Bensedrine ignore sciemment les tenants et aboutissants des crimes politiques majeurs, comme l’assassinat de Brahmi et Belaid par les islamistes en 2013.
L’Instance Vérité et Dignité (IVD) a eu pour mission le service de nobles causes, mais elle a plutôt servi des intérêts politiques et idéologiques, abusant de son pouvoir, manquant à son devoir de dire la justice, en faisant une injustice.
Par Farhat Othman
L’adage latin dit que l’abus de justice est injustice (Summum jus summa injuria); il en va de même pour la vérité quand on en abuse, la ravalant en fausseté.
Un tel dévergondage, appliqué aussi bien à la justice qu’à la vérité, est parfaitement connu dans notre histoire, aussi bien strictement tunisienne que, plus largement, arabo-musulmane où l’on a couramment fait fausseté de la vérité et injustice de la justice.
Ne dérogeant pas à la règle de cette histoire, ne prêtant nulle attention au sage conseil des anciens, l’instance présidée par Sihem Bensedrine a ajouté l’indignité à la fausseté et à l’injustice qu’elle devait servir. C’est ce qu’atteste sa dernière initiative illégitime, même si elle se prétend vainement légale, de traduire en justice un autre digne enfant de ce pays, Ahmed Friaâ, le rejugeant pour des faits dont il a été blanchi par la justice de la révolution.
C’est bien le scandale de trop de cette instance qui est désormais fantôme, sinon fantoche, depuis le vote du parlement mettant un terme à ses activités ayant failli à la noble mission de justice transitionnelle. Ses décisions sont donc frappées de nullité absolue.
L’IVD, alien désormais fantoche
L’IVD a été, dès le début, un alien (ou extraterrestre) dans le paysage judiciaire du pays, un organisme situé à l’extérieur des normes habituelles des institutions chargées de rendre la justice, étant le résultat de calculs politiciens des cercles du nouvel ordre, instruisant à charge contre les anciens agents du pouvoir déchu, même s’ils n’étaient que formellement ses serviteurs, et à décharge en faveur des autorités nouvelles, même si elles se sont rendues coupables d’avanies équivalentes sinon pires que celles de la dictature. Elle est bien le produit d’intérêts politiciens se distinguant non par la volonté de servir la patrie, mais de s’en servir, se payant le prix de la douleur subie sur le compte d’un peuple qui a peiné tout autant qu’eux sinon plus et qui n’a pas eu droit à réparation, en plus de devoir supporter les dédommagements grassement servis aux minorités privilégiées des nouveaux profiteurs.
Corps étranger aux intérêts des plus larges masses du pays, pauvres et démunies, attentive particulièrement de son standing et à ses privilèges matériels, l’IVD l’a été aussi par rapport au saint esprit de la justice transitionnelle, puisque la rendre suppose d’être déjà juste de voix et de voie, de justice et de justesse; ce que l’instance n’a pas été apte à incarner. Elle n’a surtout pas donné l’exemple du respect de la loi du pays ni des décisions de ses juges, nombre des arrêts du tribunal administratif étant restés lettre morte.
Alien, l’IVD l’a été aussi par rapport aux normes du droit et de la justice, venue en leur nom bafouer les principes les plus fondamentaux dans le cadre d’une législation ne reconnaissant ni la non-rétroactivité de la loi, ni la prescription des faits ni le fameux adage du non bis in idem (crimen) ou la force de l’autorité jugée au criminel sur le criminel. Tout cela non point pour la cause d’une justice se devant d’abord d’être équitable, pour ne pas verser par excès dans l’injustice, mais pour asseoir aussi les privilèges et les immunités du nouveau pouvoir, protéger ses intérêts.
Ainsi, l’IVD n’a jamais traduit l’esprit de la révolution tunisienne qui est celui de l’aspiration à la dignité et à la liberté, se limitant à n’être que la créature de qui l’a mise en place et la protège en vue de se venger des hommes du passé et de quiconque chercherait à empêcher son pouvoir sur le pays, et d’y durer. Alien elle l’est également de par sa singularité à entretenir la rancune et son étrangeté à vouloir semer la haine entre les Tunisiens malgré leur âme pacifiste et tolérante, portée au pardon.
En plus d’avoir été un tel alien, l’IVD est désormais un organisme fantoche, et ce malgré les arguties juridiques qu’elle excipe à justifier son maintien en activité coûte que coûte à ce jour. Fantoche, elle l’est depuis la fin de son mandat, formalisée par un vote au parlement. Certes, on peut prétendre que cette décision n’a pas acquis force de loi, n’ayant pas été publiée au Journal officiel; mais cela ne saurait dénier au vote son effectivité, étant donné que nul ne peut se prévaloir de sa méconnaissance de la loi.
