Entre son protégé Youssef Chahed, en très grande difficulté, et son ancien ami, le galeux agitateur Nabil Karoui, Béji Caïd Essebsi a passé une très mauvaise semaine.
Par Yassine Essid
Le président de la république Béji Caïd Essebsi a volé au secours de son jeune protégé, le chef du gouvernement Youssef Chahed, qui s’est pris aux fils d’une inextricable crise sociale, en intervenant auprès des ses amis d’Ennahdha et de l’Union générale tunisienne de Tunisie (UGTT) qui n’avaient pourtant jamais hésité de réchauffer l’ambiance sociale: semant les troubles, fomentant les conflits, encourageant les protestataires tout en feignant une réprobation mesurée bien que, dans le fond, les événements actuels s’avèrent parfaitement conformes à leurs inclinations.
Un emballage où il n’y a rien dedans
La prestation télévisée du chef de gouvernement, ou plutôt l’épreuve orale, n’a pas frappé les esprits. Et c’est le moins que l’on puisse dire. Elle n’avait même pas de raison d’être. Un tel événement doit être motivé par des événements considérables ou suscité par l’annonce de décisions majeures qui méritent d’être révélées au public parce qu’ils sont un impact direct sur ses conditions de vie : alerter l’opinion sur un prochain stress hydrique, lui annoncer une hausse exceptionnelle des prix des fruits et des légumes, une baisse drastique autant qu’inévitable du taux de change de la monnaie nationale, ou l’intention du gouvernement de déployer des moyens drastiques pour imposer l’équité fiscale. Il pourrait même aller jusqu’à se substituer au président de la république et commandant en chef des armées pour décréter l’état d’urgence. Or, celui-ci n’a pas cessé d’être en vigueur sans pourtant changer d’un iota notre vie quotidienne, ni empêché les gens de se rassembler, de manifester et, à l’occasion, de vandaliser des bâtiments publics ou d’attaquer des force de l’ordre.
Béji Caïd Essebsi vole au secours de son jeune protégé, Youssef Chahed.
Si M. Chahed s’est montré si peu volubile dans ce débat, c’est d’abord parce qu’il est, autant nous d’ailleurs, au milieu du plus grand désarroi: matériel, financier, politique et social. Parce qu’il lui manque ensuite la plus élémentaire pédagogie, celle-là même qui est nécessaire pour faire partager sans ambages avec l’opinion un diagnostic sur la gravité de la situation afin que chacun comprenne le tumulte que nous vivons et les sacrifices qu’il réclame.
La méthode était en effet trop scolaire et le décor, banal, ne favorisait guère les échanges d’idées.
Trois examinateurs, qui posent et anticipent les réponses à leurs questions, affrontaient un candidat qui semblait venu pour passer un examen d’embauche. En écoutant parler le Premier ministre, on avait du mal à mettre son visage de côté, ses lunettes, sa cravate, ses cheveux et son port de tête altier. A faire fi de ses mimiques, ses temps de silence, l’impatience de ses mains, le mot qu’il va oublier, le moment où il se demande ce qu’il va dire.
Or, on ne l’a pas entendu donner simplement, et en langage qui ne soit pas coupé des réalités, des réponses exemplaires et satisfaisantes qui viendraient appuyer l’apparence et l’allure de celui qui répond. Ainsi, faute de nous intéresser à ce qu’il dit, l’écouter avec gravité analyser la situation sociale et économique, il devenait tout d’un coup inaudible car il n’y a plus aucun accord entre le visage et les propos.
Youssef Chahed ignore que les résolutions exprimées ne durent qu’un temps. Celles, si bien gravées sur son visage lors de son discours d’investiture, n’ont abouti à rien. Elles n’ont pas changé grand-chose à la situation financière de l’Etat et la réalité de l’environnement économique et social du pays malgré toutes les promesses, les engagements et les campagnes pour éradiquer ceci ou réaliser cela.
La prestation télévisée du chef de gouvernement n’a pas frappé les esprits.
Cet entretien mythologique, cette fable truffée de problématiques préfabriquées, rend incompréhensible toute mesure qui vient les contrarier. D’où ce décalage permanent entre le discours et la réalité.
Les gens, parce qu’ils sont découragés, souvent désespérés, ne s’attendent pas toujours dans ces cas-là à écouter quelqu’un leur expliquer comment on doit se conduire pour éviter le pire, mais à des résolutions fermes et responsables. Il ne suffit pas d’exposer la situation générale dans le pays, les protestations sociales, au besoin les condamner, sans comprendre que, pour qu’une agitation reste en mouvement, il faut que quelque chose d’insupportable continue de la démanger, jour et nuit. M. Chahed ne réfléchit pas. Donc forcément son discours ne peut qu’être confus, au mieux creux. Autrement dit juste un emballage où il n’y a rien dedans.
