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Tunisie : Scènes ordinaires d’une démocratie naissante et déjà finissante

Constamment floués, manipulés et trahis, les électeurs tunisiens iront quand même voter cette année encore. Un conseil tout de même : un parti c’est comme la publicité, si le produit est mauvais, ça ne marchera pas, sauf qu’en matière de politique, il n’existe pas de service après-vente.

Par Yassine Essid

Cette fois, les électeurs vont bientôt devoir réfléchir par deux fois avant d’aller déposer leur bulletin de vote dans l’urne. Ce geste de fidélité et d’espoir dans les promesses mirobolantes d’un candidat, doit être avant tout celui de la raison, autrement il pourrait coûter cher à ses auteurs qui se retrouveront embarqués dans une seconde mandature d’illusions collectives, de colère individuelle et de culpabilité intime.

D’abord l’illusion des sens : celle de l’opposition de l’émotion et de la pensée, du sentiment personnel et de la raison critique, de l’adhésion spontanée et du jugement sain, de la perception erronée et de l’observation bien faite, de l’idée vaine, qui abuse l’esprit et le cœur, et le sens des réalités tangibles et indéniables.

Vient ensuite la colère de ceux qui avaient trop misé sur l’avènement d’une démocratie tranquille, mais s’étaient rapidement rendu compte qu’elle ne fut que des accommodements partisans, des coalitions incertaines, de pures fanfaronnades, des compromis de petites cuisines, et d’écœurants marchandages du juste prix d’un député sur le libre marché de la trahison.

Politique, stratégie et tactiques à la petite semaine

Enfin, il y a la culpabilité qui devrait ronger tous ceux, aujourd’hui réduits à l’impuissance de la réprobation morale, qui avaient été insuffisamment attentifs et lucides à l’idée que l’action politique est rarement subordonnée aux considérations d’éthique. Que le respect des valeurs de justice, de tempérance et de loyauté que doivent incarner exemplairement les représentants du citoyen, n’avaient rien à voir avec la politique et la conduite des acteurs de la politique.

Les électeurs, avaient en effet, un peu trop tôt, envisagé les hommes non plus tels qu’ils sont mais tels qu’ils pourraient être sous les lois républicaines. Que les chefs d’Etat ou de gouvernement n’étaient plus les dictateurs omnipotents, ni les ministres des maîtres incontestés, mais les serviteurs d’un Etat de droit au service des citoyens; que les responsabilités n’imposent aux politiques que des devoirs et en aucun cas des privilèges ou des passe-droits, et qu’ils feront passer l’intérêt de la patrie au-dessus des exigences des appartenances partisanes. Un principe remâché à l’envi par Béji Caïd Essebsi (la patrie avant le parti) avant son élection, mais opportunément invalidé par la suite.

Tous les électeurs avaient dès lors trop rapidement cru, avec un certain idéalisme, aux promesses de l’égalité, la liberté, la responsabilité, la justice, l’éthique des droits mais, plus grave, l’idée que la Constitution de la démocratie parlementaire, en tant que texte écrit, qui légitime les institutions politiques, ne sera plus jamais réduite à un personnage qui occupe toute la scène politique, comme dans les dictatures.

La morale, en tant que conscience de la distinction entre le bien et le mal, exprime l’idée d’un ordre de valeurs sacrées ou d’obligations inconditionnelles qui s’impose à tous les membres d’une communauté et qui trace les limites absolues de ce qu’ils sont en droit de faire et appelés à ne pas faire. Plus que tout autre, l’homme politique ne peut pas faire exception à cette règle, et ce d’autant plus que sa vocation est justement de faire triompher une fin politiquement bonne : la paix, la justice, l’égalité, la liberté, l’unité, la stabilité et la sauvegarde de la nation.

Mais, comme c’est le cas pour la réhabilitation des détenus, les risques de récidives constitue un critère explicite d’évaluation de la réussite ou de l’échec de la maturité politique d’une nation. Or rien ne laisse espérer de réels changements dans le futur proche.

