Ethique de fin de vie, où on est-on en Tunisie ?

Des voix dissonantes, amplifiées par leurs envols médiatiques, qui leurs donne une fausse impression d’expertise, portent préjudice aux médecins et à la médecine par méconnaissance et pédanterie. Certaines attitudes et certains avis, loin d’être des vérités à exhiber, ne sont que cruauté et atrocité enrobées de savoir et de rationalité.

Dr Monem Lachkam *

Affirmer que, dans ce pays, la lucidité impose l’abstention thérapeutique facile, l’abandon des malades incurables et des personnes âgées, relève de l’ineptie, de l’idiotie et d’une aberration inqualifiable.

Certes, la médecine confrontée parfois à des choix cornéliens – comme lorsqu’on a une vingtaine de blessés graves, non transportables, pour seulement deux chirurgiens et deux salles d’opération, nous oblige de trancher. Ces situations, heureusement rares, restent toujours vécues comme un échec douloureux, avec un sentiment de culpabilité. Mais vouloir les ériger en principe, en les présentant comme une audace destinée à assainir les finances de la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam), c’est se défaire de son humanité et réduire sa compréhension à des horizons bornés et étriqués.

La dignité de la fin de vie

Ce que certains de nos collègues feignent d’ignorer, c’est que ce pays n’a déjà rien prévu pour les soins palliatifs, ni pour l’accompagnement de la fin de vie. Or, pour ceux qui ne l’ont jamais vécu – et je n’espère à personne d’avoir à le découvrir – la fin de vie, c’est un malade alité, peinant à respirer, ne s’alimentant presque plus, dont la peau part en lambeaux à cause des escarres, abandonné à lui-même chez lui, sans soutien matériel adapté. Ces patients, aucun hôpital public ne les accepte; les cliniques privées, elles, les saignent : prévoyez des dizaines de milliers de dinars pour un mois de séjour.

La chimiothérapie palliative, tant décriée par les improvisés «maîtres penseurs» de la médecine, ne sert pas uniquement à prolonger la survie. Elle sert surtout à l’améliorer.

Depuis quelques années, grâce à un ami généreux, nous avons pu mettre à la disposition de malades en fin de vie quelques dizaines de lits médicaux, de matelas, de chaises et d’aspirateurs. C’est en accompagnant ces patients que l’on a compris qu’aucun médecin, décideur ou politicien ne peut, sans trahir l’éthique, ignorer la dignité de la fin de vie.

Si une chimiothérapie soulage les souffrances, au nom de quoi la refuser et abandonner le malade à l’atrocité de la douleur et de l’asphyxie ?

Les promoteurs de cette vision malthusienne de la médecine enjolivent souvent leurs discours en invoquant «l’evidence based medicine». Or, celle-ci n’a absolument rien à voir avec la décision d’arrêter des soins palliatifs. Ils se plaisent aussi à une comparaison inappropriée avec l’Occident, oubliant que, malgré les déficits de la sécurité sociale, ces pays continuent de prendre en charge malades et familles pour atténuer leurs souffrances.

Chez nous, faute de moyens, il est déjà difficile de couvrir tous les soins. Mais prétendre que la seule solution est de sacrifier le palliatif est au mieux stupide, au pire odieux et monstrueux. Rien n’est plus dangereux que de hiérarchiser les soins dans un pays où, dans certaines régions, des femmes meurent encore en couches faute de médecins et de moyens, où des jeunes filles décèdent d’appendicite faute d’imagerie médicale, tandis que l’on budgétise des vaccins hors de prix. Être conséquent avec ce pseudo-raisonnement scientifique impliquerait d’appliquer la même logique partout, ce qui serait une catastrophe morale.

Le droit de mourir dignement

Pour ma part, incorrigible rêveur et ayant foi en notre corps médical, je préfère couper dans d’innombrables budgets plutôt que de priver un malade en fin de vie du droit de mourir dignement.

Qu’est-ce qui est prioritaire, dites-moi : créer des structures dédiées aux soins palliatifs ou construire des stades de football ? Financer une chimiothérapie palliative, quel qu’en soit le prix, ou dépenser des fortunes dans des festivals sans aucun réel lien avec la culture ? Investir dans la dignité de la fin de vie ou engloutir des milliards dans une Tunisair et une RNTA transformées en tonneaux des Danaïdes ?

Les coupes budgétaires dans les soins palliatifs n’affecteront jamais les riches, qui continueront à se les offrir. Elles frapperont les démunis, que la bien-pensance tunisienne ose traiter à demi-mot comme «un déchet de l’humanité». Admettre, que priver les malades en fin de vie de soins palliatifs constitue un moyen de rationaliser les dépenses de la santé, n’est autre que cet endémique effet Dunning-Kruger qui fait que des personnes peu qualifiées, par un mécanisme cognitif, surestiment leurs connaissances, boostés certes par l’accès facile au micro et qui épiloguent imprudemment sur des sujets et des choix difficiles. Je ne suis pas vous, mais personnellement j’aime moyen ce qui se dessine !

* Chirurgien, Gafsa.  

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