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Ennahdha et le terrorisme en Tunisie

Terrorisme-Ennahdha

Le parti islamiste Ennahdha pourra sortir de la mauvaise passe où l’ont plongé ses anciens protégés jihadistes en rompant avec sa lecture intégriste de l’islam.

Par Farhat Othman

On sait ce que disent les fables de La Fontaine sur le loup qui réussit à se faire passer pour berger; il ne peut se défaire de sa nature première. Il se passe la même chose aujourd’hui en Tunisie. Le dernier attentat du 24 novembre 2015 qui a ciblé la tête de l’État en est l’illustration parfaite; le loup terroriste est bien infiltré dans la bergerie Tunisie.

À défaut de l’en faire sortir, ce qui relève aujourd’hui de l’impossible, comment donc le neutraliser, l’aidant à devenir un chien de garde comme il se prétend vouloir l’être? Cela est bien possible, mais exige une volonté politique et le courage à la mettre en exécution.

Nous en parlerons après une rapide esquisse de la situation au lendemain du sanglant attentat de Tunis.

Quelle stratégie antiterroriste ?

Le terrible attentat qui a endeuillé de nouveau la Tunisie vient comme un coup de semonce dans la léthargie politique actuelle : quelque chose est bien pourri en Tunisie, le ver est dans le fruit. Des voix de plus en plus audibles exigent des décisions fortes et non de pure forme, devant relever d’une stratégie antiterroriste globale effective reflétant la réalité de guerre engagée contre le terrorisme aux formes diverses, visibles mais aussi invisibles.

Les dernières mesures, à l’exception d’une fermeture limitée dans le temps des frontières avec la Libye, restent superficielles, ne s’attaquant pas à la racine du mal, y compris la dernière annonce du ministre de l’Intérieur concernant l’assignation à résidence des centaines de Tunisiens revenus des zones de conflit.

Ces personnes sont porteuses d’une intention maligne ne s’étant pas limitée au niveau théorique, puisqu’elle s’est manifestée par un commencement d’exécution avec le voyage vers lesdites zones. Il ne s’agissait pas d’un déplacement touristique, mais bien de l’intention d’y prendre part au coup de feu, tuer au nom de leur foi.

Qu’est-ce qui les empêcherait de passer à l’acte en Tunisie en l’absence d’un engagement ferme de leur part comme ayant fait amende honorable, outre la nécessaire sanction qu’impose la justice pour ce qu’ils auraient commis de crimes durant leur présence sur les chemins de traverse ?

Une confusion des valeurs

C’est ici que se pose le véritable problème : comment qualifier de tels actes ? Qu’on ne se leurre pas, s’ils sont pour les uns une instrumentalisation de la religion pour une fin politique et idéologique, ils ne sont que participation à la lutte contre une dictature, un acte de bravoure à saluer pour un grand nombre de nos théoriciens et politiciens, y compris ceux qui sont dans le pouvoir.

Or, lutter contre le terrorisme suppose de dénoncer l’implication de la religion en politique. Bien évidemment, ceux qui pratiquent la tromperie seront prompts à dénoncer une atteinte au droit et à la liberté de pensée quand ils ne les respectent pas en d’autres domaines plus évidents, relevant de la vie de tous les jours. Pourtant, lorsque le salut d’une nation est en cause, les droits de l’Homme s’y plient, autorisant le recours à l’exception confirmant la règle.

On vient de le voir avec la France, pays autrement plus respectueux que la Tunisie des valeurs humanistes, ne serait-ce que par le système juridique et judiciaire; elle vient d’aviser le Conseil de l’Europe de son intention de déroger à la convention européenne des Droits de l’Homme à la suite de l’attentat terroriste dont elle a fait l’objet récemment. Il est vrai, on se doit de rester dans des limites, ne point dépasser le cadre nécessairement dérogatoire d’une telle atteinte; cela se manifeste par l’existence même de lois justes, même si elles ne sont pas respectées ou dont l’application est momentanément suspendue.

Pour gagner la paix, certains laïcs en Tunisie proposent de s’attaquer à la religion, faire du Coran juste un monument sacré devant être rangé dans une bibliothèque ou un musée.

D’autres disent à juste titre que cette paix est d’abord spirituelle et exige une plus grande proximité du Coran. Les uns et les autres ont raison et tort à la fois, oubliant tout autant que la démocratie est le gouvernement de la majorité. Et en Tunisie, celle-ci est attachée à la religion, non pas en tant que culte, mais trait identitaire et culture. Peut-on ranger dans sa bibliothèque ce qui nous définit?

