Les ordres professionnels en Tunisie | Corps intermédiaires ou corporations liberticides ?

Les ordres ne se contentent pas de refléter une profession, ils en imposent aussi la forme. Pensés comme garants de l’éthique et protecteurs du public, ils prétendent jouer le rôle de corps intermédiaires entre l’État et les citoyens. Mais leur vice originel réside dans le pouvoir disciplinaire qu’ils s’attribuent : conseils, chambres, juridictions internes capables de suspendre ou de radier un membre, et donc de lui retirer non seulement le droit d’exercer mais, dans certains cas, l’accès même à des droits sociaux. Dès lors, une question s’impose : les ordres professionnels sont-ils encore des médiateurs démocratiques ou bien des institutions liberticides, héritières des corporatismes autoritaires ?

Ilyes Bellagha *

L’histoire des ordres professionnels ne commence pas avec les lois modernes, mais dans les ruelles des souks. Dans le monde arabo-musulman, l’amīn incarnait une figure pivot : chef de métier, arbitre des conflits, garant de la qualité des produits et représentant du corps des artisans auprès des autorités. Son pouvoir n’était pas écrit dans la loi mais reconnu dans la coutume.

À l’opposé, l’Europe moderne connaît un autre chemin : les corporations abolies en 1791 réapparaissent sous la forme d’ordres professionnels obligatoires, particulièrement dans les régimes autoritaires du XXe siècle (Italie fasciste, Espagne franquiste, France de Vichy). Les conseils de discipline devinrent alors des instruments de mise au pas idéologique.

L’ordre comme instrument du pouvoir

Au XXe siècle, les ordres se transforment en relais disciplinaires. En Italie fasciste et en Espagne franquiste, ils deviennent des organes soumis à l’État. En France de Vichy, Pétain crée l’Ordre des médecins, l’Ordre des architectes et renforce celui des pharmaciens : une organisation unique et obligatoire pour neutraliser syndicats et professions libres.

La Tunisie indépendante reprend cette logique avec son obsession de l’unicité : un parti unique, un syndicat unique, et des ordres uniques. La loi n°74-46 du 22 mai 1974 créant l’Ordre des architectes illustre ce centralisme : nul ne peut exercer hors du tableau de l’Ordre.

Le cas de l’Ordre des architectes

L’Ordre des architectes de Tunisie concentre des fonctions professionnelles, disciplinaires et sociales. L’article 2 de la loi de 1974 rend l’appartenance obligatoire. Elle institue un Conseil et une Chambre de discipline, et le Code de 1983 précise les sanctions (suspension, radiation, publication au tableau). L’architecte doit faire preuve de déférence envers le Conseil (art. 53) et payer ses cotisations sous peine de manquement grave (art. 57-58). La coopérative, gérée par le président de l’Ordre, conditionne la couverture sociale à l’appartenance. Ainsi, l’architecte n’existe ni professionnellement ni socialement en dehors de l’Ordre.

Les ordres rassurent par la promesse d’un encadrement, mais inquiètent par le risque d’un étouffement. Le cas tunisien montre que derrière l’idéal d’un corps intermédiaire protecteur se cache une institution potentiellement liberticide. La question reste ouverte : voulons-nous des ordres qui protègent les citoyens en encadrant les professions, ou des forteresses qui prolongent le centralisme et reproduisent l’autorité ? Il y a un équilibre à trouver pour éviter les excès d’«ordre». Car l’«ordre» est toujours une affaire de pouvoir : qui ordonne, qui juge, et donne le droit d’exister.

* Architecte.

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