Le culte de la médiocrité est toujours vivant chez l’électeur souvent doté d’une conscience politique peu développé, parfois carrément indécis, qui confond la politique et la stratégie avec les tactiques à la petite semaine de ceux qui cherchent avant tout à gagner une élection législative ou présidentielle.

Abdelfattah Mourou passe son temps à compter les absents.

Toujours floués, les électeurs iront quand même voter

Les décalages largement vécus entre les envolées des prétendants aux élections sur la vérité ou la morale, et la triste réalité, à savoir l’amour du pouvoir et l’intolérance à l’égard de tous ceux qui ne leur sont pas dévoués corps et âme, n’ont pas l’air de les rendre moins crédibles aux yeux d’un électorat constamment floué et manipulé, balloté entre la réalité tronquée des médias et les invérifiables rumeurs des réseaux sociaux numériques.

Or, plus inquiétant, les mesures impopulaires et les promesses non tenues en matière d’emploi et de pouvoir d’achat, n’ont pas l’air d’entamer le capital de confiance de l’électeur envers le personnel politique. Et bien qu’il n’ait cessé de penser qu’il sera inévitablement floué, il ira quand même voter sans faire d’histoires.

La scène est d’un insolite familier excepté que cette fois l’événement est encore plus surprenant. De quoi s’agit-il ? De l’habituelle séance des questions orales à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Le matin du vendredi 26 avril 2019, c’était au tour du ministre des Affaires sociales, arrivé à l’Assemblée escorté par ses plus proches collaborateurs, de répondre aux interrogations de certains députés préalablement inscrits sur la liste des intervenants.

L’occupant du perchoir, annonce l’ouverture de la séance et souhaite la bienvenue au ministre. Les caméramans de la télévision n’étant plus déstabilisés par les bancs clairsemés, leurs prises de vue étaient toutes cadrées de la façon la plus large possible révélant un hémicycle désespérément vide. C’est que les honorables représentants du peuple avaient compris depuis longtemps qu’ils n’avaient pas besoin de se manifester physiquement pour exister car l’atmosphère philosophique de notre époque substitue partout l’actuel au virtuel. Impassible, Abdelfattah Mourou parcourt la liste des personnes qui avaient demandé la parole et cite distinctement les noms des six députés par ordre de passage.

La députée Ibtissem Jebabli est invitée à prendre la parole : absente lance une voix ! Une deuxième, Jamila Debech, également absente ! Un troisième, Mourad Hamaïdi, se manifeste enfin en levant la main. Ouf, l’honneur est sauf ! Mais la joie fut brève car c’était pour déclarer qu’il avait déjà adressé une question écrite au ministre et avait obtenu une réponse satisfaisante. Raté ! Alors, désabusé, poursuivant sans illusion l’appel à l’adresse de Haykel Belgacem, Jamila Ksiksi, Noureddine Bhiri et Imed Daïmi qui avaient tous fait faux bond, le premier vice-président de l’ARP lève la séance, ramasse ses effets personnels pendant que le ministre remballe ses dossiers.

Partis pour être les premiers représentants démocratiquement élus, chargés de voter les lois et de contrôler l’action du gouvernement, les députés ont toujours été peu assidus et lorsqu’ils leur arrive d’être présents, lors de certaines plénières, chacun trompe l’ennui comme il peut. L’un est accro à son ordi, l’autre tapote le clavier de son téléphone, une troisième est absorbée par la lecture d’un magasine lorsqu’elle ne papote pas avec sa voisine.

L’ARP est devenue ainsi une assemblée de godillots, rentiers de la nation, et leur hémicycle transformé tantôt en chambre d’enregistrement, tantôt en cour de récré ou en foire d’empoigne, plus souvent en parcours de transhumance partisane pour finir à quelques mois des élections par devenir un désert national qui fait peine à voir.

Nabil Karoui utilise son parrain pour manipuler les émotions au profit des mensonges.

Le bandit d’honneur sera-t-il le futur président ?