Rejeter la faute sur les autres
Par ailleurs, c’est une triste chose que de refuser d’assumer les faits et d’être réduit à rejeter la faute sur les autres. C’est une pratique familière que nous retrouvons souvent dans la vie politique des Français. Sauf que le clivage droite-gauche structure leur vie politique depuis plus de deux siècles, organisant positionnements et représentations à travers ses dimensions politiques, sociologiques et idéologiques.
Or, hormis les déconvenues de l’épisode de la «troïka», l’ancienne coalition gouvernementale conduite par le parti islamiste Ennahdha, largement mis à contribution par leurs successeurs, il est temps de cesser de proférer un aveu d’échec et d’impuissance sur la base du solde négatif de ses prédécesseurs. Il y là assurément un défaut d’imagination et un déficit d’efficacité permettant de lutter contre une gabegie qui perdure, pousse certains à la révolte contre l’ordre établi en prenant parfois un aspect carrément insurrectionnel.
Après les résultats lamentables du gouvernement de la «troïka», on a cherché à dessaisir l’homme politique au profit du ce qu’on appelle le technocrate qu’on a revêtu du mythe de celui qui ne s’attache qu’à l’examen objectif des phénomènes, mais qui finit par devenir de jour en jour l’exécutant docile des politiques.
Pour le cas de Youssef Chahed, son obéissance était l’atout principal derrière sa nomination. Aussi se garde-t-il de parler de certains sujets, comme les cavernes de brigands, des soudoyés, des stipendiés, et de la corruption des autorités subalternes de l’administration publique. Il pourrait même, et nous lui serions tous gré, dénoncer publiquement les milliards accordés par le contribuable à une bonne femme chargée de ressusciter les morts et d’enterrer les malversations des vivants tout en insultant les historiens pour, dit-elle, leur impardonnable manquement à leur devoir de divulguer la vérité historique afin de s’épargner les reproches de l’ancien régime.
Béji Caïd Essebsi et Nabil Karoui: les mauvaises fréquentations du chef de l’Etat.
L’encombrant M. Karoui
On ne peut pas achever cette chronique sans dire quand même un mot sur l’affaire Nabil Karoui, ci-devant patron de la chaîne de télévision privée Nessma, protagoniste dénué de morale et ami intime de la famille Caïd Essebsi, qui a tourné court. Soutien financier de la campagne du vainqueur des présidentielles, il se réclamait à l’époque comme l’un des fondateurs de Nidaa Tounes et allié indéfectible du fils de son fondateur et ancien président, Hafedh. Le vent ayant tourné, il exprima, dans un premier enregistrement fuité, toute la haine et le mépris qu’il attache au parti et ses dirigeants en usant de propos franchement orduriers.
Un second enregistrement, réalisé à son insu, révèle cette fois la nature profonde du personnage. On l’entend discuter avec ses collaborateurs sur une future campagne de discrédits en les sommant de faire usage des pires bassesses pour dénigrer et disqualifier les membres de l’association I Watch qui lutte contre la corruption. Elle s’est en effet intéressée de très près aux comptes et sociétés détenus en majorité ou en partie par les deux frères Karoui.
Là, il n’est plus questions d’insultes, mais de véritables stratagèmes plus proches des combines de lycéens débiles par leur degré de stupidité, que des manœuvres et des lâches intimidations de la mafia.
Malgré leur rupture avec Karoui, les Caïd Essebsi, père et fils, ne sont pas quittes pour autant. Ils avaient longtemps affiché ensemble une forte amitié de matelots. Celle qui prend naissance des besoins d’estime ou d’affection, mais qui s’enracine surtout par les besoins d’intérêts. Elle demande des sacrifices, de la reconnaissance et de l’indulgence dès lors que l’on tienne compte de ce qu’elle a de bon et qu’on néglige ce qu’elle a de mauvais.
Entre Nabil Karoui et Hafedh Caïd Essebsi, l’amitié supposait une égalité parfaite, des devoirs réciproques et rigoureusement semblables; elle s’offensait de toute idée de subordination. C’était une sorte d’association de complaisance mutuelle, plus franchement, de réelle complicité.
Aussi, dans cette affaire, ceux qui se targuaient hier d’une exclusivité dans leur amitié avec Nabil Karoui, profitant de ses largesses et de ses combines pendant une longue période, à qui ils avaient octroyé la liberté d’entretenir à leur profit des relations douteuses et furent dès le départ au courant de ses entreprises et de ses méfaits, affectent aujourd’hui de n’y voir peut-être dans ses comportements qu’un vulgaire accident. Ils auraient alors grand tort de repousser Nabil Karoui tel un galeux agitateur, ni cruellement l’abandonner à son sort en lui opposant leur silence sans y reconnaître une grande part de responsabilité.
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