Certes, il y a des lectures du Coran, mais il y a une seule et même visée: que la foi est au service de l’humain; et de cela, même les plus intégristes en conviennent. Aussi, c’est sur cette base qu’il faut agir en développant une telle lecture de l’islam, seule juste et susceptible de réunir les Tunisiens, croyants et non croyants.

Cette lecture culturelle est d’ailleurs bien connue chez nous et en islam, ayant été développée par le soufisme. Le Coran est sacré, mais il n’a jamais été un monument ni l’idole des intégristes; il est un dogme limité à la vie privée et une culture relevant de la vie publique, devant évoluer avec les contingences de la vie. C’est pour cela que l’effort maximal est exigé aussi bien pour l’interprétation que pour donner l’exemple d’une véritable piété respectueuse de l’autre, y compris le différent absolu.

C’est justement parce que les intégristes font du Coran un monument sacré qu’ils se laissent aller aux turpitudes qu’on voit en le lisant caricaturalement. La paix ne sera gagnée qu’en purifiant nos têtes du terrorisme mental qui y est niché et qui s’alimente d’un islam guerrier qui a fait son temps comme tant de choses en notre religion.

La polémique ci-dessus évoquée est bien réelle dans notre société et dit à quel point l’islam est au coeur de la situation de déliquescence que vit la Tunisie où la pérennité même de l’État est en cause. Or, cet État est civil selon la Constitution même, ce qui suppose des mesures allant dans ce sens.

De plus, comme il est bien connu que les grands maux supposent des grands remèdes. Le terrorisme n’ayant pas de frontières, il suppose une parade qui ne soit pas nationale, une réaction de tout l’environnement international duquel relève la Tunisie. Nous en esquissons ci-après ce qui nous semble de nature à s’attaquer aux racines inconscientes, alimentant le terrorisme mental à la source des drames qui sont bien l’oeuvre de munitions humaines au cerveau manipulé par des professionnels de nouvelles croisades, islamiques cette foi-ci. Nous ne rappellerons pas moins, au préalable, l’enjeu stratégique dans lequel se trouve notre pays, qu’il faut avoir à l’esprit.

L’heure de vérité pour le parti islamiste

La défunte troïka fut un gouvernement qui a réuni autour du parti islamiste un attelage baroque de supposés modernistes. Ceux-ci n’étaient que des démocrates timorés, comme le parti de l’ancien président de l’Assemblée constituante et encore plus celui de l’ex-président provisoire Moncef Marzouki. Ce dernier a d’ailleurs ôté son masque de militant des droits de l’Homme lors de la campagne présidentielle, affichant des idées pour le moins intégristes.

On le sait d’ailleurs, l’essor du jihadisme en Tunisie a été encouragé par cette troïka et s’est manifesté par la rupture dans des conditions scandaleuses des relations diplomatiques avec la Syrie. On a ainsi vu des officines agissant au grand jour pour envoyer les jeunes combattre aux côtés des groupes extrémistes. Des hommes politiques et des penseurs ont même fait état de la noblesse d’un tel acte. Cette confusion des valeurs est encore en vigueur, se situant au coeur même du pouvoir; il importe non seulement de la pointer aujourd’hui, mais d’y mettre un terme.

Le principal parti de cette galaxie, dans laquelle a tourné la destinée de la Tunisie trois ans durant quand même, est le parti Ennahdha qui est toujours au pouvoir, y étant l’allié principal. On le sait, l’Occident et à sa tête les États-Unis d’Amérique l’imposent à la Tunisie au nom de leurs intérêts sacrés. Il est vrai que le parti de cheikh Ghannouchi a le mérite de présenter au public une formation monolithe, ayant eu le talent de jouer avec les valeurs démocratiques, prétendant avoir fait amende honorable pour ce qui concerne ses penchants terroristes d’antan.

Car, ne l’oublions pas, il a été derrière certains actes terroristes passés qu’il est en droit aujourd’hui de prétendre avoir été contraint d’y recourir en réaction obligée au terrorisme similaire le visant de la part de la dictature. Que ceux qui ont souffert de tels actes, connaissant de près la mentalité des chefs de Ennahdha et ses militants les plus radicaux, en gardent un souvenir vivace qui les amène de douter de la sincérité de la supposée repentance du parti islamiste est compréhensible. Cela n’est toutefois pas suffisant pour faire en sorte que des Occidentaux se voulant réalistes ne croient pas sur parole les islamistes quand ils jurent leurs grands dieux avoir changé et/ou vouloir le faire pour peu qu’on les y aide.