Dans un document diffusé par le service de presse de la présidence de la République, le lundi 29 avril 2019, on voit un Béji Caïd Essebsi affalé dans un fauteuil devenu trop grand pour lui, et qu’il laissera trop petit pour un autre. Lui faisant face, Nabil Karoui, patron de la chaîne Nessma TV, mais aussi un ancien dirigeant de Nidaa Tounes et ami proche de la famille Caïd Essebsi. Il était venu exprimer à un président qui n’a aucun pouvoir, sinon celui de prononcer de beaux discours, toute son indignation et celle de ses salariés en référence à ce qu’il considère comme une abusive décision de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica) de fermer sa chaîne, en recourant à la force publique. Passant sur la tête de toutes les structures légales et gouvernementales, sa démarche a un côté anachronique et confirme que certains modes d’interventions du régime personnel ne sont pas prêts à disparaître.

Mais le pire est à venir. Dans la seconde partie du document vidéo on voit un Nabil Karoui, face caméra, s’exprimer, comme le ferait un Premier ministre, sur l’objet de l’entretien qu’il venait d’avoir avec le chef de l’Etat. Il était venu, dit-il, l’informer à propos de l’inadmissible agression dont a été victime sa chaîne de la part d’une institution qui outrepasse ses prérogatives, et avait dû par conséquent solliciter le soutien de celui dont le rôle est de veiller au respect de la Constitution et des libertés publiques. Il a ensuite déclaré qu’il lui avait exprimé à quel point il était accablé par l’état désastreux de la Tunisie; un pays qu’il avait parcouru de long en large pour constater les terribles souffrances qu’endurent ses habitants.

Nabil Karoui, avec la complicité de son parrain, a ainsi fait un pas de plus dans la manipulation des émotions au profit des mensonges, dans la corruption du langage et la corruption morale, dans l’abondance des phrases creuses et l’impuissance intellectuelle face à la réalité.

Ni Mao Tsé Toung, ni Hassan Al-Banna, lance Youssef Chahed.

L’improbable troisième voie de Youssef Chahed

Etrange coïncidence cependant. D’un côté, un Nidaa Tounes hors compétition et un Youssef Chahed, encore aux affaires, qui s’offre, pour se sentir moins seul, un parti politique. De l’autre, un habile malandrin qui n’a jamais cessé d’avoir des ambitions politiques et qui cherche désespérément à se transformer en un héros populaire en donnant une tonalité caritative à son programme dans les dynamiques de confrontations politiques. Ce n’est pas un hasard si les derniers sondages préélectoraux, dont la fiabilité doit beaucoup aux interférences de la famille Caïd Essebsi, sinon aux financements des premiers concernés, place subitement Nabil Karoui en deuxième position dans les intentions de vote pour la présidentielle. Encore quelques larcins et le bandit d’honneur sera le futur président !
Youssef Chahed et la troisième voie incertaine

Il y a plusieurs manières d’accéder au pouvoir : par l’hérédité, par la conquête, par l’usurpation et par le vote libre et démocratique concédé par les électeurs au candidat de leur choix.

Plus les élections approchent, plus Youssef Chahed se rend à l’idée qu’il n’y a pas d’avenir politique possible en démocratie à l’extérieur des partis. Or pour cela il faut des moyens, humains et financiers, et une organisation redoutable pour vaincre ses adversaires. Un nouveau parti est alors lancé à la va-vite, dans une course contre la montre.

Au diable l’ancrage social, les réseaux internes et externes qui sont les pièces maîtresses dans la conquête du pouvoir, le programme politique, les idées innovantes. L’essentiel c’est le congrès, le moment où la tension interne s’exprime avec une force toute particulière, celui où l’adhésion spontanée de dizaines de milliers de personnes qui viendront acclamer le «zaïm» deviendra visible et lisible.

