La Tunisie est un État de non-droit; la palinodie concernant l’Instance Vérité et Dignité (IVD) et le mauvais jeu de clair-obscur avec la légalité en matière de libertés durant ramadan le rappellent bien.
Par Farhat Othman *
Au mieux, la législation ne serait, en Tunisie, que du similidroit, tel ce faux cuir trompant sur la qualité. Ce n’est pas nouveau, la dictature étant maîtresse de l’artifice de légalité et de sauvegarde des apparences. C’est l’habitude de non-droit; il est temps d’essayer d’en finir avec des lois justes et des libertés !
L’habitude à la dictature en Tunisie
Brel le chantait bien : «On n’oublie rien de rien, on s’habitue, c’est tout.» C’est bien dit en ce que cela insiste sur l’habitude dans nos vies au point qu’on pourrait dire : on ne vit pas, on s’habitue à vivre. Et quand on s’est habitué à vivre dans un État de non-droit, on s’y habitue; c’est l’habitude à la dictature ou de non-droit.
L’habitude — et cela a fait l’objet d’une thèse remarquable de Félix Ravaisson — est la cause et l’effet de l’existence humaine. C’est à la fois cet instinct animalier qui permet de s’habituer à ce qui est le meilleur pour se préserver et la raison humaine qui doit venir renforcer et non contrarier cet instinct.
En Tunisie, cela a permis l’incrustation dans les têtes d’une habitude de la dictature qui dépend moins de l’ordre établi et des autorités en place, et même pas de la législation. Elle est fonction de l’habitude à se croire au-dessus ou au-delà des lois, relever de la loi du plus fort, qu’il soit un humain ou divin, ou même de la loi du plus fou.
L’essentiel est de survivre à une loi ou avec elle, car elle n’a en elle-même pas d’effet, quand elle n’est pas déjà injuste.
Ainsi, le système de vie imposé aux Tunisiens est une combinatoire avec le non-droit, le droit n’étant au mieux qu’une coquille vide sans pratique éthique et avec une culture de l’impunité. L’habitude de non-droit est devenue une seconde nature dans la façon d’être en Tunisie, particulièrement chez qui a le privilège de l’autorité. C’est aussi bien le cas des responsables profanes que religieux, pour qui le rituel de répression ou de croyance joue un rôle de renforcement de l’habitude et l’exégèse des textes, légaux ou religieux, de confirmation de cette habitude de croire au non-droit. Pour les uns, c’est celle d’un «fiqh» obsolète qui a donné naissance à Daech; pour les autres, c’est un juridisme qui permet de violer la loi suprême par le respect de textes subalternes pourtant annulés par elle.
C’est en quelque sorte le cerveau reptilien chez nos élites qui contrecarre les options de la saine raison pour celle d’une déraison bien plus confortable de recroquevillement sur ce dont on s’est habitué en ultime protection de ce qui est perçu comme leurs droits et privilèges. Cela fait alors droit du non-droit grâce à l’habitude à la dictature ou de non-droit.
Scènes de l’habitude de non-droit :
C’est l’habitude de non-droit qui fait que, plus de sept ans après la supposée révolution tunisienne, la législation de la dictature demeure toujours en vigueur bien qu’elle ait été annulée formellement par les acquis de la constitution. Ce qui signifie que nos juges y obéissent en appliquant des lois nulles de nullité absolue et nos forces de l’ordre aussi, puisqu’elles respectent des lois illégales, et ce malgré leur prétention d’être républicaines.
Comment évoquer sérieusement, dans ce cas, la nécessité du respect de la loi s’imposant aux citoyens ? Eux aussi, par ricochet, sont saisis par cette habitude de non-droit qui n’est que la cause et l’effet de l’habitude à la dictature chez les élites. Et c’est une sérieuse preuve du mensonge de la notion d’État de droit en Tunisie qui, au mieux, que du similidroit. Rien ne valant les faits, voici deux exemples pour illustrer le grave état d’habitude au non-droit où se trouve le pays, ayant trait à des violations flagrantes de l’ordre public par ceux-là mêmes qui en sont les garants : la finale de la Coupe de Tunisie de football et la polémique autour des libertés des non-jeûneurs durant ramadan.
