Tunisie : Bizerte a besoin de plus qu’un pont

Dans cette lettre ouverte au président de la république, l’auteur, diplomate de carrière, non-originaire de Bizerte, plaide pour une politique de promotion du triangle Bizerte-Menzel Bourguiba-Utique comme un hub portuaire, naval, aérien, technologique et de tourisme de croisières au centre de la mer Méditerranée. (Illustration: Kaies Saied inspectant l’état d’avancement du projet de pont fixe de Bizerte).

Par Elyes Kasri *

Monsieur le président de la république,

Comme vous l’avez dit lors de la cérémonie de lancement des travaux de construction du nouveau pont de Bizerte, cette ville a longtemps souffert d’une négligence qui a été exacerbée lors de la décennie noire (2011-2021, Ndlr).

La valeur stratégique de Bizerte a été bien saisie par l’occupant français mais n’a pas été suffisamment partagée par la Tunisie indépendante, au-delà des cérémonies périodiques de commémoration de la bataille de Bizerte lorsque l’empire colonial français en déclin n’avait pas hésité à affronter l’opprobre international pour préserver l’atout stratégique qu’était à ses yeux Bizerte.

Un hub multimodal moderne Bizerte-Utique

Il faut malheureusement se rendre à l’évidence que Bizerte a besoin de plus qu’un pont pour donner à une Tunisie en mal de croissance un plus en matière de positionnement international et d’attractivité pour les investissements extérieurs. Une modernisation du dispositif portuaire de Bizerte avec le complexe naval de Menzel Bourguiba et le transfert tant attendu de l’aéroport Tunis-Carthage à Utique avec une connexion ferroviaire, pourraient offrir à la Tunisie le hub multimodal moderne qui lui permettra de surmonter le lourd handicap logistique qui décourage les investisseurs étrangers.

Lorsque j’étais ambassadeur à Berlin, j’ai pu constater la disposition des Allemands à offrir leur assistance à la Tunisie pour développer son réseau logistique notamment par la modernisation de Bizerte en facilitant la conclusion d’un accord d’amitié avec la ville de Rostock devenue, après la réunification de l’Allemagne, un grand centre industriel, technologique, commercial et de tourisme de croisières sur la mer Baltique.

Outre la cérémonie de signature de l’accord d’amitié entre Bizerte et Rostock à l’occasion de la visite officielle du chef de gouvernement Youssef Chahed à Berlin en février 2017, des parlementaires allemands, notamment de l’Union chrétienne démocrate (CDU), ont exprimé le souhait de faire de Bizerte un nouveau modèle de coopération internationale avec des fonds régionaux, fédéraux et communautaires européens.

Il convient de souligner ici que la ville-port de Rostock qui fait partie de l’État de Mecklembourg-Poméranie Occidentale, circonscription politique de la chancelière Angela Merkel (à l’époque), après avoir été entièrement détruite lors de la deuxième guerre mondiale, a été reconstruite sous la RDA et modernisée avec succès après la réunification allemande.
Quelqu’un pourrait se demander pourquoi, avec leur sérieux et leurs moyens, les Allemands n’ont-ils pas pu changer les choses à Bizerte?

En réponse, je mentionnerai une confidence qui m’a été faite par un député de la CDU de Rostock qui, après la défaite de son parti aux dernières élections parlementaires (septembre 2021) au profit d’une coalition dirigée par le parti social démocrate, avait tenu à me voir à Tunis pour évoquer des souvenirs communs. Il m’a raconté qu’au cours d’une conversation avec des responsables de Bizerte, l’un d’entre eux lui avait demandé pourquoi les Allemands ont-ils choisi Bizerte? Interloqué, le député allemand, lui aurait rétorqué : «Cela aurait été plutôt à vous de nous convaincre de choisir Bizerte plutôt que les dizaines de villes étrangères qui souhaiteraient bénéficier de notre coopération».

Monsieur le président,

Vous avez parlé de grands projets pour tourner la page d’une croissance régionale inégale. Le hub multimodal Bizerte-Utique pourrait donner un nouveau souffle à la Tunisie moderne. Avec un port rénové et modernisé y compris avec les chantiers navals de Menzel Bourguiba et un aéroport d’envergure internationale à Utique, vous réussirez à lancer un signal fort que la Tunisie commence à voir grand et à nourrir des ambitions pour se positionner d’une manière compétitive sur la carte des grands sites d’investissement.

Un partenariat international agissant

Pour les moyens, il suffit de lancer un partenariat international notamment avec les Allemands (expérience réussie dans la reconstruction et la mise à niveau après la réunification allemande), les Coréens (expérience de l’aéroport international d’Incheon opérationnel depuis 2001), les Japonais (prochaine tenue en Tunisie de la Ticad 8) et les Emiratis (zone franche de Jebel Ali, aéroport de Dubai, projets résidentiels haut de gamme) pour :

  • transférer l’aéroport Tunis-Carthage à Utique;
  • sur les 820 hectares de Tunis-Carthage récupérés, en réserver environ 200 hectares pour construire une nouvelle cité administrative au lieu des bâtiments ministériels disparates, en location et dont certains sont indignes de la Tunisie du XXIe siècle;
  • les 620 hectares restants pourraient être cédés à un consortium international pour édifier une cité résidentielle et de services haut de gamme qui pourrait bénéficier de la proximité de la nouvelle capitale administrative et de Carthage, Sidi Bou Saïd et la Marsa;
  • la cession des 620 hectares pourrait financer en grande partie la construction de la nouvelle cité administrative et l’aéroport d’Utique;
  • la promotion du triangle Bizerte-Menzel Bourguiba-Utique comme un hub portuaire, naval, aérien, technologique et de tourisme de croisières au centre de la mer Méditerranée.

Secouer l’inertie ambiante

Monsieur le président,

Vous voulez voir grand? La Tunisie le mérite et en a grandement besoin. Nos partenaires étrangers n’attendent que la Tunisie voie plus loin que de projets petits ou de taille moyenne qui mettent une éternité à se matérialiser.

Si la nouvelle constitution vous donne les pleins pouvoirs, ce serait tant mieux si vous arriviez à secouer l’inertie ambiante et lancer de grands projets qui sortiraient la Tunisie de son marasme.

Mon expérience de quarante années de diplomatie et de gestion de dossiers que l’obligation de réserve m’empêche de révéler publiquement, me donne l’intime conviction que vous trouverez des soutiens extérieurs inattendus grâce à une nouvelle stratégie de positionnement international de la Tunisie et une diplomatie revigorée.

Persévérez, monsieur le président, dans votre rêve d’une meilleure Tunisie. Elle le mérite et dispose d’un potentiel considérable et de nombreux amis qui ne cherchent que la bonne occasion pour manifester concrètement leur amitié et leur volonté de voir la Tunisie réussir sa transition économique et démocratique.

Ancien ambassadeur.

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