Entretien avec Eugène Ebodé : Littératures africaines entre kora, tam-tam, luth et guitare

On le reconnaît à son chapeau et à sa présence dynamique, le verbe chaleureux et généreux, il sillonne les pays, l’attache africaine et la plume alerte, joignant la sagesse ancestrale à la passion du sport, et ce n’est pas une métaphore. Son discours est dans la résonance de la kora, tam-tam, luth et guitare. L’homme de l’oralité revendiquée est un écrivain camerounais qui se révèle ici enseignant habile et pédagogue averti. Puissent les éclairages qu’il apporte consolider les ponts, de plus en plus, nécessaires et urgents, entre les différentes littératures du continent. (© Photo Francesca Montovani. Gallimard)

Entretien réalisé par Tahar Bekri

Vous êtes Camerounais, vous avez vécu en France, vous enseignez en Guinée et vivez au Maroc où vous dirigez la nouvelle Chaire des littératures et des arts africains de l’Académie du Royaume du Maroc. Votre itinéraire personnel va de l’Europe à l’Afrique.

Je suis en effet né à Douala, au Cameroun et j’ai quitté le pays natal à 20 ans. J’ai ensuite vécu en France pendant 40 ans, de 1982 à 2022. Je vais en Guinée où j’enseigne la diplomatie culturelle.

Le Royaume du Maroc est particulier dans mon itinéraire. J’y réside depuis trois ans et y accomplis une mission d’intérêt continental au sein d’une extraordinaire Institution, l’Académie du Royaume du Maroc. Je m’occupe de la Chaire des littératures et des arts africains qui doit explorer de nouvelles manières d’exposer nos littératures et nos arts et de donner la parole à tous ceux et celles qui peuvent en exprimer les contours, les spécificités, les contenus et l’esthétique.

J’ai une certitude : la mission qui m’est confiée est exaltante. Nous travaillons dans une grande estime réciproque dans une Institution dont Sa Majesté le Roi Mohammed VI est le Protecteur, à une noble tâche se dit en son for intérieur : donner le meilleur de soi-même.

Quelle est la caractéristique de cette offre programmatique ?

La Chaire des littératures fait partie de plusieurs instances créées à l’Académie du Royaume du Maroc : l’Institut royal de recherche sur l’histoire du Maroc, l’Institut académique des arts et l’instance supérieure de traduction.

Depuis la réorganisation de l’Académie l’année dernière, il y a des Chaires : Andalus, littératures comparées à vocation de nourrir le débat sur la proximité avec l’Andalousie, dans une optique comparatiste vue comme une possibilité de jeter des passerelles avec les littératures mondiales. Les territoires nouveaux à explorer et les interconnexions à encourager participent ainsi du forum permanent que l’Académie ouvre à l’universelle coopération des intelligences.

Pangloss, le personnage voltairien et précepteur de Candide, aime déclarer, du haut de son optimisme que «Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.» À l’Académie, nous organisons des colloques, des journées d’études, des rencontres croisées entre sciences humaines et sciences dures, des portraits d’écrivains dans le but de recenser les savoirs et de les enrichir par des exposés où l’écoute est garantie et la liberté d’expression assurée. Elle poursuit un triple objectif : 1-° Décliner à satiété la diversité africaine. 2- Enrichir le débat littéraire, culturel et philosophique africain. 3- Innover.

Vous venez du monde administratif, des sciences politiques, la littérature a-t-elle une relation avec cela? Cela vous apporte-t-il un regard différent?

Ma formation initiale est, en effet, juridique et pluridisciplinaire. Les sciences politiques nous invitent à observer et à comprendre le fonctionnement des organisations à travers les us et coutumes ou les chartes qui les régissent.

Vous avez oublié de mentionner que je viens aussi du sport. J’en ai gardé, que je le veuille ou non, l’esprit du compétiteur. Je racontais récemment en Guinée ma préoccupation pour le collectif. J’ai appris, quand j’ai été titularisé la première fois après avoir «ciré» le banc de touche, comme on dit, que le fait, avant de commencer un match, d’aller saluer les coéquipiers remplaçants, leur témoignait une attention et un soutien qu’ils me redonnaient instantanément. Le sport ne renvoie pas simplement à la performance individuelle, mais à la qualité relationnelle dans une équipe.

Un choix accompli après des passages par le sport, la vie de chef de cabinet et l’enseignement…

Oui, j’ai bifurqué en thèse pour m’orienter en littératures française et comparée.

En sciences politiques, ce qui m’a le plus passionné a été l’étude des systèmes constitutionnels ou l’étude des récits fondateurs et particuliers que chaque État adopte comme moteur de la cohésion d’une nation. Les Constitutions procèdent des usages comme en Angleterre ou de dispositifs écrits ou proclamés comme le fit Cyrus Ier de Perse, de la dynastie des Achéménides qui édicta en langue akkadienne et en caractères cunéiformes l’une des premières Constitutions. J’ai toujours déploré que la Charte de Kourougan Fouga, adoptée dans le Mandé en 1236, sous la haute figure impériale de Soundiata Keita, ne soit pas reprise dans le bloc de constitutionnalité des systèmes constitutionnels africains.