Or, en l’occurrence, le vote des députés est une procédure substantielle, ayant été sans appel pour la fin des activités de l’instance; et une telle procédure ne saurait être contrariée par les menées de politiciens chargés de la formalité de publication.
Le droit est clair : le non-respect d’une formalité, même essentielle, n’ôte en rien à l’acte majeur du vote législatif son effectivité; sinon, c’est la banqueroute du droit et la ruine de l’État de droit. Surtout que le droit, aujourd’hui, est dit fini, jus infinitum, où la force obligatoire de la loi ne tient pas à sa connaissance ou à sa méconnaissance, donc à sa publication ou non au Journal Officiel, mais simplement à ce qu’elle est l’acte du pouvoir souverain. C’est le cas pour le vote de fin de mandat de l’IVD.
Aussi, en bon droit, on ne peut invoquer l’absence de publication de la décision du parlement; seul le vote compte. Certes, la présidente de l’IVD critique aussi l’interprétation de la loi qui l’a créée par le parlement; or, il est le mieux placé pour interpréter la loi dont il est l’auteur. Même si cette interprétation est critiquable, elle s’impose et le devoir de Mme Bensedrine est de s’y plier. C’est cela la démocratie : accepter d’avoir tort même si l’on estime avoir raison. Ce n’est pas ce que fait l’IVD; quel État de droit peut naître ainsi ?
Quelle justice avec le système de la dictature ?
Outre d’être dans l’illégalité et l’illégitimité avec la fin avérée de son mandat le 30 avril 2018, agissant désormais hors de la légalité, l’IVD n’a pas manqué de prouver, durant les quatre années de son existence, n’être pas neutre et juste. Elle s’est montrée constamment susceptible de céder à cette pulsion, certes humaine, mais qui lui était absolument interdite, de se laisser aller à la vengeance, au règlement de comptes dans la cadre manifeste d’une aveugle soumission à des intérêts idéologiques la manipulant pour leur agenda politique. Ainsi a-t-elle incarné une justice transitionnelle aveugle, mais pas en ce sens classique de la justice aux yeux bandés, ne distinguant pas entre les justiciables, insensibles aux intérêts et privilèges; elle a été aveugle à la vraie mesure de la justice qui est l’impartialité, outre l’exemple impératif de la justesse en tout.
C’est donc l’honneur même de la justice transitionnelle et de l’État de droit qui impose de ne pas tolérer les dernières initiatives prises par une instance en fin de validité. Sauf à vouloir encourager ceux qui entendent ne faire de la Tunisie qu’un État de similidroit, fausseté juridique déjà entretenue par le régime supposé déchu. Car il est toujours en place grâce à sa législation scélérate, malgré son abolition par la constitution. Que fait donc l’IVD sinon s’y couler en simulant, par tous les subterfuges et les artifices, de le vouer aux gémonies au travers de personnalités symboliques dont elle se sert pour cacher ses vraies turpitudes et celles des profiteurs qui se sont emparés du pouvoir non pour le réformer, mais en profiter ? La preuve n’est-elle pas que l’on fait tout pour maintenir en vigueur les lois liberticides de la dictature ?
Il est donc nécessaire de débarrasser le concept de justice transitionnelle des turpitudes l’ayant marqué, dont surtout cet esprit vénal. Car les vrais militants ne demandent pas des réparations pécuniaires, comme on le voit avec nos islamistes, mais juste la réhabilitation morale. Ce qui impose d’abolir toutes les lois qui les ont condamnés et de reconnaître les droits des victimes véritables qui ont eu la dignité de ne pas s’adresser à l’IVD, ne voulant pas de sa réparation financière.
Si le vrai patriote victime de sa militance ne demande pas à son pays de le dédommager, c’est que cela pesait sur le peuple déjà pauvre et exploité.
La vraie justice transitionnelle est une justice qui marque ou constitue une transition; passage d’un état à un autre, un stade intermédiaire, la transition signifiant l’action de passer comme l’indique l’étymologie du mot transitio; c’est la manière de passer d’un raisonnement idéologique à un autre, d’une pratique politique à une autre, de lier et non délier entre elles les couches sociales dans leur diversité.
Or, tout cela a fait défaut dans la justice transitionnelle de l’IVD, cet alien fantoche, sa prétendue justice transitionnelle étant un total échec, au service des nouveaux profiteurs. Ainsi en a-t-elle fait cet objet transitionnel (pouce, bout de tissu ou peluche) dont on parle en psychologie et en psychanalyse, utilisé par le jeune enfant afin de représenter la présence rassurante de sa mère.
