Derrière le théâtre d’ombres des postures surjouées, une stratégie d’évitement et de mensonge permanents.
Le prétendu aggiornamento du parti Ennahdha sera jugé sur sa capacité à se départir réellement des références religieuses et à épouser l’esprit libertaire des Tunisiens.
Par Farhat Othman
Le parti Ennahdha organise ce week-end un congrès qu’il dit volontiers représenter un tournant stratégique dans sa propre vie politique et celle de la Tunisie.
Ce qui est vrai eu égard à son poids électoral, mais aussi et surtout au rôle qu’il joue dans le pays depuis ce que je nomme «coup du peuple» et qui n’a été ni révolution ni véritable coup d’État, mais nécessité d’ajustement à une irrépressibilité populaire en vue de l’encadrer.
Fin de l’âge de la politique sans noblesse
On veut bien croire les dirigeants islamistes dans leurs affirmations, mais on craint qu’ils ne se soient allés un peu trop fort dans la langue de bois et cette politique à l’antique, pourtant périmée, où il sied de ruser et faire le malin à défaut du fanfaron, ou simultanément encore.
En effet, les temps ont changé et un tel âge politique sans nulle noblesse est bien fini en notre postmodernité qui est l’âge des foules par excellence.
Or, les foules tunisiennes ont faim d’un discours qui sonne au moins vrai, étant empreint d’éthique, y compris et surtout dans le domaine public, pour ce que j’appelle poléthique, désormais inévitable, la politique sans conscience n’étant que la ruine de la politique authentique.
C’est, au fond, la raison qui fait le parti islamiste renâcler à se départir de ses références islamiques et qu’il cherche juste à raboter afin de paraître moins islamistes tout en demeurant conservateur dans l’âme.
Ainsi, il n’est nullement question de rupture réelle avec la lecture caricature de la foi islamique faite par Ennahdha qui le fait ériger des tabous qui n’ont rien de musulman. En effet, la plupart de ces derniers ne sont que le produit de la tradition judéo-chrétienne (les fameuses «israilyet») importée en islam et dont l’intégrisme salafiste est la meilleure expression.
Un cautère sur jambe de bois
Il est vrai, le congrès va entériner le quasi certain changement de nom du parti, devenant Ennahdha patriotique par exemple, Ennahdha démocratique. Mais à quoi cela servira-t-il si l’essentiel de l’idéologie demeure en l’état ? Un pur cautère sur une jambe de bois !
Car l’idéologie de référence d’Ennahdha est bel et bien vérolée. Ne parlons pas de son programme économique qui est un pur capitalisme sauvage qui n’a même plus cours dans les plus libéraux des pays capitalistes. C’est un libéralisme qui n’a ni foi ni loi, étant dévergondé, juste limité au domaine économique où tout se vend et s’achète sans la moindre valeur éthique.
C’est, il est vrai, ce qui a permis aux islamistes de gagner la mise auprès des Occidentaux et faire leur OPA sur la révolution tunisienne qui n’avait rien — absolument rien ! — d’idéologique, et encore moins de religieux, en ses manifestations souterraines populaires.
Le peuple tunisien, s’il est attaché à ses traditions et à sa religion, c’est plutôt en tant que culture nullement en tant que culte. En effet, le Tunisien est bien plus spiritualiste que d’esprit religieux, et surtout il ne cultive aucune parcelle de religiosité en dehors d’une minorité violente dont nombre de membres sont manipulés.
Un peuple pacifiste, hédoniste et libertaire
Aussi se trompe-t-on lourdement en cataloguant la société tunisienne comme étant conservatrice quand elle est hédoniste et libertaire, son islam étant plutôt de facture soufie. Demandons-nous donc combien de Tunisiens fréquentent les mosquées et combien font la prière?
Certes, il y en a de plus en plus qui le font tout comme on voit bien plus de barbus et de voilées qu’avant; mais il ne faut pas se leurrer ! Car la loi sociologique de l’imitation est passée par loi, outre cette ruse de vivre du Tunisien qui le fait pratiquer ce que je qualifie de «jeu du je».
