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La Tunisie ou le progrès en dents de scie (1/2)

Tunisiens

Des défis économiques sérieux menacent la transition de la Tunisie vers un gouvernement démocratique. Et des réformes indispensables tardent à être mises en œuvre…

Par Francis Ghilès *

Cela fait six ans depuis que la chute du dictateur Zine El-Abidine Ben Ali a déclenché une vague de soulèvements sans précédent à travers les régions d’Afrique du Nord et du Moyen Orient. Loin d’avoir ouvert la voie à une période de transition démocratique, l’on a plutôt assisté à un retour en force de conflits tribaux, claniques et religieux – et tous de la pire espèce. La Tunisie a été le seul pays à avoir réussi une sorte de transition démocratique –qui demeure fragile et également incomplète.

Cependant, cette mutation tunisienne a donné naissance à un espace pour la liberté d’expression qui est plus grand qu’avant 2011, la torture n’est pas courante dans le pays et des élections libres ont été tenues – et ces scrutins ont été remportés par le parti islamiste d’Ennahdha puis perdus…

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Marche des diplômés chômeurs à Tunis. 

Une économie à bout de souffle

Il reste que cette transition s’est déroulée dans un contexte de stagnation économique. Les Tunisiens des régions relativement pauvres du pays, qui ont été à l’origine du soulèvement contre le régime prédateur de Ben Ali, attendent toujours les dividendes des risques qu’ils ont pris en se soulevant contre le dictateur pour revendiquer des emplois, de meilleures conditions sociales et plus de respect de la part de leurs frères riches des régions côtières de la Méditerranée.

Depuis 2010, l’économie tunisienne a souffert d’une perte annuelle de produit interne brut (PIB) d’environ 5,5%. Et c’est l’investissement direct étranger qui s’en trouvé le plus affecté.

L’économie est à bout de souffle: le PIB a crû de 0,8% l’an dernier et il enregistrerait une croissance de 1,5% en 2016. Cependant, les attentes d’une croissance plus forte, la création de plus d’emplois et le partage plus équitable des richesses du pays, dont la stabilité de la Tunisie dépend fondamentalement, ont été déçues.

La croissance forte ne se réalise que sur la base de réformes audacieuses, mais celles-ci semblent tout à fait irréalisables tant que les gouvernements dirigés par les partis de Nidaa Tounes et Ennahdha n’ont pas entrepris de réformer un système fiscal qui permet à certaines professions – les avocats, les médecins et les architectes, par exemple – de ne pas payer d’impôts, tant que des gouvernements offrent des majorations salariales à des sociétés nationales et à un secteur public déjà surdimensionnés, et laissent faire les barons de l’économie informelle – qui importent illégalement voitures, produits électroménagers, denrées alimentaires et cigarettes, très souvent avec la complicité prouvée de certains dirigeants et partis politiques de premier plan.

En dépit de tout cela, les investisseurs étrangers ne se laissent pas décourager. En début d’année 2016, Actis, un fonds de marchés émergents basé à Londres, a acquis 40% du capital de Medis, une entreprise spécialisée dans la production de médicaments génériques qui se glorifie de la réussite d’une joint-venture florissante en Algérie et qui enregistre une croissance appréciable de ses exportations vers l’Afrique francophone et le Moyen Orient. Il y a aussi le fonds émirati Abraaj qui a pris des parts dans le capital de Lilas, une société spécialisée dans les produits d’hygiène et de papier. Peugeot, dans le même temps, envisage d’étendre bientôt sa production de pièces détachées pour automobiles.

C’est dans les secteurs de la pharmacologie, la mécatronique, la production de pièces aéronautiques et les services de la santé – sous la forme de cliniques privées pour ressortissants étrangers – que la Tunisie a beaucoup à offrir. Si la sécurité est garantie dans le pays, les investisseurs étrangers renoueront, de toute évidence, avec la Tunisie.

Phosphates

La production de phosphates a repris après 5 années de ralentissement.

Entre pessimistes et optimistes…

Entre-temps, la reprise de la croissance régulière de la production du minerai de phosphate, et par conséquent celle des engrais, est de bon augure pour un secteur qui a miné par des grèves à répétition – depuis 2010, la production de ce minerai a été réduite de plus de la moitié. Une sécurité améliorée devrait entraîner la levée de l’interdiction de voyage en Tunisie décidée par les autorités du Royaume-Uni au lendemain de l’attentat terroriste de Sousse, l’an dernier. Le scénario de rêve serait également que la situation en Libye s’améliore: l’instabilité dans ce pays, autant que la montée du terrorisme local, a effrayé les investisseurs étrangers. La reconstruction de la Libye voisine pourrait offrir aux entreprises tunisiennes la possibilité de réaliser de gros profits et augmenter la croissance du PIB tunisien de 2%, selon certaines estimations.

