Rached Ghannouchi, le paléo-visionnaire de l’islam politique, et Nabil Karoui, l’escroc notoire en col blanc, ou, autrement dit, le défenseur des enrichis sans cause et le bienfaiteur des pauvres paresseux ont tout pour s’entendre… en vue de pérenniser cette mascarade de démocratie tunisienne.
Par Yassine Essid.
Le nouveau président poursuit opiniâtrement son tour du propriétaire et s’initie à la parole politique en se faisant chaque jour un peu plus accueillant, chaque jour un peu plus rassurant, souriant même, se permettant la veille de la fête du Mouled, lors d’une soudaine embardée vers la sainteté, de gloser les «intentions de la Loi religieuse» («maqâsid al sharî’a») qu’il entrevoit comme une prospective anthropologique déniant au pays son «exception laïque».
Kaïs Saïed continue de fragmenter la nation
Il manquera toujours à Kaïs Saïed les ingrédients qui font l’homme politique. Tant qu’il persistera à se faire passer pour une instance théologique en entrant dans les consciences par effraction, dictant la possibilité de croire et de ne pas croire; tant qu’il continuera à pratiquer un unilinguisme obstiné, il finira par fragmenter la nation en pro-français et anti-arabes, en anti-français et pro-arabes, puis, avec sa piété affichée, de diviser le peuple en croyants et en mécréants qui méritent la malédiction, le bannissement et la mort.
C’est ainsi qu’il fabriquera avec le concours d’Ennahdha une société d’interdictions et de délation. C’est ainsi qu’il contribuera à transformer l’islam de Tunisie en une idéologie totalitaire digne de celle des monarchies du Golfe.
Rappelons, à toutes fins utiles, qu’au regard des carnages que pratique l’extrémisme religieux qui fait rêver certains, ce qui doit prévaloir c’est un retour ferme et définitif à l’héritage aristotélicien de l’islam, lorsque l’humanisme dominait le discours politico-religieux. Les plaisirs de paroles publiques doivent être mesurées, responsables. Il n’y a que les barreurs de grand pont pour diriger lucidement l’Etat, autrement nous irons vers la barbarie à grands pas,
Consultations quotidiennes, palabres sans fin, surenchères et aux rabais…
Pendant ce temps, les vrais protagonistes du futur exécutif se positionnent sur l’échiquier politique. Quant aux électeurs, leur devoir civique accompli, ils se retrouvent pris au dépourvu par les alignements et les désalignements de ceux qu’agitent les interminables et écœurants marchandages pour la composition de la future équipe gouvernementale.
Il y a de fortes probabilités qu’avant même l’entrée en activité du futur gouvernement, une partie de l’opinion publique soit touchée par la perte de confiance et le ressentiment envers les organisations partisanes qui se soldera par une marginalisation encore plus poussée de leur engagement politique. D’ailleurs, l’inflation de l’offre politique est telle aujourd’hui qu’elle permet difficilement un réel potentiel de coalition cohérente et crédible.
Afin de ne pas contrarier les divers souhaits exprimés par les électeurs, on se retrouve confrontés aux consultations quotidiennes, aux palabres sans fin, aux surenchères et aux rabais, aux crispations de pensée et à l’égocentrisme boudeur d’interlocuteurs forts peu louables dont on ne pouvait pas conjecturer raisonnablement la promiscuité idéologique.
Le paléo-visionnaire de l’islam politique et l’escroc notoire en col blanc
Retenons, pour cette fois, l’exemple de deux mouvements (on ne parle plus de partis) en tête à l’Assemblée : Ennahdha et Qalb Tounes.
D’un côté, Rached Ghannouchi, un paléo-visionnaire de l’islam politique dans un pays qu’il juge certainement perverti. En d’autre termes, un affreux partisan d’un système d’idées, de pratiques communautaires de types confrériques, de rituels et de choix d’existence qui seront imposés à tous les comportements de la vie publique et privée dans une société tributaire d’une malencontreuse disposition constitutionnelle qui en fait une nation arabe et musulmane, deux épithètes qui n’ont plus rien d’élogieux aux yeux du monde.
Nonobstant le passé peu reluisant de dirigeants islamistes et leur incapacité légendaire à satisfaire les demandes et les attentes de la société et à mobiliser les ressources pour rendre celles-ci effectives, et en dépit de ce triste constat, le retour d’Ennahdha a été pourtant souhaité par plus d’une moitié des électeurs et avalisé au nom de la primauté du suffrage universel.
