Comme toute création littéraire ou artistique, un film reste une œuvre en puissance, une œuvre incomplète, si elle n’est pas, non seulement regardée, admirée ou détestée, mais aussi, ranimée et revisitée par le discours de la critique cinématographique.
Salah El-Gharbi
La création cinématographique est un produit de consommation comme un autre, destiné à divertir le grand public et qui, par conséquent, a besoin d’être promue pour exister, se développer et s’imposer. Ainsi, tant qu’elle reste dans ses bobines et qu’elle ne s’est pas offerte aux regards des spectateurs, cette œuvre reste inaccomplie. Autrement dit, sa destinée ne commence que du moment où elle est projetée en salle et qu’elle est prise en charge par la critique.
Au départ, avant même que l’œuvre ne soit mise sur le marché, il y a toujours les critiques-chroniqueurs de la télévision, qui vont faire office de médiateurs entre le public et l’œuvre. Leur rôle est d’annoncer la sortie du film en tant qu’évènement, tout en s’évertuant à susciter la curiosité et l’intérêt du consommateur pour le produit. Ainsi, le caractère incitatif de ces critiques, se réduit au rôle que joue, d’habitude, la bande d’annonce.
Une fois le film est en salle, la critique, généralement prise en charge par des journalistes cinéphiles, est destinée à un public de spectateurs avisés. Désormais, on n’est plus dans l’annonce, mais plutôt dans le commentaire et dans l’appréciation de l’œuvre ce qui constitue un moment important dans la destinée que celle-ci est amenée à vivre. Ainsi, comme toute création littéraire ou artistique, une œuvre cinématographique, reste une œuvre en puissance, une œuvre incomplète, si elle n’est pas, non seulement regardée, admirée ou détestée, mais aussi, ranimée et revisitée par le discours de la critique.
En effet, grâce à sa capacité à décrypter le langage cinématographique, le critique va traduire pour nous le récit filmique en mots… À travers l’attention qu’il porte à l’œuvre et la manière avec laquelle il la fait vivre ou revivre pour nous, il va œuvrer à alimenter notre connaissance du produit qui nous est offert. Cet apport ne se réduit pas à nous livrer, par exemple, des éléments d’informations, plus ou moins anecdotiques, autour des conditions de la production du film, il réside, surtout, dans la manière avec laquelle ce critique contribue à enrichir notre perception et notre intelligence de l’œuvre qu’on vient de regarder, grâce à son expertise de cinéphile averti.
Construire un récit personnel sur le film
En somme, le rôle du critique est d’amener le spectateur à dépasser la réaction spontanée, produit de l’émotion qu’on pourrait ressentir après avoir vu le film, et à s’affranchir de ces expressions onomatopéiques, celle d’un «waouh !» admiratif ou d’un «zut !» déceptif, à un discours qui se veut plus élaboré et plus conceptualisé sur le film. Ainsi, orienté par le critique, le spectateur devrait transcender la réaction épidermique pour aboutir à la construction d’un récit personnel sur le film, ce qui est une manière de se l’approprier.
Autrement dit, on peut dire qu’un bon article critique est celui qui est capable de nous engager à nous interroger sur la réalité qu’offrait le récit filmique en rapport avec nous-mêmes comme sur notre propre perception du monde.
Par conséquent, le rôle de la critique n’est pas seulement de jauger la qualité de l’œuvre et d’offrir une lecture personnelle qui porte généralement sur sa dimension esthétique. Après tout, qu’est-ce qu’un bon ou un mauvais film ?
En fait, en matière de critique, ce qui compte, c’est le débat ou les polémiques que les commentaires du texte critique pourraient susciter et alimenter auprès du public. Plus la polémique enfle, plus l’œuvre prospère et triomphe, ce qui constitue en soi une victoire sur l’indifférence. Car, l’indifférence est l’ennemi de l’art.
