteur. Il ne s’agirait en réalité que d’une malencontreuse confusion d’esprit, de petits écarts de langage et l’aveugle passion de procurer du bonheur aux autres. Des traits qui en disent long à la fois sur la façon dont le cerveau de M. Chouket fonctionne et au statut ambigu d’un modeste et dévoué élu auquel on a confié des responsabilités dont il ignore pleinement la complexité.

Le Premier ministre blanchit tout

Alors, la responsabilité du gouvernement est-elle ici clairement engagée? Si c’est oui, alors il aurait fallu le destituer sur le champ de cette responsabilité. Le limogeage d’un inconnu vaut mieux que son maintien en fonction.

La seconde bourde de M. Chouket relève cette fois de l’étourderie pure et simple, et semble plus difficile à rattraper même pour un Premier ministre aussi étrangement indolent qu’Habib Essid dont on se demande ce qu’il pourrait jamais bien faire.

Dans une téméraire déclaration à une radio privée, M. Chouket s’est aventuré à soutenir, le plus sérieusement du monde et sans l’ombre d’une ambiguïté, une cause perdue d’avance et qui n’est même pas controversée : le retour et la réconciliation avec Ben Ali, allant jusqu’à prier Allah d’atténuer, dans Sa miséricorde infinie, son accablement et ses douloureuses angoisses.

De tels propos engagent-ils à leur tour le gouvernement? Non, répondra le Premier ministre qui blanchit tout et à tout moment. Ces propos n’engagent que la personne de M. Chouket du moment que le Chef du gouvernement n’a jamais été consulté. Rappelons au passage qu’il ne l’a pas été non plus dans l’affaire des 5000 emplois. Tout se passe donc comme si on avait décidé qu’un ministre, de surcroît Porte-parole du gouvernement, qui ne comprend rien aux enjeux d’internet, pourrait avoir, selon le cas, tantôt un avis officiel tantôt un avis personnel. Que sa parole politique est tantôt sincère mais infondée, tantôt personnelle car nostalgique de l’ancien régime. Enfin, que l’on puisse être soi-même et s’exprimer publiquement sous prétexte qu’on est devant un micro tout en ayant un avis personnel tout à fait à l’opposé de celui que défend le gouvernement auquel on appartient.

La fonction de porte-parole, que l’on retrouve dans la plupart des grandes démocraties, a la spécificité d’être assurée par un représentant de l’Etat chevronné doublé d’un professionnel de la communication. Cela confère à cette personne une dimension politique forte, puisqu’elle est elle-même engagée et comptable de la politique conduite par l’ensemble du gouvernement.

Les prises de parole publiques des ministres, caractérisées par leur profusion, donnent parfois l’illusion de la nécessité mais s’avèrent souvent de brillantes inutilités. On oublie qu’un Chouket, ou tout autre commis de l’Etat, sont aux yeux du grand public le gouvernement qui n’est en fait qu’une seule et même personne. Aussi, toute prise de parole ministérielle est-elle interprétée comme étant le fruit d’un travail collectif et la notion même d’auteur de telle ou telle ânerie devient par conséquent superflue.

L’irresponsabilité officielle 

Le ministre Porte-parole exerce par conséquent une responsabilité centrale dans le fonctionnement du gouvernement qui est d’expliquer et de promouvoir l’action conduite par celui-ci. A ce titre, il est conduit à porter dans le débat public la voix du gouvernement, rendre compte des réformes engagées, et relayer auprès des acteurs de la majorité, s’il tant est qu’il en existe une, les informations relatives aux objectifs de la politique gouvernementale afin que chacun puisse la soutenir. Mais tout cela est tributaire d’un ensemble de conditions. La principale étant l’existence d’un Premier ministre qui gouverne vraiment, exerce une autorité pleine et entière sur ses ministres, dispose du soutien d’une majorité parlementaire, porte un projet de société et passe de la promesse à la concrétisation.

La vie politique en Tunisie est devenue insupportable car régie par une caste désespérante. C’est ce qui explique que la confiance des gens envers les politiques soit à son plus bas. Enfermée dans une logique d’annonce et de promesse sans lendemain, la parole politique est devenue stérile, absurde, délirante voire imbécile. Dans l’attente de jours meilleurs, on se contentera de vivre au fil des pures affirmations gratuites exprimées tantôt sur le mode de l’effusion des sentiments, tantôt sur le ton du définitif et du péremptoire jamais suivis d’effet.

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