Le résultat demeurant toutefois insuffisant. Certains partisans islamistes avaient trouvé encore plus attractifs les salafistes et les milices révolutionnaires de la Coalition Al-Karama lui faisant gagner ainsi 21 sièges à l’Assemblée. Nés et grandis dans la même étable, Ennahdha finira par allier à sa cause ceux qui se sont octroyés le privilège de former et de guider le peuple à leur manière, c’est-à-dire à coups de bâtons si nécessaire.
De l’autre côté, Nabil Karoui, un escroc notoire en col blanc. N’allez pas imaginer des cris, des coups de feu ni du sang. Il n’y a même pas de victime déclarée. C’est de la fraude fiscale – l’argent qui ne rentre pas –, et de la fraude sociale – l’argent qui sort vers des comptes bancaires inconnus –, un réseau de complicités solides sans oublier une télé poubelle au service de son autopromotion et de ses intérêts politiques et financiers. C’est là que réside toute la force de ce nouveau roi du hold-up, ex-détenu et ex-candidat à la présidentielle. Au regard des butins détournés, les peines sont dérisoires, les poursuites suspendues voire carrément abandonnées. Malgré tous ces ravages, monsieur Karoui jouit plus que jamais d’une incompréhensible mansuétude de la part de la justice d’Ennanhdha et du soutien déconcertant de ceux qui ont donné à son parti 38 sièges à l’Assemblée en en faisant la deuxième force du pays. Bravo l’artiste !
Ghannouchi ne pourra pas se passer de Karoui
Il existe cependant entre Ghannouchi et Karoui une sorte de contamination cognitive et une connivence tantôt active tantôt passive.
Nous avons, d’un côté, une foi religieuse instrumentalisée par l’autorité «nullement» charismatique du cheikh à des fins de pouvoir, à laquelle s’ajoutent les représentations, les normes et les valeurs d’une religion devenue une guerre sainte destinée à reconquérir la société aux dépens des libertés individuelles et du mieux-être social. De l’autre, l’absence de tout scrupule et de toute pudeur chez une personne à la fois hantée par l’esprit de revanche et qui cherche à profiter dans une certaine mesure d’une forme d’immunité qui lui permet de se dérober une fois de plus à ses responsabilités sans être imputable (accountable) d’aucun dommage causé à l’Etat ou à autrui.
Cette tendance à la personnalisation du leadership politique, à l’œuvre dans un régime hybride, s’est considérablement accrue lors des campagnes électorales largement menées de main de maître par les islamistes et où l’on a tout appris, ou presque, sur la confection d’une marionnette, son évolution et sa relation aux marionnettistes.
À cela s’ajoute le fait que le pluralisme comme système d’organisation politique, qui reconnaît et accepte la diversité des opinions et de leurs représentants, est fortement contrarié par un autre pluralisme, social cette fois, qui est une coexistence sans interaction; le côtoiement et la permanence de barrières sociales insurmontables qui ne correspondent évidemment pas entièrement au concept du pluralisme.
Ghannouchi pourra toujours continuer à se prendre pour le maître de céans, éminence grise et tireur de ficelles d’une nouvelle Assemblée semblable à un archipel de forces parlementaires opposées, mais il ne saura se passer de Qalb Tounes car si l’on calcule bien, Ennahdha, Qalb Tounes et Al-Karama, c’est déjà 111 sièges. Les grands esprits finissent toujours par se rencontrer.
Les modernistes, qui n’ont avec l’islam qu’un rapport occasionnel à travers des rites qui répondent plus au souci de tradition familiale et de sociabilité qu’ils ne sont une manifestation d’allégeance et d’adhésion, demandaient que l’on vote contre les islamistes au nom du respect des libertés.
De leur côté, les islamistes réclamaient que l’on vota contre les modernistes à des fins identitaires et surtout pour une mise en conformité des croyances individuelles avec les préceptes, les pratiques rituelles et cultuelles et le système de valeurs codifiés par l’islam. Allah, le paradis, l’enfer, le licite et l’illicite, la vie éternelle et la résurrection sont alors systématiquement évoqués en accord avec les normes prescrites par les gardiens de la forteresse du dogme dans laquelle les islamistes entendent nous enfermer.
