‘‘1943, l’année des dupes’’ : des juifs, Algériens par le berceau, et français par le bateau

«La France c’est bien beau, mais attention, avec tous les sacrifices que vous avez consentis vous n’y êtes jamais assurés d’être éternellement français», lance Jacques Attali aux Juifs français d’origine algérienne dont il fait lui-même partie. Est-ce à dire que leur patrie ne saurait être la France et qu’elle ne pourrait être qu’Israël ? L’histoire pourtant prouve qu’à travers leur longue histoire, les Juifs n’ont jamais été aussi intégrés et en paix qu’en terres arabes et musulmanes…

Dr Mounir Hanablia *

Curieux destin que celui des Juifs français originaires d’Algérie. Ils sont pour la plupart d’origine berbère, espagnole sépharade ayant fui l’Inquisition, ou bien ashkénaze européenne ayant débarqué avec les conquérants français. Des descendants de vrais juifs émigrés en Algérie avec les Carthaginois ou bien suite à la destruction du Temple de Jérusalem par Titus en 70, quelques-uns s’en prévalent, sans aucune preuve, pour justifier leur position éminente dans leur communauté, en général pour en assurer la représentation devant l’autorité politique. Et l’autorité politique en Algérie avant 1830, c’est le Dey à Alger, représentant une dynastie d’origine ottomane, rattachée nominalement à la sublime porte, et des sultanats pratiquement indépendants d’origine arabe ou berbère dans les villes les plus importantes.

Les juifs sont principalement citadins, ils sont artisans ou boutiquiers, ne possèdent pas de terres. Quelques-uns, les plus chanceux, font du commerce avec l’Europe chrétienne.  Ils habitent dans des quartiers réservés, et naturellement ils sont juridiquement soumis en tant que non musulmans au régime de la Dhimma : interdiction de port d’armes ou de monter les chevaux, autonomie pour le statut personnel sous les tribunaux  rabbiniques, autorité du Qadhi (cadi) musulman dans les affaires criminelles ou bien dès lors que le contentieux inclut un musulman.

Les juifs algériens, selon où ils habitent, parlent l’arabe ou le berbère, et l’hébreu constitue la langue liturgique. Ils sont parfois exécutés, comme le Rabbin d’Alger Aboulker, en 1815, un nom dont on reparlera en Algérie lors de la seconde guerre mondiale et durant la décolonisation, et en France. Mais l’Algérie est un pays essentiellement agricole et au XIXe siècle exporte beaucoup de produits vers la France, essentiellement du blé et des céréales, qui avec les guerres menées par Napoléon Bonaparte en Europe, en a un grand besoin. Le grenier à blé algérien attise les convoitises françaises particulièrement après Waterloo.

Expropriations de terres et instauration de l’ordre colonial

Les Français encouragés par les anglais veulent compenser en Afrique du Nord ce qu’ils ont perdu en Europe. Ils continuent d’acheter du blé algérien mais ils sont mauvais payeurs. En 1830, c’est l’incident diplomatique. Le Dey, excédé des tergiversations françaises après plusieurs années d’impayés, décoche un coup de chasse mouche qui atteint le consul français (à l’épaule). Charles X, qui a beaucoup de problèmes chez lui et qui finira par être emporté par une Révolution, en tire provisoirement profit avec le soutien du lobby colonial, pour envahir le pays. C’est la conquête et la pacification, un euphémisme pour signifier les massacres et les déportations commis par l’armée qui accompagnent les expropriations de terres nécessaires à l’entreprise coloniale et à l’instauration de l’ordre nouveau.

Sur le plan juridique, les Français et les Européens naturalisés ou non (Espagnols, Italiens, Maltais) relèvent du droit français. Les Arabes et les Juifs d’Algérie sont des «sujets» français, autrement dit, ils sont assujettis à leurs droits coutumiers sauf pour la justice criminelle.

Les Arabes qui vivent dans les campagnes n’ont pas le droit de se déplacer sauf sur autorisation de l’autorité militaire, et sont assujettis à la corvée, ces journées de travail non payées qui assurent la fortune des colons. Exploités et privés de droits, ils vivent dans une misère noire, et leurs enfants ne vont pas à l’école.

Pour les juifs, le sort est un peu moins cruel. Certains parmi eux essaient de faire du commerce avec les Français. Ils sont aidés par leurs coreligionnaires français et comprennent que l’acquisition de la nationalité française est une étape essentielle de leur émancipation.