Le problème de l’Afrique, dans le domaine des lettres, est qu’elle donne l’impression que ses porte-drapeaux jouent en permanence à l’extérieur. Il me plairait de voir figurer un jour l’affirmation suivante : «Les littératures africaines et diasporiques sont également, parmi les biens communs à mieux préserver, un patrimoine à mieux diffuser en Afrique.»

De quoi souffrirait le plus ce patrimoine littéraire, à votre avis ?

La diffusion est un énorme problème. Le patrimoine littéraire est considérable tant dans le registre oral qu’écrit. Il dépend aujourd’hui encore trop des centres de décision et de consécration occidentaux. Les grandes maisons d’édition sont en Occident et les meilleurs écrivains au Sud, peut-on dire, sans offenser les écrivains du Nord.

La disponibilité des écrivains africains à l’intérieur même du continent est de facto marginalisée. Ils sont tenus de se mouvoir dans les circuits préférentiels et économiquement rentables. En gros, le paradoxe est le suivant : les littératures africaines sont plébiscitées à l’étranger, mais l’Afrique continentale n’a pas voix au chapitre. C’est aussi contre cette relégation que l’Académie se bat.

Comment vous situez-vous dans la littérature camerounaise après celle de l’aîné Mongo Béti? Critique? Apaisé?

La littérature camerounaise stricto sensu a plusieurs aînés. Ils viennent de 4grandes aires géographiques: Sahélo-Soudanaise (Nord), Fang-Beti (Est et Centre-Sud), Grassfields (Ouest) et Sawa (littoral). À cette distinction territoriale et administrative s’ajoute un différentialisme linguistique issu de la triple tutelle (disons triple colonisation, pour simplifier) allemande, anglaise et française. La langue allemande n’a pas donné lieu à une littérature qui a survécu au protectorat.

Avant d’arriver à Mongo Beti, il est bon de citer le sultan Ibrahim Njoya. Il est un monarque érudit qui inventa un alphabet dit A Ka U Ku et une langue: le Shü-mom en 1896. Deux ans avant cela il avait indiqué à ses notables ahuris ou incrédules qu’il allait «écrire un livre qui parlerait une langue qu’on n’entend pas». C’était une réponse directe à l’encerclement produit par le système colonial. Il a fait mieux : le sultan Ibrahim Njoya s’est intéressé à l’architecture, à la chorégraphie, à la peinture, à la géographie. Il a écrit de nombreux ouvrages sur divers domaines: la botanique, la cartographie de son Royaume créé en 1394 par Nchare Yen, la pharmacopée, les proverbes et légendes de son pays, et même un roman. L’Académie a d’ailleurs décidé de traduire l’un de ces ouvrages, pour la première fois au monde, en arabe et en français. Ceci correspond à l’affirmation concrète des dialogues intra-africains.

Notons qu’après le Sultan Njoya, l’un des premiers romans camerounais publiés est «Nnanga Kon», écrit en langue boulue (fang-beti) par Jean-Louis Njemba Medou et qui paraît en 1932. Notons aussi ici la spécificité de la littérature orale dont l’aire fang-beti présente aussi une forte tradition littéraire, car le «Mvett», cet art oratoire total, chanté, scandé, dansé et poétique, raconte, en bref, le combat que se livrent les mortels et les immortels d’Engong. Il s’agit d’une mystique du vivant et de l’invisible qui cohabitent, s’affrontent et se complètent.

Cette ontologie est au cœur de ma poétique littéraire. Quant aux aînés, Mongo Beti jouit d’une réputation incontestable, elle tient aussi à son retentissant pamphlet Mains basses sur le Cameroun. Sur l’art du roman, de la composition d’une histoire et de ses agencements subtil, humoristique et anthropologique, j’ai une tendresse sans réserve pour Ferdinand Oyono. Le vieux nègre et la médaille est un formidable roman. Comme vous le savez aussi, Pouchkine (dont l’arrière-grand-père était d’origine camerounaise), fait partie de mon panthéon.

Boubacar Boris Diop agit aussi dans l’affirmation des langues africaines à la suite de Ngugi Wa Thiong’o et c’est une excellente nouvelle que le wolof, le kikuyu, le Shü-mon, le n’ko et d’autres langues telles l’arabe et le swahili nous offrent. Je suis pour le panafricanisme en littérature. Je suis apaisé et confiant dans l’avenir.

Vous avez évoqué la triple mission de la Chaire des littératures et arts africains dont vous êtes l’administrateur, quel chantier est à vos yeux prioritaire entre diffusion et instance de consécration ?

