La levée de bouclier des députés islamistes contre leur collègue Leila Chettaoui trahit une peur bleu des investigations en cours concernant certains de leurs dirigeants.
Par Sonia Naccache *
La levée de boucliers des députés du parti islamiste Ennahdha contre l’intervention de leur collègue Leila Chettaoui, le 20 juillet 2017, au sujet des soupçons de corruption entourant la compagnie aérienne privée Syphax Airlines, fondée et dirigée par l’homme d’affaires et député d’Ennahdha, Mohamed Frikha, est trop violente et affolée pour être normale.
Le président d’Ennahdha, Rached Ghannouchi en personne est monté au créneau, toutes affaires cessantes. C’est intrigant.
Une réaction démesurée
Pourtant, M. Frikha n’est pas une figure historique du parti islamiste et n’a même pas été un militant lambda avant la révolution de janvier 2012.
Les suspicions de corruption entourant les conditions de création de Syphax Airlines ne sont, du moins en apparence, pas plus scandaleuses que l’affaire impliquant Rafik Abdessalem Bouchlaka, l’ancien ministre des Affaires étrangères et gendre de M. Ghannouchi, soupçonné d’avoir illégalement dépensé une énorme somme d’argent public, ou encore l’affaire de la Banque franco-tunisienne (BFT), qui va coûter beaucoup d’argent au trésor public.
Par ailleurs, depuis qu’il a été élu, en 2014, M. Frikha n’a jamais brillé par un quelconque fait d’armes en faveur de sa nouvelle secte. Il a toujours fait tapisserie dans l’Assemblée des représentants du peuple (ARP).
Mon intuition est que Mme Chettaoui a donné un coup de pied dans la fourmilière. À dessein ou non, cela importe peu.
Elle a présidé la commission d’enquête parlementaire sur les réseaux de recrutement de jihadistes tunisiens et de leur envoi dans les zones de conflit. Elle a certes été éjectée de sa présidence de cette commission par un accord tacite entre Ennahdha et son ex-parti, Nidaa Tounes, désormais alliés pour le pire, mais elle en est actuellement encore membre et elle a sans doute appris bien des choses sur ce sujet dont la seule évocation énerve beaucoup les Nahdhaouis.
Des informations pertinentes sur la logistique des réseaux jihadistes, Mme Chettaoui ne doit pas en manquer et il est de notoriété publique que M. Frikha avait fini par avouer avoir organisé des vols vers la Turquie et transporté des centaines voire des milliers de personnes vers ce pays dont beaucoup se sont retrouvées, peu de temps après, dans les camps des organisations terroristes en Syrie et en Irak.
Ennahdha enterre les enquêtes
Par ailleurs, Ennahdha croit mieux contrôler ce dossier au sein de ladite commission d’enquête, depuis que Mme Chettaoui n’en est plus présidente. Le mouvement islamiste croit peut-être aussi l’affaire pliée et le dossier enterré, d’autant qu’il est fortement représenté dans cette commission et qu’il est passé maître dans l’art d’enterrer les enquêtes parlementaires, comme celles ouvertes et jamais fermées sur les agressions policières contre les manifestants le 9 avril 2012, ou les violences policières contre les populations à Siliana, les 27 et 28 novembre 2012, ou encore l’attaque contre le siège de l’UGTT à Tunis, le 5 décembre 2013…
En braquant les projecteurs sur Syphax et son patron et en inscrivant son initiative dans le cadre de la lutte contre la corruption, Mme Chettaoui a fait craindre Ennahdha qu’elle n’aille encore plus en avant dans son attaque en exposant l’affaire à l’extérieur même de l’enceinte de l’Assemblée que les islamistes croient contrôler et en réorientant les investigations des simples soupçons de corruption (quoique rien n’est simple à ce niveau) à de sérieux soupçons de contribution au développement de la violence terroriste en Tunisie et dans toute la région.
* Universitaire, économiste.
Article lié:
Donnez votre avis