Les Juifs s’installent dans les quartiers européens

Un célèbre avocat juif français, Adolphe Crémieux, l’une des figures de proue des journées révolutionnaires de 1848 et de la fondation de la IIIe République en 1871, a participé à la création de l’Alliance Israélite Universelle qui en construisant des écoles israélites se fixe pour mission d’ouvrir grâce à l’enseignements les Juifs des pays musulmans à l’éducation et à la culture française afin d’assurer leur émancipation.

Dès lors, les enfants de la communauté juive sont pratiquement tous scolarisés dans les écoles françaises malgré les réticences des rabbins qui craignent de voir leur influence disparaître dans la communauté.

Les juifs algériens éduqués entrent alors dans la fonction publique et les professions libérales, ils abandonnent le ghetto et s’installent dans les quartiers européens. Plusieurs parmi eux plusieurs acquièrent la nationalité française. Cela déplaît naturellement au grand colonat français et aux Européens de condition modeste, les petits blancs ainsi qu’on les appelle, qui ne voient pas d’un bon œil cette concurrence qu’ils pensent avoir partie liée avec les Arabes qu’ils connaissent bien.

L’Algérie française coloniale s’installe ainsi dans l’antisémitisme bien avant l’avènement du fascisme et du nazisme. Mais en 1871, le ministre de la Justice en France, le juif Crémieux, signe une série de décrets, dont celui par lequel il deviendra célèbre sur l’acquisition automatique de la nationalité française par tous les juifs algériens justifiant d’un parent juif résidant en Algérie avant 1830. Mais les autorités coloniales rechignent à l’appliquer, d’autant que la survenue de l’affaire Dreyfus constitue un exutoire au chauvinisme ultra nationaliste français.

Les soldats maghrébins prêts à mourir pour la France

Avec la première guerre mondiale, l’armée d’Afrique et la légion étrangère participent aux grandes batailles de Verdun et surtout de la Somme au cours de laquelle des soldats venus du Maghreb réalisent l’impossible, en perçant le front allemand. Mais l’armée française est incapable d’exploiter la brèche qui finit par se refermer. Le front se stabilise mais les soldats maghrébins ont démontré qu’ils étaient prêts à mourir pour la France. Les plus chanceux sont décorés, et une mosquée, celle de Paris, est érigée à Jussieu par reconnaissance, mais le statut des musulmans, celui de sujets, régi par le code de l’indigénat, ne change pas.

Les Juifs algériens sont devenus pour la plupart Français même s’ils continuent de parler l’arabe en famille, mais pas les musulmans, qui d’ailleurs ne veulent pas s’engager à renoncer à leur droit coutumier ainsi qu’ils sont obligés de le faire en cas de demande de naturalisation.

Les choses continuent ainsi jusqu’à la défaite française de 1940, l’occupation allemande, et l’avènement du régime de Vichy de Pétain, dont l’une des premières lois promulguées est l’abolition du décret Crémieux. Les Juifs algériens sont privés brusquement de la nationalité française. Ils ne peuvent plus exercer dans la fonction publique. Les Européens d’Algérie et le colonat, dont l’antisémitisme a toujours constitué une composante essentielle bien avant Vichy, surenchérissent. Des pétitions signées par les médecins français circulent, demandant l’exclusion des médecins juifs de la profession. Les quelques rares médecins musulmans, dont mon propre grand-père maternel, le Docteur Tahar Trad exerçant à Souk Ahras, refusent de signer, marquant ainsi la solidarité dans le malheur des musulmans avec la communauté juive.

Les Algériens musulmans contre l’antisémitisme des Français   

Ainsi que le note Ferhat Abbès dans le Manifeste Algérien, les malheurs de la communauté juive n’établissent pour autant pas les droits des musulmans dans le régime colonial. Pourtant ce dernier s’est toujours prévalu de l’hostilité envers les revendications juives par la nécessité dans le cas où elles seraient satisfaites de concéder des droits semblables aux musulmans, un anathème inacceptable pour un grand nombre de Français et pour eux tellement effrayant qu’il conduira finalement l’Algérie vers l’indépendance. 

