La menace est là: 800 djihadistes ont pris la fuite et sont désormais revenus en Tunisie. Cette inversion du flux djihadiste inquiète les Tunisiens – d’autant plus que les raisons qui ont poussé ces jeunes à épouser la cause terroriste sont toujours là…
Par The Economist *
«Si Ben Guerdane se trouvait près de Falloujah, nous aurions pu libérer l’Irak», aurait déclaré Abou Moussab Al-Zarqaoui, avant son assassinat il y a dix ans. Le chef d’Al-Qaïda en Irak faisait ainsi respectueusement référence à cette ville du sud-est de la Tunisie, le pays désormais reconnu comme étant le plus gros exportateur de djihadistes au monde. Aucun endroit sur le territoire tunisien n’incarne mieux que cette ville les défis auxquels est confronté aujourd’hui le gouvernement tunisien dans sa tâche de la consolidation de sa jeune démocratie, six ans après la révolution.
Des choix gouvernementaux mal inspirés
Cette année, des centaines de Tunisiens ont célébré l’anniversaire de la révolution du 14 janvier en descendant dans la rue pour revendiquer des emplois. Les protestations ont commencé à Ben Guerdane pour s’étendre à d’autres zones défavorisées du pays – tels que Sidi Bouzid, Meknassi et Gafsa – où les manifestants ont bloqué le passage du président Béji Caïd Essebsi qui s’est rendu dans cette dernière ville à l’occasion de cette célébration. «L’emploi est notre droit», ont scandé les protestataires, reprenant ainsi un des slogans de la révolution de 2011.
En effet, l’emploi est un droit inscrit dans la nouvelle constitution tunisienne de 2014. Sauf que le chômage, qui atteint aujourd’hui 15%, est plus élevé qu’il ne l’était avant la révolution. Le taux des sans-emploi parmi les jeunes et dans les régions rurales du pays est encore plus élevé. En partie, ceci est la résultante d’une série d’attentats terroristes qui ont fait fuir les touristes et les investisseurs. Après la révolution, les protestataires sans-emploi ont aussi bloqué les voies menant aux mines de phosphate, nuisant encore plus aux recettes d’exportation du pays. Les gouvernements précédents ont répondu à cette pression du mécontentement de la rue tunisienne en promettant de créer des emplois dans la fonction publique. Conséquence: une bureaucratie hypertrophiée et excessivement coûteuse. A présent, la décision est prise – ferme et définitive – que l’embauche dans le secteur public est gelée.
Désœuvrés, désenchantés, sans ressources et sans but, les jeunes des zones rurales du pays sont devenus des proies faciles des recruteurs djihadistes. Quelque 6.000 Tunisiens auraient rejoint des groupes armés à l’étranger – pour la plupart combattant en Irak, Syrie et Libye, et certains même hors de la région moyen-orientale. C’était, par exemple, le cas d’Anis Amri, le jeune Tunisien de 24 ans qui a prêté allégeance à l’organisation terroriste de l’Etat islamique (EI, Daêch) et qui, en décembre dernier, a lâché son camion sur la foule de piétons au marché de Noël de Berlin, tuant ainsi 12 personnes.
La hantise de la «somalisation»
Le gouvernement tunisien tente d’endiguer cette vague de départ des djihadistes. Il a également donné ordre de fermer les mosquées dirigées par des imams radicaux et garde un œil sur des milliers de jeunes suspects.
Désormais, les citoyens tunisiens âgés de moins de 35 ne sont pas autorisés de se rendre en Libye, Turquie ou en Serbie, les principales voies de transit vers l’Irak et la Syrie. Les frontières avec l’Algérie et la Libye sont sous une surveillance renforcée. Le parlement a adopté une loi anti-terroriste qui – au grand dam des organisations de défense des droits de l’Homme – accorde au gouvernement des pouvoirs plus étendus pour détenir des personnes suspectes et intercepter les communications téléphoniques, entre autres.
Dans tous les cas, aujourd’hui, le flux des djihadistes est inversé: les combattants sont contraints au retour, car les groupes qu’ils ont rejoints sont forcés au repli. Le ministère de l’Intérieur tunisien estime que 800 d’entre ces djihadistes sont déjà rentrés au pays. Plusieurs Tunisiens craignent que certains de ces «revenants» mènent des attaques dans le pays. De fait, l’EI a ordonné à ses troupes de procéder ainsi et a revendiqué de nombreuses atrocités commises en Tunisie. En mars dernier, par exemple, des djihadistes de Daêch ont franchi la frontière avec la Libye dans une tentative d’invasion de Ben Guerdane. Les forces de sécurité tunisiennes redoutent une éventuelle «somalisation» du pays.
Ces bombes à retardement que les Tunisiens redoutent.
Le mois dernier, M. Essebsi a relativisé la menace. Mais, à la suite d’un tollé quasi-général et des appels nombreux à déchoir les djihadistes de leur nationalité, le gouvernement s’est ravisé. Le Premier ministre Youssef Chahed, de Nidaa Tounes, le parti politique laïc le plus important, a déclaré que les djihadistes qui retournent au pays seront immédiatement mis sous les verrous. Le parti islamiste d’Ennahdha, membre de la coalition gouvernementale qui dirige, avec Nidaa Tounes, les affaires du pays, soutient lui aussi cette position, bien qu’une certaine opposition l’accuse d’avoir été le coupable principal de cette recrudescence de ce phénomène djihadiste.
«Nous savons tout sur ces djihadistes, nous sommes en possession de toutes les informations les concernant, un à un», rassure M. Chahed.
Pourtant certains observateurs estiment que plusieurs de ces djihadistes ont pu quitter la Tunisie et revenir sans avoir été contrôlés aux frontières, sans être passés par les voies normales et légales.
De plus, les griefs qui ont poussé de très nombreux jeunes Tunisiens à se lancer dans cette aventure djihadiste sont toujours là. Dans des villes comme Ben Guerdane, la population locale se sent encore négligée par le gouvernement.
Texte traduit de l’anglais par Marwan Chahla
*Le titre est de l’équipe du ‘‘Economist’’ et les intertitres sont de la rédaction.
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