On verra plus tard pour ce qui est des structures et des listes électorales. Le plus important n’est-il pas de canaliser les flux, d’installer un rythme militant au parti ? Il faut aussi renverser la vapeur en réduisant la défiance grandissante des citoyens envers les politiques en se positionnant idéologiquement sans plus tarder sur une ligne de stabilité et d’unité. Face à l’apathie générale, qui d’autre que Youssef Chahed pourrait aujourd’hui incarner l’avenir ?

Venu inaugurer le congrès d’un parti sorti tout droit du chapeau de son secrétaire général, Selim Azzabi, le Premier ministre avait tenu, d’une manière un peu simpliste, à se démarquer des extrêmes : ni Mao Tsé Toung, dit-il, ni Hassan Al-Banna. À qui fait-il allusion ? Suivons son regard. La nature irrationnelle et antidémocratique du régime maoïste serait-elle à ses yeux incarnée par le Front populaire, un parti qui est pourtant loin de représenter l’enthousiasme des valeurs et des politiques de nature maoïste? Par ailleurs, le repli identitaire des incontournables islamistes, qui avaient été pourtant d’inflexibles alliés contre ses nombreux détracteurs, serait-il mis en cause?

L’appartenance à ces deux courants ne serait donc pas pertinente aux yeux de M. Chahed. Le premier, celui du Grand Timonier, est une relation entre les valeurs d’égalitarisme économique, d’égalité sociale (le PIB rouge) et la stabilité politique. Le second, clairement distinct, est celui de l’idéologie des Frères musulmans qui n’admettent pas une organisation valable de la société sans une application effective de la charia.

Si la gauche, entendons celle du Front Populaire, incarne mal la théorie maoïste, les islamistes d’Ennahdha restent cependant les lointains rejetons des Frères musulmans que Donald Trump entend inscrire comme organisation terroriste. Ce qui risque de mettre fin aux séjours fréquents aux Etats-Unis de Ghannouchi et son doctrinaire Radwan Masmoudi qui n’arrêtent pas de blaguer leurs petits camarades avec leur islam modéré.

Entre ces deux extrêmes, d’emblée rejetés car ils ne sont plus d’époque et ne peuvent pas servir de modèles universels, figure l’alternative de construction d’un avenir différent: celle de «l’Etat national» que prône M. Chahed. Un slogan trivial destiné à qualifier une troisième voie incertaine, censée former un ensemble politique cohérent et efficient au sein d’un Etat qui possède tous les attributs de la démocratie.

En fait, si on comprend bien, il invoque un Etat à vocation nationale qui relève d’un pays souverain, issu d’une logique historique et culturelle qui lui est propre. Autrement dit, par-delà ses racines linguistiques, culturelles, sociales et religieuses plus anciennes, que pourraient revendiquer plusieurs courants politiques, la Tunisie n’en répond pas moins à l’avènement d’une nouvelle réalité.

L’Etat national n’est autre que l’État qui a créé la nation en imposant une culture et une structure sociale uniques à des ensembles de groupes ayant acquis depuis Bourguiba une conscience commune d’appartenance à une même nation.

Jusque-là tout se tient. Mais qu’en est-il de l’économique et du social ? Dans ces domaines, M. Chahed a beau s’innocenter, il traîne derrière lui les casseroles d’un accablant séjour à la tête du gouvernement qui valent toutes les analyses prospectives sur les chances de Tahya Tounes de s’imposer comme le parti de la future majorité.

Cependant, l’opinion publique tunisienne, qui n’est plus que sondagière, dont une partie est gagnée par l’anxiété de la modernité, et l’autre travaillée par la tentation du retour au religieux, s’était grossièrement fourvoyée par l’extrême fréquence des promesses électorales non-tenues. Alors M. Chahed s’est mis à penser qu’en passant par-dessus les idéologies, en restant dans le vague, il réalisera peut-être une démocratie libérale de bien-être, de bonheur et de satisfaction générale des besoins.

Un conseil tout de même. Un parti c’est comme la publicité, si le produit est mauvais ça ne marchera pas, sauf qu’en matière de politique, il n’existe pas de service après-vente.

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