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Tunisie : Adieu Nidaa Tounes d’hier, bonjour Ennahdha de demain !

Hafedh Caïd Essebsi groggy : Ghannouchi «m’a tuer» !

Le parti islamiste Ennahdha a su, non seulement redorer son blason, fortement terni, mais avait fini par avoir la peau de son ancien adversaire Nidaa Tounes, transformé en un improbable satellite. Se tenant à l’écart des conflits qui secouaient les autres partis, il regardait impassible leurs membres s’entre-tuer et… comptait les morts.

Par Yassine Essid 

Il y a parfois de bonne nouvelle sur le front politique. Béji Caïd Essebsi déclare son peu d’empressement à briguer un second mandat de cinq ans. Si par bonheur ça se réalise, il quittera alors le palais de Carthage par la petite porte, tenant d’une main son fils biologique, Hafedh et, de l’autre, son dauphin putatif, Néji Jalloul. Deux chenapans politiques, vicieux et effrontés, spécialisés dans les intrigues de couloirs et de comités.

Cependant, la réjouissance aurait été totale n’eussent été les échecs douloureusement vécus de la démocratie représentative et les sombres perspectives électorales marquées par l’âpre concurrence pour le pouvoir des partis et mouvements politiques en guerre ouverte ou larvée, abusés de surcroît par le grand farceur des sondages.

C’est que nous entrons dans une nouvelle temporalité rythmée par les futures échéances, ponctuée par les revendications de légitimités et par laquelle l’activité gouvernementale, déjà bien cahotante, se retrouve davantage altérée par les conditions temporelles de la compétition politique.

Nidaa Tounes : des retournements de veste et de cervelle

Le parti qui n’a pas arrêté d’occuper la scène politique pendant un quinquennat entier, dont les dirigeants ont dévoyé la parole publique et les institutions de la République, se trouve aujourd’hui face à un destin bien incertain. Autrefois dominant et arrogant, le voilà bien fané et moribond, et que des politiciens de seconde zones essaient désespérément de ranimer.

Pourtant, il y a bien longtemps que le sort de Nidaa était scellé et qu’il n’intéressait plus grand monde. Quant aux artisans de ce tardif raccommodage, partis à la recherche d’une improbable martingale, ces inquiétants énergumènes, ces forcenés casseurs d’assiettes de nouveau réunis en Comité central, ils n’arrêtent pas de s’agiter et de s’entre-déchirer, mais ne dirigent plus rien du tout.

Parmi eux, quelques uns se prennent encore pour les exécuteurs testamentaires des dernières volontés d’un Béji Caïd Essebsi qui, en dépit de sa dépression mélancolique, se frotte parfois les yeux et se rappelle, à travers la clarté fugace qui pénètre de temps en temps son esprit, qu’il est toujours le fondateur de Nidaa Tounes, oubliant l’ombre obscure des vicissitudes qu’il fit endurer à son mouvement.

À l’entendre parler de son incurable organisation, appelant subitement ses ouailles à lever la sanction sur un Premier ministre longtemps laissé sans domicile fixe et persécuté, on serait tentés de sourire, tant la tentative de retournement de veste et de cervelle, formulée par la plus haute autorité de l’Etat, est grossière.

Tahya Tounes : un directeur euphorique, un «zaïm» caché

Venons-en maintenant à Tahya Tounes, une start-up politique avec, comme c’est souvent le cas, des idées nouvelles et audacieuses et un financement indépendant. Une foule clairsemée de partisans pressés, d’adhérents incompétents, de militants myopes, de ministres-girouettes et de politiciens ratés, dont la plupart ont la tête vide, sans idées, sans projet et sans programme, se bousculent par milliers, dit-on, au portillon du jeune parti à toutes fins utiles.

Ce mouvement est pour le moment dirigé avec assurance et une jubilation de tous les instants par un mandataire agréé : Selim Azzabi. Pendant que ce dernier chauffe la salle, le «zaïm», qui tient ses deux fers au feu, attend toujours le moment opportun pour prendre ses responsabilités, quitter sa fonction et se déclarer candidat.

Rappelons, en passant, qu’en France, Manuel Valls, alors Premier ministre du président François Hollande qui avait renoncé à se représenter, avait officiellement remis sa démission et celle de son gouvernement dès le lancement de la campagne pour la présidentielle. Mais toutes les démocraties ne partagent pas la même culture politique.

Le cruel dilemme de Youssef Chahed

Bien que jugé «présidentiable» aux yeux d’un entourage par trop complaisant, Youssef Chahed prend son temps, tarde à exprimer ses intentions et refuse de céder au pouvoir de séduction des sondages. En attendant, on essaie de valoriser la légitimité charismatique au détriment de la légitimité légale et rationnelle.

Sous un régime démocratique, la politique est une vocation qui doit se conformer à des impératifs précis. Or plus M. Chahed traîne dans sa prise de décision, plus il inscrit celle-ci en contradiction avec l’un des ses principes fondamentaux : que la question de la candidature à la fonction de président de la République, qui a encore un relief tout particulier en Tunisie, ne doit pas se poser en termes d’envie, de caprice, de désir de toute puissance ou de calcul du coût d’option ou de renoncement. C’est un acte personnel et volontaire qui ne peut donner lieu à un marchandage.

Les attentes de l’opinion publique, par le fait d’associer dans l’esprit des électeurs le nom du candidat à un parti en temps de crise profonde, sont aujourd’hui plus exigeantes qu’elles n’ont jamais été.

