A propos du film ‘‘Au-delà de l’ombre’’, projeté et primé aux JCC 2017, une dénonciation de l’homophobie qu’on n’ose encore abolir.
Par Farhat Othman *
Les Journées cinématographiques de Carthage (JCC2017) ont été un moment privilégié durant lequel a soufflé un vent de liberté. Aura-t-il une suite dans la législation du pays? En se décidant enfin à abolir l’homophobie !
Le film ‘‘Au-delà de l’ombre’’ de Nadia Mezni Hafaiedh a osé parler pour la première fois au grand public et à visage découvert de la condition homosexuelle en Tunisie, une survivance de la colonisation. Car la société tunisienne n’a jamais été homophobe avant le protectorat ! C’est la loi du colonisateur qui a faussé la réalité d’une société sensuelle, érosensuelle même.(1)
Un Tanit de bronze engagé
Le film primé a eu le courage de conter sans ambages le quotidien d’une jeune activiste tunisienne dont l’étiquette publique est d’être anormale. Or, c’est la caractéristique du vrai génie dans l’imaginaire populaire tunisien.
Aussi, un tel cinéma n’est transgressif que parce que sa thématique est en contradiction avec les lois en vigueur et non avec la mentalité sociale. Celle-ci, comme on l’a démontré, est bien en avance sur les lois rétrogrades du pays, qui ne reflètent que la mentalité des minorités disposant du pouvoir politique ou religieux, et qui défendent juste leurs privilèges.
Si un tel vibrant plaidoyer en faveur du droit à l’homosexualité a été récompensé aux JCC, c’est assurément grâce d’abord à la direction de ce festival qui a permis sa présence. C’est aussi et surtout grâce à un jury sensible à la cause humaniste, présidé par un de ses fervents défenseurs, le réalisateur belge Thierry Michel.
Certes, lors de la diffusion de ce film engagé, une certaine gêne, une hostilité même, étaient perceptible de la part d’une minorité du public, mais ce n’était que la manifestation d’un réflexe conditionné se donnant ainsi à voir, une résultante fatale des lois scélérates, et non point un refus d’une réalité qu’on sait présente dans la société, mais en catimini, qu’on accepte bien volontiers.
Aussi, même si la réalisatrice et certains pans du public ont été surpris par cette distinction, ce ne fut que justice. Et les cris réprobateurs de certains dans le public, lors de la cérémonie de clôture ou à la projection du film, ne font que relever de l’exception qui confirme cette règle patente : la Tunisie est prête à l’abolition de l’homophobie, sa société n’ayant jamais été homophobe.
Par conséquent, si l’audace de Mezni Hafaiedh, légitimement honorée, est à saluer, il faut se garder de s’en contenter. Il importe surtout d’éviter que, paradoxalement, cela creuse encore plus l’abîme séparant les militants et au-delà les élites, de la société à tort considérée conservatrice.
Ce n’est absolument pas vrai, ne s’agissant que d’un mythe construit sur des apparences trompeuses induites par un environnement légal répressif auquel se sont ajoutées, depuis peu, les retombées d’un activisme intégriste minoritaire excité par un militantisme laïciste également minoritaire.
Tout au plus, la société tunisienne pratique une hypocrisie imposée par la loi; aussi s’adonne-t-elle à ce que j’ai qualifié de «jeu du je». Pour s’en rendre compte, il suffit d’abolir les lois scélérates; on aura alors accès au vrai visage du Tunisien, bien plus libertaire dans l’âme qu’on ne le croit.
Amina Sbouï exhibant le Tanit de bronze du film ‘‘Au-delà de l’ombre’’ .
Un militantisme devant avoir une suite
Un film comme ce Tanit de bronze allant au coeur de l’intime des Tunisiens est bienvenu et aiderait à faire évoluer la cause humaniste dans le pays pour peu donc qu’on ne se montre pas manichéen dans son traitement. Surtout, en ne reproduisant pas à l’envers le tabou qu’il est devenu à tort en islam et qu’alimentent souvent les militants pour le moins anticléricaux sinon islamophobes.
En effet, il a été démontré que ni la nudité n’est un péché en islam ni le sexe gay n’y est prohibé. Certes, ce n’est pas ce que professent les intégristes, mais aller dans leur sens de la part de militants anti-homophobie, c’est leur donner raison et empêcher l’abolition de cette tare en terre d’islam. Car la Constitution imposant le respect des valeurs religieuses, il n’est possible d’abolir l’homophobie en Tunisie qu’après avoir prouvé que l’islam n’est pas homophobe. Ce qui a été démontré et bien démontré.