Dans ce duel qui perdure depuis 2011, dilué de part et d’autre dans les évocations récurrentes sur l’adhésion pleine et entière aux principes de la démocratie et au «dialogue constructif», on a carrément écarté les questions qui fâchent : la pauvreté, l’enrichissement sans cause, l’emploi, les droits de l’homme, les valeurs de solidarité et de respect de l’autre. Ce fut le cas de tous les partis qui, une fois au pouvoir, avaient carrément oublié leur engagements électoraux se consacrant à parer au plus urgent sans parler de leurs dissensions internes qui occupaient une grande partie de leur temps.
Le caritatif s’institutionnalise et on substitue au pauvre l’assisté
Dans un contexte de difficultés économiques persistantes voire aggravées, la pauvreté a perdu ce caractère résiduel ou transitoire qu’on lui attribuait naguère : elle s’est en quelque sorte banalisée, au point de ne plus apparaître aux politiques, en tant que telle, comme un enjeu prioritaire. Certes, les gouvernements prévoient toujours un volet promettant l’amélioration des conditions de vie des populations les plus démunies à défaut de prévoir l’éradication de la pauvreté, mais on n’en a jamais fait une priorité qui mobilise toutes les forces du pays dans un suprême combat.
Sur ces entrefaites, entra subitement en scène, et d’une manière aussi fracassante qu’opportuniste, un nouveau mouvement politique qui fait de la lutte contre la pauvreté son emblème et entend, autant que faire se peut, substituer au pauvre l’assisté. Passons sur la personnalité sulfureuse de son fondateur. Il demeure cependant qu’on n’arrive pas encore à savoir comment ces 38 députés vont-ils s’y prendre pour défendre cette noble cause et quel type de combat comptent-ils mener? Par ailleurs, de quels pauvres s’agit-il ? Les pauvres islamistes qui doivent se résigner à leur sort? Les pauvres urbains ou de pauvres ruraux? Les pauvres paresseux, ou bien cette jeunesse misérable qui se débat dans la pauvreté et ne trouve un exutoire que dans la délinquance où dans la religion ?
En fait aucun critère objectif n’est pertinent pour connaître à l’avance le groupe dont on cherche à tracer les frontières pour pouvoir en défendre les intérêts. Isoler la pauvreté du reste de la société, particulièrement dans un pays où il est impossible de raisonner en termes de seuils et de minima et où règne la débrouillardise à tous les niveaux, revient à masquer des enjeux plus structurants et plus cruciaux.
De plus, le terme même de «pauvreté» désigne, d’hier à aujourd’hui, des réalités sociales très différentes. Aussi, et pour délimiter la pauvreté, faut-il encore estimer les besoins sociaux qui dépendent du lieu, de l’époque, des individus eux-mêmes ou de la progression générale des ressources.
Maintenant que nos 38 valeureux représentants de la nation vont occuper leur siège, autant faire avec. Il faut toutefois leur rendre hommage d’avoir été capables de bâtir un mouvement qui tranche avec le modèle traditionnel et poussiéreux des partis politiques à l’ancienne qui pensent pouvoir tout régler tout de suite. Qalb Tounes se contente d’avoir une seule cause à défendre : agir pour les pauvres et réduire les écarts de richesses car nombreux sont les gens qui agissent en faveur des riches et rares sont ceux qui le font pour les pauvres. Plaider la cause des pauvres permet de gagner l’estime du plus grand nombre. Les pauvres étant une population défavorisée, ils ont besoin que d’autres s’expriment en leur nom. Bref, la philanthropie empiète sur le domaine politique, et le caritatif s’institutionnalise.
Au cœur de ces philanthropes, et il n’y a pas d’autres mots, bat cette force salvifique qui n’exclut personne et qui cherche à rendre l’espérance perdue devant les injustices, les souffrances et la précarité de la vie à ceux qui en sont les victimes. Ces bienfaiteurs de l’humanité savent que le développement économique est au centre de leur mission, or celui-ci produit de forts déséquilibres sociaux, génère l’inégalité et augmente le nombre des pauvres, dont la situation est encore plus dramatique comparée à la richesse réalisée par quelques privilégiés.
«Mariez-vous pauvres, Allah vous enrichira»
Comment sortir de ce dilemme? Car qui oserait plaider la cause des riches créateurs d’emplois mais considérés comme des exploiteurs? C’est pourquoi il est préférable pour le moment que les députés de Qalb Tounes se tiennent à un point de vue sans risque et ne parler qu’en faveur des pauvres laissant à Ennahdha le soin de parler de la cause des riches. Ne dit-on pas, proverbe ou hadith, «Mariez-vous pauvres, Allah vous enrichira»?
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