Les deux. L’Académie y réfléchit. Ce sont des portraits d’auteurs que nous diffusons dans l’émission «L’Instant académique» sur YouTube. Je signale qu’il existe un Trophée de l’Académie du Royaume qui a eu récemment pour récipiendaires : Simone Schwarz-Bart (mai 2022), Marie N’Diaye (septembre 2022), Sembène Ousmane (à titre posthume lors du centenaire de sa naissance (mars 2023), Véronique Tadjo (juillet 2023) et l’historien Dieudonné Gnammankou (mars 2024).

Le Maroc semble avoir une politique active envers l’Afrique subsaharienne, comment œuvrer pour faire dialoguer et faire connaître les différentes littératures du Continent ?

L’Académie lance un colloque en 2015 intitulé «L’Afrique comme horizon de pensée». Il s’agit des idées et des initiatives qui continuent à étoffer la réflexion sur la production intellectuelle et artistique africaine. Cette politique s’articule autour des cultures africaines comme outils du rayonnement partagé en interne comme en externe. Pour qui? Pour une jeunesse africaine qui serait fière de ses atouts et consciente de ses forces. Nous voulons ainsi offrir aux jeunes chercheurs une besace foisonnante dans la valorisation des cultures continentales.

Quant à l’idée qui veut que l’Afrique subsaharienne soit courtisée, ce sont en réalité plusieurs Afriques, plusieurs aires culturelles qui doivent être mobilisées pour effacer l’un des legs tragiques de la colonisation : la division. Il se trouve que le Sahara a représenté cette barrière symbolique de sable et chromatique qui séparait les Africains. C’est historiquement faux et politiquement tragique. Le Sahara est un espace de rencontres africaines et non un foyer des haines continentales. Ibn Battuta en rend compte et Ibn Khaldoun, relatant le voyage de Mansa Moussa à la Mecque à partir de 1324, raconte les échanges entre aires culturelles et ici le spirituel les relie.

François Xavier Fauvelle raconte aussi, dans son chef-d’œuvre «Le Rhinocéros d’or», quelques frayeurs diplomatiques lorsque Mansa Moussa, l’un des hommes les plus riches de son époque, alla rencontrer le Mamelouk du Caire durant son séjour dans la Capitale avant de poursuivre son voyage à la Mecque.

Les ouvrages érudits de François-Xavier Fauvelle et du philosophe Ali Benmakhlouf rendent aussi compte des interconnexions entre les populations vivant dans le Sahara et ses abords au Moyen-âge.

Au fond, la notion même de Subsaharien, qui a revêtu une forme d’antagonisme entre le Nord et le Sud du continent, doit être revisitée. Prenons-la comme un indicateur de rassemblement et non pour un foyer de dislocation et une ligne de couleur que certains esprits veulent maintenir entre les populations pour brouiller et non pour hâter les retrouvailles.

Comment consolider les littératures Sud-Sud, au sens large, cela est-il prioritaire pour vous ?

Chaque génération doit porter ses rêves et essayer de les réaliser. À la Chaire des littératures et des arts africains, nous sommes enthousiastes pour étendre le rayonnement partagé par les cultures en circulation et en partage. L’Afrique et les diasporas nous intéressent. Tout ce qui participe du rayonnement et du dialogue des cultures, du décentrement et de la fin des visions asymétriques du monde est plaisant à entendre et réjouissant pour l’esprit.

Écrivain de langue française, francophone, d’expression française, quelle pertinence accordez-vous à ces concepts ? Vous posent-ils problème ?

Écrivain en action, peu importe l’instrument ou le matériel, pourvu que cela fasse littérature ! Néanmoins, l’Afrique étant le réservoir des langues du monde, elle a un réservoir extraordinaire de sagesses contenues dans ces parlers singuliers. C’est ce trésor que nous devons veiller à préserver et à transmettre sans nous affaiblir. La diversité est un atout, sa réduction une anomalie.

Vous enseignez en Guinée la diplomatie culturelle, pouvez-vous repréciser son objet ?

La diplomatie culturelle examine le pouvoir et le poids des outils culturels dans le champ des représentations géopolitiques et comme un levier en termes d’influence symbolique, géopolitique, et d’industrie culturelle. La Guinée a récemment redéployé la statuette de la déesse Nimba pour exalter son identité commune en interne et en faire un atout touristique en externe. Le Royaume des Bamoum, au Cameroun, vient d’inaugurer le Musée des Rois Bamoum et fêter l’inscription du Ngouon (rituel de gouvernance) au patrimoine immatériel de l’humanité en décembre 2023. L’Académie du Royaume va célébrer le 130e anniversaire de la création de l’écriture A Ka U Ku, en 1894, par le Sultan Ibrahim Njoya. La diplomatie culturelle exalte les arts là où d’autres se plairaient à ne brandir que la force des armes. Il est temps de considérer que la puissance des âmes est mieux servie par l’exaltation des arts. D’où le conseil sur la transcendance que je donne à mes étudiants : «Savoir compter les biens, c’est intéressant, mais lire et méditer sur le bien commun, c’est mieux.»

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