En attendant, sous Vichy, l’Algérie française, qui n’est occupée ni par l’Allemagne ni par l’Italie, en remet une couche dans l’antisémitisme et établit des mesures antisémites qui n’existent pas en métropole. Les juifs privés de travail et de nationalité sont obligés de vendre leurs biens pour survivre mais les musulmans par solidarité ne les achètent pas; des mots d’ordre circulent dans les mosquées l’interdisent en effet. Un numérus clausus leur est imposé dans les universités et qui en réalité est appliqué d’une manière arbitraire. Les étudiants juifs ne sont plus admis aux cours, même à titre d’auditeurs libres. Les écoles sont également fermées et seules des initiatives individuelles établissant des cours pour les enfants chez les particuliers persistent provisoirement sans garantie pour l’avenir.

Le plus grave est l’ouverture de véritables camps de concentration dans le Sud Algérien, dont on établira plus tard qu’ils furent aussi cruels et meurtriers que ceux d’Allemagne et de Pologne, et dans lesquels on parqua outre les Juifs, des républicains espagnols, et des communistes allemands ou français. Mais le 8 novembre 1942, les troupes américaines débarquent en Algérie et au Maroc (opération Torch). Un groupe résistant juif, celui dit du Géo Gras, mené par José Aboulker, le futur médecin chef de service des hôpitaux de Paris, en s’assurant la prise du central de communications et la capture des généraux Juin et Darlan, neutralise toute opposition et facilite l’occupation d’Alger par les Américains. Les résistants s’attendaient à 500 000 hommes, ainsi qu’on le leur avait promis. Ceux qui débarquèrent ne furent pas au départ plus de 15 000. Ils craignaient une forte résistance des troupes de Vichy. En fait, c’est le ralliement de Darlan, l’une des figures de proue du régime de Vichy, aux Américains, alors par hasard de passage à Alger, qui assure le succès final après des combats qui ont fait tout de même plusieurs centaines de morts chez les Américains, et environ un millier chez les Français.

L’armée française se range toujours avec le mauvais camp

Le Général De Gaulle à Londres n’a pas été informé de l’opération et a été mis à l’écart. Les Anglo-américains estimaient en effet De Gaulle comme quantité négligeable et de surcroît peu fiable après l’échec de la prise de Dakar par ses forces en 1940. Quant au Maréchal Juin, le futur héros libérateur de Paris, il avait paradoxalement ordonné à Barré de ne pas s’opposer à l’entrée des troupes italo-américaines en Tunisie. De Gaulle s’en souviendra pour le soumettre.

L’armée française  en Algérie s’avère ainsi politiquement peu fiable dès le débarquement américain et bien avant Massu et le Comité de Salut Public de 1958, ou bien le putsch des généraux de 1961. En fait, elle se rangera toujours avec le mauvais camp, celui de Pétain et de la collaboration avec les Nazis qui occupent la France lors de l’opération Torch de 1942, celui de la perpétuation de la colonisation en Algérie en 1961.

Le plus étrange lors de l’occupation de l’Algérie par les Américains en 1942, c’est qu’ils y laissent intactes les structures établies par Vichy, en particulier l’administration et les lois (antisémites). De Gaulle venu à Alger sur le tard établit après l’assassinat de Darlan l’embryon du futur gouvernement de la France dont, fin politique, il écarte son rival Giraud plus gradé de toute responsabilité. Il refuse d’annuler la décision prise par Giraud de ne pas rétablir le décret Crémieux sous le prétexte d’en publier les textes d’application en des temps plus propices. Il renvoie la mesure à une décision du peuple français après la libération.

Ainsi les Juifs algériens privés de la citoyenneté française 70 ans après l’avoir obtenue, de plein droit, doivent encore attendre une décision du peuple français sur la question de la violation avérée  de leurs droits. Les enfants français d’immigrés maghrébins devraient se souvenir qu’en France, la nationalité n’est ni inaliénable, ni sacrée, mais un enjeu électoral et politique. Les Juifs algériens ne sont libérés des camps de concentration et ceux-ci ne sont fermés qu’une année après, à l’initiative des journalistes et des milieux juifs américains, dont la célèbre Hannah Arendt. Certains directeurs des camps sont condamnés à mort et exécutés. Les membres responsables de l’administration ne sont pas inquiétés.