Tragicomédie de la finale de la Coupe de Tunisie de football :
Ce qui devait être une fête, il y a deux semaines, a été une tragicomédie, la parfaite démonstration de la coupure entre la jeunesse dont c’était bien la journée et ses élites coupées d’elles par des forces de sécurité donnant l’impression d’avoir affaire à des terroristes. Au vrai, ce qui se passe dans nos stades n’est que le vécu de nos mœurs au quotidien sans le masque de notre habitude de non-droit, notre mentalité dictatoriale. On y vérifie que le peuple en sa part censée être la plus vivace, sa jeunesse, est brimé, sans dignité, sa quête de ses droits et libertés se heurtant à une minorité au pouvoir, emmurée en une tour d’ivoire, protégée par des sécuritaires abrutis par des lois honteuses et l’impunité.
En ce dimanche de la finale, on a vu les forces de l’ordre interdire ce qui est devenu une tradition dans nos stades, la fameuse entrée («dakhla»), propice certes à des débordements, mais qui n’est que le fruit de la répression subie. En l’occurrence, on a fauté doublement : par la peur d’une vérité qui blesse et le refus de rendre hommage à un mort. Car l’entrée des supporteurs du Club africain entendait rendre hommage à une victime de la répression policière, le jeune Omar Laabidi, mort noyé sous les yeux de la police, taxée de non-assistance à personne en péril. Cela rappelle déjà un autre drame de même nature, au large des îles Kerkennah, mais concernant plus qu’un seul jeune.
Cette entrée interdite marque bien la sortie de nos autorités du quotidien réel du pays. Car les sécuritaires se sont rendus coupables d’encore plus d’exactions à l’égard des jeunes. Outre l’interdiction du port des tee-shirts à l’effigie du regretté Laabidi, ils en ont arrêté des dizaines, sur leur allure, avant même l’arrivée au stade et d’autres ont été empêchés d’y entrer malgré des billets en règle, et qui auraient même été déchirés par des policiers pour certains.
Côté coulisses, on n’a pas manqué de soumettre à la fouille à l’entrée du stade même les acteurs de la finale, les joueurs. À la remise du trophée, on n’a autorisé à accéder à la tribune que le capitaine de l’équipe, accompagné des présidents et entraîneurs des deux protagonistes, priés de ne pas s’y attarder. Il faut dire que la tribune officielle avait des allures d’un bunker; fermée au public en sa partie inférieure, elle en était également séparée par un mur en plexiglas, isolée aussi par une musique d’ambiance de l’atmosphère générale du commun des mortels, manifestement pour que les insultes qu’on ne pouvait interdire dans le public ne viennent aux oreilles des présidents de la République, du gouvernement et du parlement, de la ministre des Sports et leurs illustres invités.
Quelle impression avoir donc d’un tel pouvoir rappelant les pires pratiques des despotes et dépassant de loin ce qu’on avait pu observer sous le dictateur déchu ? Que penser d’une telle tragicomédie en un pays où rien ne se cache plus ni ne peut être caché au peuple ? Or, la moindre de ses qualités n’est que l’intelligence dont il fait une ruse pour survivre dans les conditions terribles qui lui sont faites, celles d’une fausse démocratie, un État de non-droit.
Tartufferie du jeûne durant ramadan :
C’est l’ordre qui compte en cette habitude de non-droit régnant dans le pays. Cela rassure les privilégiés et les détenteurs du pouvoir que le pays est sous contrôle, et ce par des lois scélérates, des serviteurs zélés et au nom du droit et de la légalité. Peu importe que cette légalité soit une illégalité au sens vrai de la légalité; seule compte la performance du subterfuge, surtout quand il s’affuble de mesures sécuritaires supposées légales et/ou morales.
On le vérifie bien durant ce mois du jeûne. Ainsi, ce qui doit n’être qu’une affaire privée, la piété ne concernant que la vie intime, la liberté est foulée au pied par les autorités censées les protéger, et ce au nom même de la loi. Mais quelle légalité puisqu’elle est une illégalité, nulle de nullité absolue? Et elle est illégitime même, étant celle de la dictature dont on affirme avoir aboli le régime!
