La présence ou non en Tunisie d’une base de lancement de drones américains n’est qu’un déplorable combat d’arrière-garde. Et la souveraineté nationale une thématique illusoire.
Par Yassine Essid
Chaque matin, après avoir embrassé sa femme et conduit ses enfants à l’école, le pilote américain rejoint la base du l’US Air Force au Nevada, au Dakota du nord, ou celle de Langley au siège de la CIA pour y faire la guerre. Dans l’une des pièces hautement sécurisées des soixantaines de stations dispersées dans le monde, le gentil père de famille s’installe avec son coéquipier derrière des écrans d’ordinateurs, actionnera le manche de pilotage pour intercepter, viser et neutraliser une cible humaine ou logistique, située à des milliers de kilomètres de son bureau à huis-clos, à Kaboul ou à Mossoul. Du commandement, contrôle, pilotage, jusqu’à la maintenance et l’armement, ces installations remplissent des fonctions clés qui permettent aux campagnes de drone de continuer à se développer, comme c’est le cas depuis plus d’une décennie.
Une guerre asymétrique au moyen d’engins nouveaux
Il n’y a plus de guerre. Du moins celle qui nous vient tout de suite à l’esprit : des rapports conflictuels qui se règlent au sol, dans les airs et dans les mers par une lutte entre deux armées qui se font face jusqu’à la reddition de l’un des belligérants.
Cet archétype à la Clausewitz ne correspond plus au nouveau modèle de violence sans combat, basée sur la traque, la poursuite et l’exécution. Il s‘est en effet produit une inflexion dans la pratiques guerrières qui a rendu le rôle des armes dans la représentation du public bien problématique.
La pensée demeure encore en-deçà de la réalité des nouvelles stratégies de combat où tout se déroule à distance et où on ne distingue plus le combattant du non-combattant. Les réactions tardent par conséquent à s’adapter aux changements concernant une guerre asymétrique au moyen d’engins nouveaux, manipulés par des opérateurs plus proches des robots que des militaires. C’est précisément le cas de ces aéronefs sans pilote qui servent à procéder à des missions de police à l’échelle mondiale et qu’on appelle les drones.
L’armée américaine, bien qu’autosuffisante en matière militaire, ne peut pas déclencher des actions qui ne soient pas construites par un certain type de consensus politique supranational, donc sans l’accord de certains pays. Les Américains ont ainsi discrètement multiplié des bases afin de réduire les distances que doivent couvrir les drones provoquant un déséquilibre dynamique où les Etats auraient encore moins de pouvoir et de légitimité.
Le drone, pièce maîtresse de la lutte antiterroriste
Le caractère stigmatisant de «Gendarmes du monde» dont on affublait le mode impérial de l’armée américaine, où le paradigme policier était plus important que le paradigme guerrier, a inauguré pourtant un changement radical dans l’analyse et l’interprétation de la guerre classique de conflit inter-étatique violent par l’absence de buts de guerres et d’exploitation géopolitique de la victoire.
Le drone, devenu pièce maîtresse de la lutte antiterroriste, était appelé à devenir l’arme préférée des administrations américaines constituant un pas supplémentaire dans l’usage de la technologie à des fins militaires.
Dans la mesure où la guerre se fait à distance, sans implication de troupes au sol, les armées recourent de plus en plus à la reconnaissance des zones de combat et au renseignement électronique au détriment du renseignement humain.
Cependant, utilisé depuis l’arrivée de l’administration Bush comme arme létale, le drone a endossé le principe de la «guerre juste» et a progressivement gagné en légitimité par rapport au droit international comme aux lois de la guerre en tant qu’arme de légitime défense contre toute attaque ennemie ou dans le cas d’une menace imminente parfois en dehors de la chaîne de commandement de l’armée américaine.
Sous l’administration, Obama le nombre de frappes frôle le chiffre de 500 par mois en dépit d’une rhétorique officielle fondée sur le principe du dernier recours. Le mythe relatif à l’usage des drones, dans la mesure où leur intervention repose sur la fiabilité des renseignements sur l’identité et la culpabilité de l’objectif, a cependant subi un revers de taille une fois leur incapacité à réduire les dommages collatéraux, notamment en victimes civiles, amplement constatée.
Cet avion a été longtemps matière à controverse y compris dans son pays d’origine. En Tunisie, du côté de certains contestataires, toujours jaloux de l’indépendance du pays et dont la sensibilité en matière de souveraineté nationale est toujours à fleur de peau, le gouvernement aurait commis l’innommable crime d’autoriser, selon ce qui a été dévoilé la presse américaine, que des bases militaires tunisiennes serviraient de terrains de lancement de drones américains vers le théâtre d’opérations de l’organisation de l’Etat islamique (Daech), notamment dans la Libye voisine.