Les Juifs algériens toujours dépourvus de nationalité n’en vont pas moins se battre contre les Nazis en Italie, sur le Garigliano et à Cassino. Après la guerre, ils sont de nouveau Français de plein droit mais ils se retrouvent rapidement en porte à faux des aspirations des Arabo-musulmans algériens à l’indépendance. C’est oublier tous les Juifs communistes comme Daniel Timsit, qui ont combattu dans les rangs du FLN algérien. Mais les Juifs d’Algérie ont  alors le sentiment pour la plupart avec la multiplication des attentats aveugles et des opérations de contre terrorisme, de ne plus avoir le choix, ils sont désormais considérés comme des Français puisqu’ils l’ont voulu et en paient le prix en quittant finalement leur terre natale pour un pays qu’ils ne connaissent pas encore.

Le colonialisme français a ainsi réussi à déraciner une communauté en la renvoyant loin de ses foyers et de sa culture d’origine , et en en faisant l’otage obligé du chauvinisme ultra nationaliste français toujours susceptible de la priver de ses droits citoyens et de les remettre en question par des lois scélérates tributaires des équilibres politiques toujours changeants.

C’est là une part importante de la question de l’immigration en France, que le problème sioniste n’a fait que compliquer, et que l’auteur du livre, le Juif d’origine algérienne Jacques Attali, n’aborde pas.

On relèvera certes quelques-unes de ses réflexions qui, sans changer la teneur du livre, ne sont pas forcément exactes. Ainsi l’importance accordée au pétrole irakien dans les calculs de Rommel semble influencée par les développements ultérieurs bien connus en 1991 et 2003. En fait la mission essentielle de l’Afrikakorps n’était pas d’occuper l’Irak et Kirkouk, bien plus près du Caucase où opérait la Wehrmacht pour s’emparer de Bakou et son pétrole, mais de couper le canal de Suez, la route de l’Inde d’où l’Angleterre tirait l’essentiel de ses forces, et éventuellement le Golfe arabo persique par où transitait l’aide destinée à l’Union soviétique et à Stalingrad. Il y a certes un pipeline Kirkouk-Haïfa en service mais il n’a été rarement fait mention de lui dans le calcul de Rommel.

En fait Hitler, contrairement à ses amiraux, n’a jamais jugé le théâtre du Moyen-Orient autrement que secondaire, et l’Afrikakorps finit immobilisée à El Alamein, faute de ravitaillement en carburant.

La seconde remarque concerne la politique de De Gaulle, accusé implicitement d’être un raciste antisémite français. C’est bien possible,  mais l’accuser d’avoir quitté l’Algérie pour ne pas accorder la nationalité aux musulmans n’est pas démontré. De Gaulle aurait sans doute volontiers conservé l’Algérie grâce à une victoire militaire après la perte du Vietnam, mais cela aurait nécessité trop de soldats et d’argent, et l’armée française devenait indocile et dangereuse pour la démocratie et menaçait d’instaurer un régime de type franquiste.

En outre, les Américains, toujours eux, désormais créanciers de l’Europe, voulaient la liquidation des empires français et britannique pour pouvoir commercer librement avec les pays qui en seraient issus.

Jacques Attali et l’avenir des juifs au Moyen-Orient

La vision de Jacques Attali sur l’indépendance de l’Algérie apparaît donc plutôt simplificatrice. Cependant il note à juste titre que plusieurs Français, dont le maire d’Alger Jacques Chevallier, ou l’armateur Schiaffino, y sont demeurés après l’indépendance, sans qu’ils ne l’eussent regretté. C’est la preuve que l’Histoire de l’Algérie eût pu prendre une tournure différente si un minimum de bonne volonté avait prévalu.

La dernière remarque est évidemment l’omission des Israéliens d’origine algérienne et les liens avec les Sionistes. On peut comprendre que Jacques Attali s’adressant à ses compatriotes juifs algériens les avertisse ainsi : «La France c’est bien beau, mais attention, avec tous les sacrifices que vous avez consentis vous n’y êtes jamais assurés d’être éternellement français».

Dans ce cas, la patrie ne pourrait être qu’Israël. Certes! Mais d’un autre côté, il peut très bien leur dire: «Attention! Voilà ce qu’il en coûte de jouer aux colonialistes avec les Arabes, et il n’y a d’autre solution en Israël que de s’entendre avec eux si on veut rester dans le pays».

Entre le cœur, celui d’une patrie réservée exclusivement au peuple juif, et la raison, celle d’une entente avec les Palestiniens, l’auteur a sans doute préféré éluder la question du choix de l’avenir. 

* Médecin de libre pratique.  

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