Les observateurs pessimistes estiment que la réussite de la transition démocratique en Tunisie, qui est unique dans le mode arabe, reste soumise au risque de l’échec tant que le pays n’aura pas été capable d’offrir des gains tangibles à la majorité de la population tunisienne. L’interminable succession de gouvernements a accentué les problèmes auxquels le pays est confronté. Depuis 2011, les institutions de l’Etat n’ont pas cessé de plier sous le poids du recrutement de 160.000 nouveaux fonctionnaires – qui manquent très souvent de qualification. Ce qui était, à une certaine période de l’histoire du monde arabe, le secteur public le plus efficace manque aujourd’hui d’autorité, et le moral de plusieurs employés de l’Etat est actuellement à son plus bas.

Les optimistes préfèrent attirer l’attention sur un contexte plus général pour expliquer les difficultés présentes de la Tunisie: la situation économique désastreuse en Egypte – qui, elle aussi, a vu le départ de son dictateur en 2011 pour se trouver, aujourd’hui, sous le joug d’un régime encore plus tyrannique – et le ralentissement de la croissance de l’Union européenne, le principal partenaire commercial de la Tunisie, le pays a la jeunesse la plus instruite dans toute la région.
Ces mêmes observateurs optimistes soutiennent qu’une période de six années est une courte durée pour porter un jugement définitif sur l’expérience tunisienne. Ils ajoutent que des progrès ont été réalisés: certes, ces progrès sont parcellaires mais ils sont indéniablement réels.

La sécurité en Tunisie s’est nettement améliorée, depuis 2015, année où le pays a subi les coups terroristes les plus durs. La consolidation de la coopération sécuritaire avec les Etats Unis, la France, l’Allemagne, le Royaume Uni et l’Algérie a permis de rendre la violence terroriste un phénomène gérable et sous contrôle, en 2016. Durant les douze derniers mois, il n’y a pas eu d’attaque majeure, grâce notamment à la désignation de professionnels compétents pour diriger l’appareil sécuritaire du pays, à la suite de l’attaque terroriste qui a pris pour cible la garde présidentielle, en novembre 2015.

Youssef-Chahed-UGTT

Le dialogue entre le gouvernement et la centrale syndicale demeure très difficile. 

Quatre défis à relever de toute urgence

Plusieurs rapports d’organisations internationales pointent les activités des djihadistes tunisiens et l’éradication de l’islamisme radical comme étant les menaces les plus sérieuses qui pèsent sur l’avenir du pays. Pourtant, l’échec du gouvernement tunisien à mettre en œuvre les réformes économiques indispensables et la sourde oreille des politiciens aux revendications sociales légitimes pourraient, en définitive, être l’épreuve la plus dure à laquelle la jeune démocratie tunisienne sera soumise.

L’Etat consomme 65,5% du PIB – selon l’économiste tunisien Hechmi Alaya, dans une récente révélation faite sur les perspectives économiques du pays. Les fonctionnaires et les employés des sociétés nationales représentent près de 70% des 3,4 millions Tunisiens disposant d’un emploi stable. A l’instar des autres pays du Moyen Orient et d’Afrique du nord, les Tunisiens, depuis l’Indépendance, ont toujours eu une préférence marquée pour un fonctionnariat pour la vie, plutôt que de se risquer dans le secteur privé. Le déficit budgétaire de l’Etat est monté en flèche de 0,6% du PIB en 2011 à 6,2% en 2013 pour être ramené à 4,8% en 2015.

Pourtant, selon une étude récente du Fonds monétaire international (FMI), le déficit global serait nettement plus élevé si l’on y associait les budgets des trois fonds de protection sociale et la myriade d’institutions contrôlées par l’Etat. Si l’on ajoute aussi le coût de la recapitalisation de deux banques nationales, l’an dernier, et d’une autre qui est en voie, le déficit augmentera encore plus… En des termes crus, les statistiques officielles sont loin de présenter des indicateurs fiables sur le véritable état des lieux des finances tunisiennes. Et cet aspect est d’une grande importance pour apprécier le lourd fardeau que représente l’Etat pour l’économie du pays.

Des nombreux défis économiques auxquels la Tunisie est confrontée, quatre devraient être relevés de toute urgence et avec courage et détermination.

Les classes professionnelles devraient faire preuve de plus de bonne volonté à payer leur juste part d’impôt; les décaissements effectifs des investissements publics inclus dans le budget de l’Etat pour 2017 devraient être augmentés.

L’Union générale tunisienne du travail (UGTT) devrait éviter, en défendant les intérêts de ses membres, de céder trop facilement à la démagogie. Le nombre des adhérents de l’UGTT, estimé actuellement à 700.000, et, même si ses membres représentent une minorité de la main-d’œuvre tunisienne ainsi qu’il est le cas dans les entreprises privées, la centrale syndicale dispose d’une influence excessive.

Le quatrième défi devrait consister à réduire l’activité de l’économie informelle, qui représente au moins le 1/3 du PIB réel, étant donné que les produits importés par le biais de la contrebande sont souvent moins coûteux et meilleurs que ce qui est produit localement –ce qui a forcé de nombreuses usines tunisiennes à mettre la clé sous la porte.

Article traduit de l’anglais par Marwan Chahla

Source: ‘‘The Cairo Review’’. 

*Francis Ghilès est chercheur associé principal auprès du Centre pour les Affaires internationales de Barcelone.

**Le titre est de l’auteur et les intertitres sont de la rédaction.

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