Ils nous disent avec raison qu’il n’y a pas actuellement de formation structurée pour diriger le pays en dehors du parti islamiste au vu de l’état lamentable dans lequel se trouve le parti majoritaire. D’autant plus que le parti islamiste a l’avantage, de par sa proximité avec ses anciens amis terroristes, d’aider à les contrôler, les empêcher d’agir.

Si cette analyse est bonne, elle vient de démontrer ses limites : à croire qu’il a effectivement changé, Ennahdha n’aurait aucune prise réelle sur les terroristes purs et durs. Surtout, il continuerait, chez certains de ses militants radicaux, de nourrir un terrorisme mental qui alimente forcément le terrorisme endeuillant le pays. On l’a vu aussi avec l’affaire des mosquées hors contrôle de l’État et le soutien apporté par le parti au prétendu cheikh de la mosquée Sidi Lakhmi, à Sfax.

Une preuve tangible de mutation démocratique

Cela ne compte pas beaucoup hélas pour nos partenaires occidentaux plus soumis au poids du matérialisme dans leurs attitudes que celui de l’éthique. Ils continuent à séparer politique et morale selon la loi antique de la conception politicienne où il faut savoir ruser, être fort ou prétendre l’être en simulant et en dissimulant, pour réussir ou faire illusion.

C’est ce que fait Ennahdha qui a été à bonne école en matière de machiavélisme, usant des mêmes armes que ceux qui font plier l’Occident aux turpitudes du wahhabisme, négation ultime de l’islam et de sa spiritualité humaniste soufie, qui est de la même veine que l’humanisme à la base de la modernité occidentale.

La politique a ses lois que l’éthique ne saurait contrer. C’est pour cela qu’il faut savoir tenir compte des réalités contraires pour retourner contre eux les armes dont usent les ennemis de la démocratie, les prenant à leur propre piège. Le parti Ennahdha a certes beau jeu de se dire démocrate et a même le droit de vouloir enfin relever du jeu du vivre-ensemble démocratique; qu’il le démontre donc par des actes concrets !

Il ne suffit plus de croire sur parole à la volonté supposée démocratique du parti islamiste ; il doit le prouver par des initiatives franches, à haute teneur symbolique, à la fois pour illustrer sa véritable métamorphose démocratique que pour pallier l’inertie de ses adversaires et supposés démocrates timorés sur nombre de questions essentielles de la démocratie. Cela aura même bien plus de poids en de telles matières sensibles venant du parti islamiste, supposé mieux connaître l’islam que quiconque en politique.

Par exemple, on attend qu’Ennahdha ose dire la vérité sur la conception du martyre en islam qui ne suppose nullement de se tuer, mais impose de vivre pour témoigner, la «chahada» dans la foi islamique étant le témoignage1. Que le parti de M. Ghannouchi ose reconnaître que le jihad armé est un jihad mineur ayant pris fin avec l’édification de l’État islamique, qu’il n’est plus aujourd’hui de jihad qu’«akbar», cet effort maximal devant viser soi par l’exemple parfait à donner. Le prophète n’est-il pas venu parfaire la morale dont la meilleure illustration est le respect de son prochain2 ?

Outre de tels aspects généraux auquel on ajoutera une position officielle du parti islamiste contre l’hérésie du califat tout aussi périmée que la hijra et le jihad armé, on attend que Ennahdha ose proposer des projets de loi s’attaquant à des sujets sensibles de la vie quotidienne, constituant de réels freins au vivre-ensemble démocratique dans ce pays. Des projets qui seraient de nature à faire réaliser le saut qualitatif nécessaire pour sortir de la préhistoire de l’intégrisme mental et de la dictature politique. Nous donnons ci-après une illustration.

Projets pour une révolution mentale

Sur le plan des relations internationales, le parti proposera de renouer avec la doctrine de Bourguiba sur la Palestine en proposant l’instauration de relations diplomatiques avec Israël dans le cadre d’un retour à la légalité internationale. Cela pourrait se faire par un appel de la diplomatie tunisienne, enfin revitalisée, adressé à l’Europe en vue de la création en Méditerranée d’un espace de démocratie ouvert à tous les pays démocratiques ou en passe de le devenir — comme la Tunisie — et qui serait un espace de libre circulation humaine sous visa biométrique de circulation, respectueux des réquisits sécuritaires3 ! Ce serait un bel acte pour détourner nos jeunes des sentiers de traverse en  leur donnant la possibilité de bouger, voir autrement leur vie sacrifiée aujourd’hui à force de vacuité.