En attendant que l’imam caché veuille bien faire acte sans pour autant se départir de sa fonction de chef de Gouvernement, il lui faudra alors gérer l’articulation impossible entre son statut de candidat et celui consacré à l’élaboration et la mise œuvre des politiques publiques qui ne sauraient être pensés en relation avec l’espace-temps électorale.

M. Chahed reste enfermé dans son cruel dilemme : retarder au maximum la déclaration de sa candidature, en restant en fonction jusqu’au bout de son mandat, ou partir tout de suite pour s’engager dans la course, au même titre que les autres compétiteurs. Les deux termes sont insatisfaisants.

Miser sur le phénomène de la préférence temporelle

En conservant la Kasbah, M. Chahed continuera assurément à signaler aux ignares rationnels que sont les électeurs une compétence en action, qu’il demeure l’unique leader possible malgré tous les déboires subis. Il fait déjà fonctionner la machine à manipulation de l’opinion publique; que les mauvais choix sont contraints, qu’il est toujours sur le point de relancer l’économie, qu’il revendique un taux de croissance «préélectoral» en nette progression et une inflation qui, comme par miracle, est en légère baisse. Ce faisant, il dupe tout le monde par une information imparfaite, mais paradoxalement cela pourrait lui faire gagner des voix. Le phénomène de la préférence temporelle stipule en effet que l’on préfère un bien présent à un même bien futur mais moins assuré.

Cependant, la présidentielle comporte aussi des défis et des risques évidents, et les dépenses de campagne, élevées, ne se nourrissent pas uniquement de la ferveur des militants. Un candidat ne peut pas convaincre sans financement. Par ailleurs, exposé au regard de l’opinion, il doit rendre des comptes. Et ses adversaires, l’UGTT en tête, ne manqueront pas de lui rappeler son bilan passé, basé sur une politique qu’il serait déraisonnable de reconduire. Or, en cynique rationnel, M. Chahed est le mieux placé pour comprendre que les résultats désastreux de sa politique ont moins de chances de mener le pays au désastre que le programme de l’idéologue aveuglé d’en face ou de l’homme politique partisan qui veut gagner une élection pour mettre en application sa politique.

En plus, du fait que l’horizon électoral devient un élément de définition des stratégies d’action en matière de politiques publiques, M. Chahed devrait ergoter avec sa conscience d’interminables marchandages plus ou moins transparents, plus ou moins rigoureux. Il lui faut en effet tenir compte des intérêts personnels de certains soutiens, du lobbying, des parrainages de généreux mécènes, d’entreprises qui visent l’obtention d’un marché public, de la masse d’électeurs indifférents, indécis ou qui craignent de ne pas obtenir ce qu’ils désirent et qu’il faudra forcément satisfaire par des promesses irréalisables ou carrément mensongères.

Que l’on pense également à l’accélération de la réalisation d’un projet pour que l’inauguration puisse avoir lieu avant des élections, aux choix d’accorder des subventions dans les périodes qui précèdent les échéances électorales, ou aux tactiques visant à retarder l’adoption de réformes impopulaires.
Et pendant ce temps…

Ennahdha devenu un parti comme les autres

Au point où en sont les choses, il faut s’attendre à ce qu’Ennahdha, déjà majoritaire à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) conservera cette avance aux prochaines élections avec, cette fois, un Premier ministre qui sera issu de ses rangs.
C’est qu’en cinq ans, le parti islamiste a su, non seulement redorer son blason, fortement terni par l’épisode de la «Troïka», l’ancienne coalition dont il était le chef de file, mais avait fini par avoir la peau de Nidaa Tounes. Se tenant à l’écart des conflits qui secouaient les autres partis, il regardait impassible leurs membres s’entre-tuer et comptait les morts.

Il s’est ensuite hissé, à la faveur des transhumances qui n’arrêtaient pas d’affecter la composition de l’ARP, au rang de parti majoritaire avant même la fin du mandat législatif sans rien exiger en retour.

Allié politique de Nidaa Tounes, soutien indéfectible aux accords de Carthage, Ennahdha avait réussi la prouesse de se normaliser en devenant fréquentable au point de participer à tous les gouvernements, intervenant dans les débats au moyen d’un discours rassembleur, homogénéisant et technique en apparence.

Tel un chef d’Etat, Rached Ghannouchi avait gagné de son côté une stature internationale par des fréquents séjours à l’étranger, tout en rassurant les chancelleries à l’aide d’une escroquerie intellectuelle, une soi-disant démocratie islamique.

Dans un Etat failli, avec une représentation politique éclatée, des partis fragmentés, la Tunisie est devenue des morceaux de société. Une configuration qui ne répond pas à l’urgence de la situation. La peur du lendemain est devenue terrifiante. Un sentiment de fragilité extrême affecte désormais ceux qui ne se sentent plus capables d’élever correctement leurs enfants, trouver du travail, ou se soigner. Bref, rebondir. Ce sentiment profond lié à la solitude est celui qui nourrira demain le vote pour Ennahdha, devenu un parti comme les autres et pour certains électeurs dépités, peut-être mieux que les autres.

Demain, en s’emparant du pouvoir, Ennahdha raflera les honneurs et les places. À elle la présidence de l’ARP et celle du gouvernement, mais n’aurait pas d’autre alternative économique que celle de prolonger les choix faits par les gouvernements précédents. Quand à la présidence de la République, elle n’en veut pas et la concédera volontiers à M. Chahed.

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