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A quand une reconnaissance des spécificités des îles en Tunisie ?

 

Djerba-Kerkennah-Banniere

Les élus du peuple doivent admettre le droit des îles tunisiennes à la reconnaissance de leurs spécificités insulaires dans ce contexte de renouvellement constitutionnel et institutionnel.

Par Naceur Bouabid *

Il est communément reconnu que les îles sont des espaces de fermeture, restreints, enclavés et exigus, dotés de particularités liées à leurs réalités insulaires. Tout les distingue des territoires continentaux : la discontinuité et la coupure physique que crée l’espace d’eau les entourant et les séparant du milieu terrestre auquel elles se rattachent ou encore de l’administration régionale de laquelle elle relève; la faible superficie du territoire et des ressources naturelles limitées; un environnement exceptionnel et une biodiversité aux composantes très fragiles; une exposition majeure aux risques côtiers et aux changements climatiques, dont l’érosion côtière et la submersion; une gestion complexe et problématique des matières résiduelles; une économie souvent peu diversifiée et saisonnière; une forte dépendance aux marchés extérieurs tant pour l’approvisionnement en biens que pour l’écoulement des productions locales; les surcoûts liés au transport, à la distribution et à la production des biens.

Les particularités des milieux insulaires

Certes, la présence de certaines de ces caractéristiques peut varier peuvent être d’un milieu insulaire à un autre, compte tenu de sa position géographique par rapport à la région continentale à laquelle il est rattaché, de sa superficie, ou des ressources naturelles qu’il recèle, mais il va sans dire que la plupart s’y retrouvent fréquemment.

De telles particularités font, donc, des milieux insulaires des entités géographiques spécifiques que recouvre la notion d’insularité.

De nombreux pays, de par le monde, l’Italie, la France, le Portugal, l’Espagne, le Danemark, etc., reconnaissent aux îles dont ils sont en possession leurs réalités insulaires propres et ils ont traduit cette reconnaissance dans le texte de leur constitution respective.

En Tunisie, dont les côtes sont parsemées d’une panoplie d’îles (Cani, Chergui, Chikly, Djerba, Gharbi, Pilau, Zembra, Zembretta et l’île Plane), et d’archipels (La Galite, Fratelli, Kerkennah, Kneiss, Kuriat), une telle reconnaissance des spécificités des îles, carrément ignorée par le texte de la Constitution de 1959, demeure marginalisée par la nouvelle Constitution de la deuxième République. La campagne qu’avaient menée, en décembre 2012, certains acteurs de la société civile des deux îles habitées, Kerkennah et Djerba, pour plaider la reconnaissance officielle des réalités propres à l’insularité, n’a pas suffi pour convaincre les élus de la Constituante. Mais à défaut d’une telle reconnaissance officielle et en bonne et due forme, de la situation particulière liée à la dimension insulaire, il a été fait mention toutefois de possibilité de création de catégories spécifiques de collectivités locales, tel que stipulé par l’article 131 consacré à l’organisation des collectivités locales.

«Le pouvoir local est fondé sur la décentralisation.

La décentralisation est concrétisée par des collectivités locales comprenant des municipalités, des régions et des départements dont chaque catégorie couvre l’ensemble du territoire de la République conformément à une division fixée par la loi.
D’autres catégories spécifiques de collectivités locales peuvent être créées par loi.»

L’article 131 de tous les espoirs

Aujourd’hui, un projet de loi portant organisation des collectivités locales est en gestation, le moment est donc propice pour revenir à la charge et plaider la création d’une catégorie de collectivités locales spécifique aux îles, outre celles prévues, à savoir la municipalité, la région et le département.

Les mêmes acteurs de la société civile et les députés des deux îles s’y attellent sans relâche : une première réunion de réflexion s’est tenue à Djerba le 12 décembre 2015 en présence de Mokhtar Hammami, directeur général des Collectivités locales; une deuxième à Tunis, tenue le 27 février 2016, en présence du doyen Fadhel Moussa; dernièrement encore, une rencontre avec Youssef Chahed, ministre chargé des Collectivités locales, a eu lieu, toujours au même sujet, le 9 juin, au ministère de l’Intérieur; Kerkennah devra abriter, le 17 juillet prochain, un dernier round de discussion et de concertations qui devra être couronné par la formulation d’une déclaration qui apportera une proposition concrète de catégorie spécifique à soumettre à l’attention de la commission de rédaction du Code des collectivités locales.

Si pendant des siècles et des millénaires, l’adaptation de l’homme à son milieu naturel a fait de ces deux îles des entités harmonieuses, heureuses et prospères, il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui cette harmonieuse adaptation se trouve fragilisée et sérieusement menacée; elles rencontrent aujourd’hui des problèmes graves en matière de gestion de l’espace, du patrimoine culturel et des ressources naturelles, et plus particulièrement le sol et la biodiversité, dus tant aux modes de planification et de gestion du territoire sans adaptation aux spécificités de l’île et aux exigences du développement durable, qu’à la déficience d’un cadre juridique et institutionnel approprié, à la mesure des îles, régissant sa politique développementale.

Djerba-Kerkennah

Quand on comprend que la situation particulière qu’est la dimension insulaire exige une approche distincte, que la moindre intervention humaine qui n’y soit pas inscrite constitue souvent une menace à l’intégrité de l’environnement naturel et de la biodiversité, et que les territoires insulaires ont des défis, des enjeux et des contraintes qui leur sont propres; quand il est reconnu que les changements climatiques affectent de façon marquée les milieux insulaires, partout sur la planète, que les îles de Djerba et de Kerkennah figurent parmi les régions tunisiennes les plus menacées, particulièrement en matière d’érosion des côtes et de submersion de certaines parties de leur territoire, et que le processus d’érosion va s’accélérer au cours des prochaines années en raison de la remontée du niveau de la mer et de la fréquence accrue des tempêtes; quand on sait enfin qu’il ne peut être question de développement optimal durable des territoires insulaires que si au regard de la loi la réalité propre à leur insularité est reconnue, que si les défis, les enjeux et les contraintes, naturelles, objectives et bien souvent permanentes, qui leur sont propres, sont pris en compte et leurs impacts éliminés, et que si les planifications et les actions sont adaptées aux réalités et aux conditions de vie différentes de ces territoires et des collectivités qui les habitent; alors, il paraît difficile de croire que gérer les territoires insulaires avec les mêmes outils institutionnels en vigueur et la même approche peut encore prévaloir sans compromettre irrévocablement la pérennité de ces entités géographiques et la préservation des droits des générations futures.

Pourvu, donc, que les élus du peuple finissent par admettre le droit des îles à la reconnaissance de leurs spécificités insulaires dans ce contexte de renouvellement constitutionnel et institutionnel, revendiqué de longue date, non par chauvinisme ou par velléité d’autonomisation de leurs territoires, par les communautés îliennes. Le salut de nos îles, en Tunisie, est à ce prix.

* Activiste de la société civile à Djerba. Spécialiste de l’environnement et du patrimoine culturel.

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