Pour limiter son abyssal déficit commercial, la Tunisie a pris des mesures pour limiter ses importations de la Turquie. Va-t-elle faire de même avec la Chine et l’Union européenne ?
Par Khémaies Krimi
L’événement : au grand dam des dirigeants du parti islamiste Ennahdha, alliés idéologiques du sultan turc Recep Tayyip Erdogan, l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) vient d’adopter, dans le cadre de la Loi de Finances 2018, un article taxant fortement les importations en provenance de Turquie.
L’article 36 prévoit, effectivement, une taxe douanière de 90% sur tous les produits importés de ce pays. Il entrera en vigueur dès le 1er janvier 2018. Cette taxation sera applicable pendant deux années, pour ensuite être progressivement revue à la baisse.
Courageux comme à leur habitude, les députés d’Ennahdha n’ont pas participé au vote de l’article, estimant sans doute qu’il touche aux intérêts de leurs alliés turcs et craignant des sanctions.
De leur côté, les députés de Nidaa, jubilent et crient sur les toits que c’est grâce à eux que l’article a été introduit dans la Loi de Finances 2018. La belle affaire ! La défense des intérêts du pays est-elle devenue une prouesse, en ces temps de trahison tout azimut ? Dans les médias, leurs ténors s’emploient, à gorge déployée, à ériger cet article en exploit et à en tirer des gains politiques.
La Tunisie actionne, enfin, la clause de sauvegarde
Pourtant, dans les faits, cet article peut être perçu comme une simple clause de sauvegarde prévue dans tous les accords de libre échange. En plus clair encore, il s’agit d’une simple procédure à laquelle peut recourir tout pays signataire d’une convention de libre échange chaque fois qu’il constate une asymétrie des échanges à ses dépens.
Ainsi, l’article 36 de la Loi de Finances 2018 renvoie ainsi à l’article XIX du General Agreement on Tariffs and Trade (GATT, en français : Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, AGETAC),
Effectivement, le GATT donne la possibilité à tout pays membre de restreindre temporairement (200 jours) les importations d’un produit pour protéger son marché ou une branche de production nationale donnée contre un accroissement des importations d’un produit qui cause ou menace de causer un dommage grave à ladite branche de production.
Et c’est le cas avec les échanges de la Tunisie avec la Turquie, qui avaient fait l’objet d’une convention conclue en 2005 entre les deux pays et entrée en vigueur en 2013.
En vertu de cette convention, la Turquie a carrément inondé le marché tunisien de tous produits grâce à un coup de pouce de leurs alliés nahdhaouis, lorsque ces derniers dominaient la coalition gouvernementale de janvier 2012 à janvier 2014 et jusqu’à ce jour, à la faveur de leur alliance avec Nidaa Tounes, le parti vainqueur des élections de 2014.
Cette dissymétrie a été telle qu’elle a commencé à menacer sérieusement la pérennité de l’industrie tunisienne particulièrement des filières du textile habillement et chaussure. En 2016, l’ambassadeur turc en Tunisie a estimé les exportations turques vers la Tunisie à 760 millions de dollars et celles de la Tunisie vers la Turquie à seulement 260 millions de dollars.
La suspension des importations doit concerner d’autres pays
Pour citer un chiffre récent fourni, le 11 décembre 2017, par l’Institut national de la statistique (INS), le déficit commercial tunisien avec la Turquie a atteint, au cours des 7 premiers mois de l’exercice 2017, 1.014 millions de dinars tunisiens (MDT).
Néanmoins, toujours selon les statistiques de l’INS pour les 7 premiers mois de cette année, le déficit commercial de la Tunisie avec Turquie vient, seulement, au 3e rang après les déficits commerciaux de notre pays avec la Chine 2.378,5 MDT et l’Italie (1.156 MDT).
La question qui se pose dès lors est de se demander pourquoi le gouvernement n’a pas recouru à ce fameux article XIX du GATT pour suspendre provisoirement les importations en provenance de l’Italie et, surtout, de la Chine.
La question mérité d’être posée d’autant plus que, selon l’agence russe Sputnik, un pays comme l’Italie, se sentant menacée par une éventuelle suspension de ses exportations vers la Tunisie conformément à l’article XIX du GATT, aurait pesé de tout son poids pour classer la Tunisie «paradis fiscal», une manière de faire pression sur la Tunisie et de la dissuader de recourir à une telle procédure.
Le «sale» coup du classement comme «paradis fiscal»
D’ailleurs, les 28 pays de l’Union européenne (UE) qui ont commis la faute – et c’est bien une faute – de classer la Tunisie «paradis fiscal», même si ce classement était justifié pour la période de transition, sont eux-mêmes concernés.
C’est ce qui explique leur acharnement, ces derniers jours, sur la Tunisie qui, sous la dictature de Ben Ali, avait commis une grave erreur en concluant, unilatéralement et sans aucune concertation avec aucune composante de la société civile (Utica, UGTT, UTAP…), un accord de libre échange des produits manufacturés avec ce groupement régional alors que le pays ne disposait que de bons produits de terroir séculaires exportables (huile d’olive, agrumes, dattes, fruits de mer…). Notre industrie a payé le lourd prix de cet accord signé à la hâte et sans aucune étude préalable, Ben Ali cherchant à faire taire ses partenaires européens sur ses abus en matière de droits de l’homme.
Il faut reconnaître que nous avons raté l’euphorie révolutionnaire du 14 janvier 2011 et l’argumentaire de changement politique pour remettre en cause tous ces accords de libre échange conclus à la hâte, sous pression ou pour des considérations politiques.
Nous sommes, désormais, avertis, les Tunisiens ne doivent pas oublier ce classement excessif dans la liste des paradis fiscaux en prévision des négociations sur l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca), avec la même UE. A bon entendeur…
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