C’est de notoriété publique, et le peuple ne l’ignore point, qu’il y avait pas mal de vrais patriotes attachés à leur patrie et qui, au lieu de prétendre, comme nombre d’opposants à l’étranger, combattre la dictature tout en ne servant pas le peuple, soignant leurs propres intérêts, combattaient pour le peuple de l’intérieur du régime, s’y opposant en douce à leurs risques et périls. De tels responsables, que l’IVD a harcelés et harcèle, sont bien les vrais patriotes, n’ayant rien des soutiens ou des supporteurs du dictateur, ne le servant qu’en apparence, acceptant des responsabilités dans le système imposé au pays afin d’agir de l’intérieur, encore plus efficacement, à limiter ses abus, préserver les plus démunis du peuple des abus.
N’est-ce pas là du vrai patriotisme de la part de telles compétences, dont le savant Friaâ, alors qu’elles pouvaient s’expatrier ou faire comme les faux patriotes d’aujourd’hui, menant la belle vie à l’étranger, commerçant avec la cause du peuple, ne partageant ni sa dure condition ni ne faisant rien de concret sur place pour lui venir en aide, alléger sa misère en courant le risque de subir à tout moment la furie du régime en place, ainsi que c’était le cas pour ceux qu’on harcèle ?
Il ne s’agit pas ici de défendre une dictature qui n’a eu que ce qu’elle méritait, mais de dire la vérité et de quêter la dignité. C’est cela qui commande de noter que la dictature ne tenait que grâce à son système législatif inique qui est toujours l’ordre en vigueur, puisque ses lois scélérates sont toujours applicables au service de nouveaux dictateurs. Qui donc agit pour empêcher la réforme des lois les plus honteuses? Qui empêche la mise en place de la cour constitutionnelle devant abolir les plus ignobles de ces lois de la dictature? Et qui refuse que les textes honteux soient suspendus d’application sans plus tarder?
N’est-ce pas sur ces aspects que l’IVD aurait dû plancher durant ses années d’existence perdues à régler ses comptes? A-t-elle seulement dénoncé les lois qui permettent non seulement à la dictature de durer, mais lui donnent un second souffle avec une dimension religieuse voulant la légitimer?
Pourquoi nier, par ailleurs, la véritable militance de certains justes, dont M. Friaa, ministre de l’Intérieur d’un jour du dictateur, et qui a tout fait pour sauver le peuple de la furie de ceux qui agissaient dans l’ombre à faire chuter la dictature, y compris au prix du sang des enfants de ce peuple?
Au lieu de poursuivre un ministre dont on sait pertinemment qu’il a interdit aux forces de l’ordre d’user de leurs armes, pourquoi l’IVD n’a pas fait la lumière sur les vrais responsables des tueries, à commencer par les trop fameux snipers? Pourquoi ignorer les tenants et aboutissants des crimes politiques majeurs ayant endeuillé la révolution, comme ceux de Brahmi et Belaid? Pourquoi ne pas avoir jugé le système de l’époque qui a été préservé? Au lieu de demander des comptes à un ministre éphémère, alors qu’on sait qu’un ministre ne peut pas maîtriser les rouages de son département ni les agissements de tous ses subordonnés en un si court laps de temps, pourquoi l’IVD ne s’intéresse-telle pas aux agents troubles ayant agi à diffracter le chaos dans le pays, y avoir des martyrs afin d’accélérer la chute de la dictature ?
Ce qu’on a eu avec l’IVD est une mise en scène en vue de détourner les regards des nouveaux dictateurs, les abuseurs du peuple et de ses droits. Pour cela, on cible des proies bien faciles à livrer à l’indignation partiale des aveugles, ces parfaits boucs émissaires que sont les compétences qui ont servi le peuple et leur patrie et non le régime de la dictature, osant accepter des responsabilités politiques pour sauver les intérêts légitimes de leurs compatriotes dans le cadre d’un régime de dictature, un système s’imposant à tous. S’il ne faut certainement pas abandonner la justice transitionnelle, elle doit se faire lors d’assises urgentes de l’ARP en vue de réformer de suite et sans plus tarder les lois illégales qui continuent à être appliquées, ce système faisant le régime de la dictature.
Cela ne se fera pas facilement au vu des intérêts immenses des profiteurs de la phase intermédiaire que nous vivons, celle dont parlait Gramsci : L’ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour, dans cet interrègne surgissent les monstres. Aussi, y aura-t-il encore des cibles pour de tels monstres; mais comme le dit Edmond Rostand dans Cyrano de Bergerac : On n’abdique pas l’honneur d’être une cible !
* Ancien diplomate et écrivain.
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