Sur le plan national, fort de son poids législatif, Ennahdha doit proposer à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) des projets de loi à la teneur symbolique forte, ciblant les blocages manifestes dans l’imaginaire populaire, afin de faire sauter les freins empêchant dans l’inconscient collectif le passage à la démocratie. Par exemple l’abrogation de la criminalisation des rapports hors mariage ou l’abolition de l’homophobie en Tunisie. Sur cette dernière question, le leader du parti islamiste avait déjà fait état de son acceptation de l’abolition de l’article 230 du Code pénal ; qu’il tienne sa parole et invite ses députés à proposer un projet de loi dans ce sens ! Je lui avais déjà adressé ainsi qu’à ses députés un texte depuis mai dernier4.

Qu’il ose aussi proposer la levée de toutes les interdictions illégitimes restreignant le commerce et la consommation d’alcool, car comme l’homosexualité, l’islam correctement interprété ne comporte aucune interdiction en la matière, la prohibition ne portant en matière d’alcool que sur l’ivresse, et encore pour s’acquitter de la prière5. Des ouvrages en vente libre en Tunisie le prouvent et il serait temps d’en finir avec une politique répressive en la matière qui mobilise inutilement des forces de l’ordre détournées de la lutte antiterroriste pour s’occuper des moeurs des gens au lieu de pister les vrais délinquants, violant les droits et les libertés garantis parla Constitution.

Dans ce registre des libertés et du respect de la plus haute norme juridique du pays, Ennahdha est appelé à proposer, en relation avec le projet de réforme de la loi sur les stupéfiants, un amendement tenant compte tout autant des réalités sociologiques que des attentes d’une jeunesse désespérée. Cette jeunesse a besoin qu’on l’aide à être moins attirée par les sirènes intégristes en lui reconnaissant plus de droits et en arrêtant son harcèlement par la police. Il y a une confiance dans le pouvoir qui manque cruellement du fait des lois liberticides qui participent du glissement de nombre de nos jeunes vers les chemins de traverse. En l’occurrence, il s’agit d’oser proposer la décriminalisation de la consommation des drogues douces comme le conseillent les instances les plus crédibles, telle l’Onu. Un texte a été d’ailleurs proposé en l’objet6.

La preuve de la mutation démocratique d’Ennahdha ne saurait se faire sans une adhésion claire et sincère à l’état civil consacré par la Constitution manifestée par une rupture sans hésitation avec une lecture intégriste de l’islam. Cela suppose aussi que le parti appelle solennellement à consacrer dans les faits l’égalité des citoyens. Quel plus bel exemple serait alors de proposer un texte instaurant l’égalité successorale entre les sexes ? Tout comme les précédentes propositions, un tel texte — qui est même impératif — possède un fort symbolisme par une double adhésion : à une démocratie réelle et à une correcte lecture de l’islam au-delà de son texte littéral. Car notre religion n’a fait qu’élever le statut de la femme, indiquant le chemin à suivre vers la parfaite égalité devant être l’oeuvre des fidèles qui ont toute latitude de le faire, une telle question relevant de choses de la vie terrestre sur lesquelles l’effort d’interprétation doit être ininterrompu en islam.

Un projet de loi évolutif et de mise en œuvre simple a été proposé aussi aux autorités7. Encore plus que les précédents, il serait l’illustration parfaite de l’entrée de Ennahdha en démocratie, d’autant plus que le président de la république, évoquant la question, a dit qu’elle n’était pas d’actualité. Or, cette réforme urge; elle est même devenue imminente au Maghreb avec les récentes évolutions au Maroc.

Avec ces initiatives crédibles, le parti islamiste aura une chance sérieuse de se sortir de la mauvaise passe dans laquelle ses anciens protégés l’ont plongé par le dernier forfait terroriste qui ne peut que sonner le glas soit du terrorisme dans les têtes soit de l’islam politique en Tunisie. À M. Ghannouchi d’aviser; c’est son heure de vérité ! En parfait animal politique qu’il est, saisira-t-il cette occasion, seule chance en plus de contribuer, comme il le prétend, à un islam tunisien qui soit humaniste démocratique et de son temps, donc postmoderne !

Notes:

1 – Le martyre en islam suppose la vie et non la mort !

2 – Le terrorisme se nourrissant de la licéité du jihad mineur, qu’on le déclare donc illicite !

3 – Projet de mémorandum à l’U. E. : Le visa biométrique de circulation contre les drames de la politique migratoire

4 – L’heure de vérité pour la société civile tunisienne

5 – L’islam n’interdit pas l’alcool, plutôt l’ivresse !

6 – Cannabis : Proposition de texte dépénalisant la consommation et rectifiant la flagrante lacune du projet de loi gouvernemental

7 – Projet de loi pour l’égalité successorale entre les sexes

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