C’est une façon de rendre aux politiques la monnaie de leur pièce en simulant et dissimulant comme eux dans cette hypocrisie — ou bien plus exactement labilité — sociale qui permet de survivre dans un milieu de contraintes.
Or, non seulement le milieu juridique l’est, mais aussi le milieu social soumis à la loi d’une minorité embrigadée qui impose par l’intimidation et la violence sa loi à une majorité paisible dans l’âme.
C’est ce pacifisme du peuple tunisien qui n’est plus à démontrer, et qui fait le génie du pays, que le parti Ennahdha s’applique à désarticuler à défaut de réussir à l’éliminer. C’est son action occulte qui se suffit pour réussir du maintien en l’état de la législation scélérate actuelle.
Pour cela, il ne sera jamais crédible que quand il aura osé évoquer les sujets sensibles qu’il se garde encore méticuleusement d’évoquer. Effectivement, toutes les questions supposées à tort taboues sont les clefs pour faire tomber le masque qu’affectionne Ennahdha et débloquer ainsi la situation d’inertie mortifère qui lui permet de jouer son jeu malsain de tromperie éhontée en usant de la morale et de la religion innocentes de ses turpitudes.
Les critères d’un véritable changement
Si Ennahdha a vraiment changé ou s’il entend le faire sincèrement, qu’il cesse donc d’éviter des questions soigneusement tues alors qu’elles sont autant de graines dans les têtes, y faisant pousser un terrorisme mental alimentant le terrorisme physique.
Par exemple, et pour commencer, qu’il ose décaler le jihad mineur clos en islam véritable, tout comme l’a été émigration ! Car il n’y a plus aujourd’hui de licite en islam que le jihad majeur, celui qui se fait sur soi.
Ensuite, qu’il ose soutenir le projet de loi pour l’égalité successorale actuellement proposé au parlement; ou qu’il en propose un autre dans le cadre de son alliance gouvernementale et au nom du gouvernement tunisien. Il en existe bien un qui a été communiqué à ses députés.
Qu’il ose également proposer la dépénalisation de la consommation de cannabis dont la nocivité est bien moindre que celle de la cigarette; et qu’il demande l’abolition de l’homophobie et des textes illégaux en matière de consommation et de commerce d’alcool !
Toutes ces questions sont éminemment symboliques, car elles touchent à l’imaginaire populaire et à l’inconscient collectif et sont des injustices flagrantes qui briment la vie d’innocentes victimes.
En parler et en débarrasser la législation tunisienne, c’est faire oeuvre de salubrité publique. C’est aussi se conformer à la Constitution qui impose l’abolition de l’arsenal scélérat hérité non seulement de la dictature, mais aussi de la colonisation, telle cette tare qu’est l’article 230 du Code pénal.
Et ce sera surtout respecter l’esprit de l’islam et ses visées, notre foi étant égalitaire et humaniste. De plus, on se conformera ainsi au droit musulman où il est bien établi la dispense du respect de l’obligation légale dont le tort s’avère bien plus néfaste que sa violation.
Le parti Ennahdha, s’il est sincère et honnête dans sa pratique politique, n’a pas la moindre raison de ne pas se conformer à ces critères. Ce qui lui permettra de faire sa propre révolution mentale pour être en syntonie avec la société tunisienne qui, pour les questions évoquées, comme pour tant d’autres, est déjà majoritairement en avance sur ses élites.
En effet, dans sa globalité, et la sociologie de terrain le confirme, au-delà des apparences trompeuses, la société tunisienne admet parfaitement l’égalité successorale et est tolérante avec la consommation de cannabis, de l’alcool et les libres relations sexuelles, y compris entre mêmes sexes.
C’est sur de telles questions que sera donc jugé le prétendu aggiornamento du parti Ennahdha et sur rien d’autre. Alors, Ennahdha saura-t-il abandonner sa politique de double langage et de jonglerie, cette antiquité qui ne trompe même plus le plus débile des Tunisiens ?
Il y ira de son avenir politique en ce pays qui, plus que jamais, est appelé à incarner véritablement l’exception que la maturité de son peuple impose.
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