Etats-Unis : La Cour suprême accouche d’un avorton

Dans une Amérique profondément nataliste et puritaine, les partisans de l’avortement tentent de faire entendre eux aussi leur voix. La Cour suprême s’en mêle, plutôt maladroitement, en n’osant pas défier les extrémistes.. Le mot progrès a-t-il encore un sens ?

Par Mohsen Redissi *

Un grand pas vient d’être franchi aux Etats-Unis : les Etats se préparent un à un, certains ont pris déjà le devant. La Louisiane a décidé de réécrire de fond en comble son projet de loi. Est accusée de meurtre toute femme qui se débarrasse du fœtus en elle. La prison l’attend pour son acte de désobéissance. Les centres d’avortement encourent jusqu’à 10 ans de prison et une amende de 10 000 à 100 000 dollars pour avoir pratiqué un avortement sur une personne enceinte de plus de 15 semaines. Le contrôle de naissance sera illégal, ni pilule ni préservatif et l’insémination artificielle ou fécondation in vitro est interdite. Tout doit se faire accidentellement selon les lois de la nature.

Les partisans de l’avortement exhortent la Maison Blanche à mettre en urgence une stratégie pour défendre ce droit à quelques semaines avant que la Cour suprême n’annule Roe c. Wade.

Selon Guttmacher Institute, groupe de défense du droit à l’avortement, 22 États sont prêts à interdire l’avortement dont 13 ont déjà mis en place des lois à effet immédiat si la Cour déclare nul et non avenu le 14e amendement.

Un accouchement au forceps

La Maison blanche est sortie le lundi 9 mai 2022 d’un profond silence observé pendant deux semaines. Les événements ont pris une tournure grave. Des sit-in dans les grandes métropoles comme Chicago, Atlanta, Houston, New York, signe d’une grogne nationale. Des heurts ont éclaté dans plusieurs Etats de l’Union. L’attachée de presse de la présidence Jen Psaki condamne la violence et insiste sur le soutien total du président Joe Biden aux juges. Ils font un travail remarquable; ils doivent s’acquitter de leur tâche en toute sérénité sans craindre pour leur personne. Le droit de protester ne doit être en aucun cas un prétexte pour porter atteinte à la vie et à la dignité d’autrui ou être utilisé pour mener des actions punitives.

Les adeptes de l’avortement sont allés trop loin. Ils ont mené des opérations d’intimidation devant les résidences des juges qui ont voté pour l’annulation de Roe. Des centres anti-avortement ont été vandalisés.

La cour suprême accouche d’un avorton

Branle-bas de combat dans les salles feutrées de la Cour suprême américaine, Politico, un journal d’information, a mis en ligne l’embryon de l’avis de Samuel Alito, juge associé à la Cour, qui annule le 14e amendement de la Constitution. L’avant-projet fait scandale. C’est le triomphe sans conteste de l’aile droite religieuse de la Cour. Elle n’ose défier l’extrémisme. A trois mois, le fœtus est considéré comme un être vivant. Le verdict définitif n’est prévu qu’au milieu du mois de juin. Offusqué, le président de la Cour John Roberts a aussitôt chargé le maréchal de la Cour d’enquêter sur l’origine de la fuite. Il faut arrêter l’hémorragie, panser le saignement et calmer les douleurs.

La Cour peut se faire aider par le FBI, mieux équipé et qui dispose des ressources nécessaires pour la tâche. Le présumé coupable, juge ou greffier, n’a violé aucun secret d’Etat. Il a la peau sauf. La plus lourde sentence serait le licenciement ou la radiation; il ne sera poursuivi juridiquement que s’il a reçu de l’argent en contrepartie, ou accusé de vol par effraction ou pour piratage. Des délits graves punis par la loi.

Les foules se massent devant la Cour suprême, crient leur colère et expriment leur désarroi envers une cour rétrograde. Installé à Mar-a-Lago depuis janvier 2021, son fief, son ombre plane toujours sur la plus haute instance judiciaire du pays. En quatre ans de mandat, Trump a pu nommer trois juges conservateurs à souhait. Le verdict que vient de rédiger le juge Alito n’est que le reflet de l’atmosphère générale qui règne et fait la loi au sein de la haute instance judiciaire. Tel est héritage conservateur que l’ex-président a tout fait pour laisser au peuple américain.

Retour vers le baby-boom

L’opinion du juge Alito, si la Cour l’accouche dans sa dernière version telle quelle, marque le retour vers les années 1970, une Amérique profondément nataliste et puritaine; quand chaque Etat était libre d’interdire ou d’autoriser l’avortement sans justification.