De plus, en islam, croire est un acte dynamique où compte moins le rituel que l’acte de volonté; l’islam étant une foi et une politique, une culture en somme. Ce ne sont donc pas les manifestations habituelles de la foi qui ne forment que l’habitude de croire, qui font le vrai islam, mais l’acte de croire, quelle que soit sa manifestation et qui est un acte personnel, discret et direct avec Dieu. Faut-il rappeler ici que seule l’unicité divine compte en religion islamique, au point que même le vol et l’adultère n’empêchent d’entrer au paradis ainsi que le rapporte un dire avéré du prophète?
Or, bien qu’on ait eu beau rappeler cette vérité, l’islam officiel, devenu d’une église n’ayant aucune légitimité en islam, continue à créer des habitudes de croyance fausse, devenant une sorte de capitalisme sauvage de la foi. C’est ce qui caractérise aujourd’hui l’islam altéré des marchands du temple islamique, un anté-islam postmoderne.
Cela remet l’accent sur l’urgence pour l’islam officiel de rouvrir les portes de l’effort d’interprétation, cet ijtihad impératif que les politiciens ont abusivement fermé à l’orée du déclin de la civilisation de l’islam, précipitant sa perte. Ce sera l’impératif catégorique de tout musulman sincère et authentique en Tunisie afin de permettre à cette foi de renouer avec les Lumières qui furent les siennes avant de passer en Occident contribuer à la Renaissance.
Vite le Code des droits et des libertés (CDL) !
S’il n’est pas facile de se défaire d’une mauvaise habitude, il ne faut pas moins s’y essayer en commençant par débarrasser le pays au plus vite de ce qui alimente son habitude de non-droit. Produite et produisant des pratiques illégales, elle se fortifie des honteuses lois de la dictature et du protectorat, auxquelles on continue de se référer et qu’on applique envers et contre tous. Outre les travaux de la Commission Belhaj Hamida, un Code des Droits et des Libertés est en projet; les services de la présidence de la République le présentent même comme la réalisation phare du quinquennat du président Essebsi. Cela pourrait effectivement être le cas, mais à la condition de ne pas hésiter ni sur le timing de son annonce ni sur son contenu devant être complet et approfondi. Qu’attend donc le président de la République pour faire l’annonce de ce coup politique magistral : le Code des droits et des libertés (CDL)?
Certes, on comprend qu’il soit attentif à ne commettre aucun impair, lui qui sait ne faire que des pas comptés, mais se voulant de géants en termes de réussite politique finale. Toutefois, il est des moments où l’on n’a plus le choix; et c’est le cas ! Outre les aléas de l’âge, la situation dans le pays a atteint un point de non-retour en turpitudes politiciennes qu’il n’est plus permis d’avancer à ce pas de sénateur qui ne serait plus désormais qu’un pas de clerc. Surtout, on ne peut se permettre de céder à la tentation de se suffire du projet d’égalité successorale que le président voudrait considérer comme déjà assez révolutionnaire pour s’en contenter; ce serait une bien grave erreur. En effet, outre d’être déjà notoirement insuffisant en notre environnement d’illégalité, un tel projet passera mieux dans le cadre d’une réforme d’envergure, celle du nouveau CDL pour en finir avec l’État de non-droit.
S’agissant du timing, c’est le moment d’annoncer le CDL sans se laisser influencer par ceux qui voudraient en retarder l’adoption au prétexte qu’il manque de consultations et d’expertise. Celles-ci, des techniciens comme des militants de la société civile, doivent se faire lors d’assises que l’ARP sera invitée à tenir sans plus tarder. Il en va de même pour le projet de l’égalité successorale qui ne doit plus être retardé ni séparé du Code qui sera une sorte de package global des droits et des libertés en Tunisie. Car c’est bien connu : à vouloir gagner, il vaut mieux remporter de suite une bataille décisive, synonyme de gain de la guerre, que de se suffire d’escarmouches en une guerre d’usure pouvant se retourner contre soi. C’est le principe du blitzkrieg; or, la bataille du CDL pourrait bien être cette guerre éclair. Faut-il la vouloir ainsi, hic et nun; M. Caïd Essebsi le veut-il ?
* Ancien diplomate, écrivain.
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