Les militants, qui excipent souvent de l’état diffus d’homophobie dans la société, doivent réaliser que ce n’est qu’une fausse réalité, un artefact qu’entretiennent les religieux en s’appuyant sur la violence légale et morale exercée par l’environnement répressif.
De fait, on se retrouve face à des minorités dogmatiques, aussi religieuses que profanes, qui ne sont finalement que des complices objectifs pour maintenir en l’état la législation liberticide du pays, obsolète et scélérate.
En saluant le festival «d’avoir eu le courage de sélectionner cette oeuvre résolument engagée dans la lutte pour des libertés individuelles au sein de la société musulmane», le président du jury a bien réitéré «l’appel aux réformes législatives… une révolution des mentalités». Or, celles qui doivent évoluer sont bien les mentalités des élites dogmatiques et des deux bords, religieux comme profane, en absolue contradiction avec la réalité des mentalités populaires; la Tunisie, y compris le pays profond, étant parfaitement prête à de telles réformes que refusent les religieux et que ne permettent pas les militants par leur réticence laïciste.
Une société prête à l’abolition de l’homophobie
En faisant l’effort d’accepter d’exiger d’en finir avec l’homophobie en Tunisie en conformité, non seulement avec le droit, mais aussi l’islam, les militants enlèveront aux homophobes le seul argument dont ils disposent. Aussi, si leur courage à militer hors considération de la religion est à saluer et à estimer, ils ne doivent en aucun cas s’en contenter en osant le dépasser; car les homophobes et leurs complices en jouent pour empêcher d’aller plus loin.
Il faut savoir que la majorité des Tunisiens ne fait qu’affecter l’homophobie pour sa sécurité ou à cause du discours jugé islamophobe des militants qui sont souvent bien plus prolaïcité qu’anti-homophobie. De la sorte, ces militants desservent plutôt leur cause, comme s’ils étaient de mèche avec les homophobes qui n’ont donc plus trop de peine à freiner les velléités d’en finir avec une tare violant tout à la fois le droit et la religion en exploitant le sentiment populaire attaché à ses racines.
Ce qu’il leur faut faire dans la foulée des JCC et pour valoriser la distinction méritée, c’est d’agir enfin pour des actes concrets : l’interdiction du test anal, par exemple, auprès du chef du gouvernement, car cela ne nécessite qu’une circulaire de sa part et qui ôtera toute effectivité à la base légale de l’homophobie, l’article 230 du Code pénal. (2) Ils seraient aussi bien inspirés de proposer un projet de loi d’abolition dudit article qui soit consensuel tout en réalisant l’essentiel.
Un texte existe, au demeurant, et leur a été proposé; or, ils l’ignorent bien qu’il ait été attesté que s’il réussissait à entrer au parlement, il y sera voté, le chef du parti islamiste, majoritaire au parlement, s’étant engagé en ce sens auprès des Occidentaux, principal soutien et garant de sa pérennité au pouvoir. De plus, cela ne nécessite que dix députés qui y sont prêts, pour peu que les militants soutiennent préalablement le projet dans les médias.
Il est temps qu’on Tunisie on accepte ce qui est parfaitement banal dans la nature où c’est le sexe bi qui est prédominant; d’autant plus qu’il l’était aussi, en toute légalité, dans la société musulmane qui a le plus chanté l’homoérotisme; ce qui est normal puisque c’est la bisexualité qui caractérise le sexe arabe et amazigh. Dans la société tunisienne, ce n’est que la loi qui a jeté l’anathème sur un sexe qui était pratiqué sans nulle honte et qui continue à l’être, mais en discrétion, par peur de la loi. Il est temps qu’on accepte aussi de dire que l’homosexualité n’est pas prohibée en islam, ne faisant l’objet de nulle prescription dans le Coran, la loi homophobe ayant appliqué la morale de la Bible comportant une interdiction explicite. Cela étant désormais prouvé, il importe aux militants, en premier, d’en tirer la conséquence afin d’appeler à toiletter la législation tunisienne des relents du protectorat dans un Code colonial pénal, particulièrement cette violation de l’esprit de justice de l’islam qu’est la négation d’un droit naturel socialement admis : le sexe bi, y compris gay.
* Ancien diplomate, écrivain.
Notes
1- Sur le sexe arabe et amazigh bisexuel, voir par exemple mon essai: ‘‘Érosensualité arabe. Sociologie de la libido maghrébine, Tunisie en exemple’’, Le Courrier du Maghreb et de l’Orient, Bruxelles, 2016.
2- Sur le projet de loi consensuel d’abolition de l’article 230 : ‘‘Guerre de l’homophobie en Tunisie’’
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