Des drones américains en Tunisie : pourquoi se voiler la face ?
Pour le ministère de la Défense, obligé de se replier frileusement sur des interprétations tardives qui, du coup, deviennent forcément suspectes, il ne s’agirait en fait que d’un projet visant à développer nos moyens en matière de gestion des renseignements pour contrer la menace terroriste. Et cela grâce à l’usage des drones. Pourquoi avoir cherché à masquer inutilement et si longtemps la vérité au public ?
Rappelons au passage à tous les protagonistes de l’hypocrisie en politique, à la susceptibilité chatouilleuse, certaines transgressions par rapport à la norme dans la configuration de ce qu’on appelle souveraineté nationale.
Au temps glorieux du tiers-mondisme, l’élite anti-impérialiste s’abritait, pour camoufler ses carences, derrière l’accusation d’ingérence de la CIA et la croyance naïve en ses forces occultes. Aujourd’hui, on proroge autrement la mythification de la toute-puissance américaine grâce à laquelle on règle ses comptes avec sa mauvaise conscience et ses contradictions.
On ne doit pas se priver de rappeler, à tous ces contestataires par habitude, la tragique illusion de l’islamisme modéré soutenu par les Etats-Unis à travers un printemps arabe sanglant. Les emprunts contractés par la Tunisie grâce à la garantie du gouvernement américain auquel on ne cesse de solliciter l’assistance économique et financière. N’oublions pas non plus l’usage d’armements opportunément offerts par l’Occident pour renforcer la lutte à nos frontières.
La Tunisie, qui a toujours fait de la neutralité un pilier de sa politique extérieure, est aujourd’hui membre d’une coalition de 34 pays dirigée par l’Arabie Saoudite, chantre avec le Qatar de l’épopée wahhabite, allié indéfectible et meilleur client des Américains en matière d’armements. Celle-là même qui bombarde en permanence les villes du Yémen.
Enfin, tout en espérant la victoire des Occidentaux contre l’Etat islamique, on s’acharne à nous mettre en contradiction, poussée jusqu’à la manie, avec les principes proclamés de la souveraineté nationale.
Un déplorable combat d’arrière-garde
Pourtant celle-ci est de plus en plus mise en péril par la mondialisation, l’internationalisation des mouvements de capitaux, les échanges culturels, les mobilités humaines, la puissance des multinationales qui les autorise à intenter des procès aux Etats, l’accès sans dispositif de protection à toutes les formes d’informations et le caractère supranational des réseaux sociaux.
Pour apprécier la véritable portée de ce vain débat et estimer à quel point l’absence ou la présence en Tunisie d’une base de lancement de drones n’est qu’un déplorable combat d’arrière-garde, il suffirait de penser à l’offre de services d’un outil comme GoogleEarth qui va au-delà de la recherche thématique et aurait dû provoquer depuis longtemps une levée de boucliers indignée. L’image de ce logiciel de visualisation de la terre, à la portée de tous les internautes, est d’une résolution de plus en plus étonnante et permet de découvrir des choses qui, jusqu’à récemment, étaient du seul ressort des services de renseignement militaire.
Par ailleurs, la souveraineté nationale n’est-elle pas bafouée à chaque instant par les filières de la contrebande, la menace majeure contre l’état de droit que constitue la corruption, l’accumulation de la dette extérieure qui devient plus difficilement remboursable et une diplomatie entachée d’alliances douteuses ?
Une perception nouvelle de la réalité annonce l’affaiblissement du poids de l’Etat, l’effacement graduel des frontières et une déconstruction progressive des principes fondamentaux de la souveraineté nationale. Bref, la mondialisation des réseaux d’échanges, des alliances incompréhensibles et la multiplication des conflits armés, l’emportent de plus en plus sur le champ des forces géopolitiques. Le contrôle territorial perd de son intérêt et l’Etat-nation a cessé d’être l’acteur mondial de référence.
Dans cette affaire, gouvernement et société civile s’égarent par leurs thématiques illusoires sur la souveraineté nationale au regard des réalités politiques nouvelles. Quand la Tunisie s’aligne sur la politique des Etats-Unis, de l’Arabie Saoudite et du Qatar, la souveraineté nationale est-elle dépassée? Lorsqu’on tolère les grandes attentes des islamistes qui ne cessent de proclamer leur volonté de bâtir une société régie par les préceptes de l’islam en mettant la communauté des croyants, oumma, à la place de la cohésion nationale et ne rêvent qu’à nous dépouiller des attaches qui nous enracinent dans une culture et une histoire la nation, qui est titulaire de la souveraineté nationale, est-elle toujours dépassée ?
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