De même, plus la critique s’éloigne du simple compte rendu, plus elle est dans l’interprétation et dans une quête permanente du sens, plus elle est féconde. Grâce à sa maîtrise de la grammaire de l’art cinématographique, elle est dans le questionnement, scrutant ces combinaisons d’images en train de se transformer en récit, allant au fond des choses.
L’écrit sur le vu a le mérite, aussi, de permettre au spectateur-lecteur de retrouver des sensations, de prolonger le plaisir du spectacle, de revisiter autrement le film. De même, le texte va permettre à l’œuvre cinématographique de se réincarner, au fil du temps, et de se faire un nouveau destin.
Plus on évoque oralement ou par écrit une œuvre, plus elle vit en nous et au-delà. Ainsi, le rôle de la critique est de servir de médium entre les générations, d’entretenir le lien, et de conjurer l’oubli. Dans ce sens, on peut dire que la critique est la mémoire vivante du cinéma. Si l’on parle encore, aujourd’hui, de certains films cultes, vieux d’un siècle, comme ‘‘Citizen Kane’’, d’Orson Wells, qui constitue un moment important de l’histoire du cinéma pour avoir renouvelé le langage cinématographique, de scènes cultes, comme celle du duo à la marge, seuls sur le toit d’un l’immeuble incarné par Sophia Loren et Marcello Mastroianni, dans ‘‘Une Journée particulière’’ d’Ettore Scola, voire même des répliques cultes au cinéma, (je pense notamment à certains films comiques réunissant Bourvil et De Funès), ce serait, en grande partie, grâce à la critique.
Néanmoins, ce travail critique ne saurait gagner en crédibilité qu’en s’émancipant des préjugés et du conformisme moral de la société dans laquelle le critique évolue. Le cinéma, comme tout art, a horreur de la frilosité, il est toujours dans l’audace aussi bien technique qu’éthique. Ainsi, on ne peut que déplorer chez nous, que des «critiques» aient accueilli des films audacieux comme ‘‘Homme de cendres’’, de Nouri Bouzid ou ‘‘Halfaouine’’ de Ferid Boughedir avec des réserves au nom de la morale bien-pensante.
Ajouter du sens au sens
Chez certains critiques, et ils sont rares, l’imprégnation du film est telle que ce dernier devient un simple support, voire un prétextepourtout un travail sur la langue dans son rapport à l’imaginaire que suscite l’œuvre filmique. Chez ce genre de critiques, il n’est plus question d’éclairer le public, de lui apporter une expertise sur la construction du récit cinématographique et de susciter des envies. Désormais, d’objet de connaissance, le texte se transforme lui-même en un objet de désir et de jouissance qu’on sollicite, qu’on encense et qu’on vénère. Non satisfaits d’être de simples interprètes, ces critiques vont chercher à ajouter du sens au sens, à élargir et à approfondir leur perception de l’œuvre pour lui donner une nouvelle épaisseur. De la sorte, une courte séquence qui rend compte d’un fait anodin, comme celui d’une porte qui s’ouvre derrière le personnage, dans ‘‘Europe 51’’, le film de l’Italien Roberto Rossellini, acquiert une dimension métaphorique et devient, ainsi, l’objet d’exégèse. De la sorte, cette séquence se trouve ravie à sa réalité prosaïque (une porte qui s’ouvre) pour acquérir une dimension mythique (une source de menace maléfique).
L’obsession de ce genre de critique serait de faire œuvre. Plutôt que de commenter, d’analyser le film, le critique-auteur cherche à le réinventer et à le soumettre à son propre imaginaire et à son talent créateur. À travers les mots, et en adoptant un point de vue assez original, il va s’essayer à nous surprendre, à nous étonner et à nous séduire, ce qui est l’essence même de l’art.
En fait, l’ambition de cette catégorie de critiques serait de rivaliser avec le créateur du film en transportant son lecteur dans une autre dimension, celle que la littérature a l’habitude de nous offrir, où l’image se fait verbe et où le «beau texte» tente de faire de l’ombre au «beau film».
* Ecrivain et critique.
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