La Cour suprême a encouragé ce recul par son mutisme et ce regain par son manque d’enthousiasme à mettre fin à l’affrontement entre deux blocs forts les pros et les antis avortement. La décision du Texas de limiter le droit à l’avortement aux six premières semaines de grossesse contre deux trimestres a fait tache d’huile. D’autres Etats lui ont emboité le pas. Les femmes désireuses de se débarrasser d’une grossesse non souhaitée sont obligées de se rendre secrètement dans le silence de la nuit dans un Etat où l’avortement est toléré. Son silence a été lourd de conséquences; le droit des Etats a eu raison du droit fédéral, droit relégué à la deuxième place.

Le président Biden est venu à la rescousse. La nation américaine est attaquée dans un de ses fondements : la liberté de choisir, un précédent grave. L’avis fuité menace un large éventail d’acquis sociaux considérés jusqu’à quelques jours intouchables. Si Roe c. Wade fait fausse couche, il peut entraîner dans son saignement cinquante ans de l’histoire du privilège des femmes de disposer librement de leur corps. «Cela signifierait que toute autre décision relative à la notion de vie privée serait remise en question», a déclaré le président Biden. Un changement radical pour lui. Pendant des décennies, il s’est présenté comme un anti-avortement. L’annulation du 14e amendement pour le président dépasse le cadre de la protection de la vie privée; elle remet en cause son projet de faire de son gouvernement le reflet de la société américaine.

Les retombées négatives de la fin de Roe

Selon l’Aspen Institute, les États-Unis ont le taux de mortalité le plus élevé chez les femmes enceintes des pays à revenu élevé. Une aberration dans un pays à la pointe de l’obstétrique. Environ 700 femmes meurent chaque année sur la table de travail. Ce taux est encore plus élevé pour les femmes de couleur. Les Afro-américaines et Amérindiennes ont trois fois plus de chances de mourir pendant la grossesse que les femmes blanches. Elles se préparent pour donner vie mais c’est la leur qu’on ôte.

Le chef de la majorité au Sénat Charles Schumer a introduit une nouvelle loi pour garantir le droit à l’avortement dans un ultime élan pour garder en vie artificiellement, quitte sous machine, Roe c. Wade. Son enthousiasme s’est vite dissipé. Son projet d’inscrire l’accès à l’avortement dans la loi est mort dans la couveuse. Il a subi le revers de son propre camp. Les républicains, rejoints par une poignée de sénateurs démocrates, ont fait échouer cette tentative.

Si Roe tombe, d’autres droits subiront le même sort sur le modèle du raisonnement du juge Alito. Le mariage homosexuel, la contraception et bien d’autres avancées sociétales sont menacées et risquent d’être remises en cause. Ces droits acquis de haute lutte ne sont pas non plus mentionnés dans la Constitution si l’on suit la logique développée par le juge Alito pour justifier son interdiction aux femmes de se faire avorter. Es-ce la faute des Pères fondateurs ? Le juge Alito d’ajouter pour appuyer son raisonnement que «rien dans cet avis ne doit être interprété comme remettant en cause des précédents qui ne concernent pas l’avortement

Couper le cordon ombilical

Résignés sans être abattus, intrigués par la tournure que prend l’avis du juge Alito, les pro-avortement poussent l’administration à prendre des mesures concrètes pour protéger ce qui reste de l’accès à l’avortement avant l’arrêt final de la Cour suprême :
– le ministère de la Défense doit payer les frais d’avortements et la couverture sociale des militaires actifs;
– la Food and Drug Administration doit lever les restrictions sur les pilules abortives
– le ministère de la Justice doit intervenir quand des États empêchent les femmes enceintes de quitter leur Etat de résidence pour avorter. C’est inconstitutionnel.
– améliorer l’accès à la contraception afin d’éviter les grossesses non désirées
– annuler la règle de l’ère Trump d’exclure la couverture du contrôle des naissances des plans d’assurance, et pénaliser les compagnies qui refusent de couvrir la contraception
– sévir contre les États qui tentent d’expulser Planned Parenthood de leurs programmes Medicaid;
– prendre les mesures nécessaires pour s’assurer que les femmes ont accès aux soins d’avortement.

Amazon, CitiGroup, Tesla, Yelp, et Starbucks, la dernière grande entreprise américaine, toutes s’engagent à couvrir les frais de déplacement de leurs employées désireuses de se faire avorter hors de l’État si nécessité oblige, ceci indépendamment du verdict définitif de la Cour suprême. Des dépenses relatives comparées au congé de maternité et le départ plus tôt ou plus tard pour allaitement…

Dans les sondages récents, l’estime de la Cour suprême ne cesse de baisser. Ses juges tentent de dissimuler divers agendas derrière leur noire soutane. Pour les sondés, elle est devenue une institution très politisée, certaines de ses opinions reflètent les priorités immédiates du parti en place. L’avortement est un enjeu électoral d’une importance singulière. Retirer aux femmes la liberté de disposer de leur corps est un pas vers l’inconnu. Ni le juge Alito, ni personne d’autre, ne peut prédire ce qui peut arriver avec l’annulation de Roe c. Wade.

* Fonctionnaire à la retraite.

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